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Henry War
29 mars 2020

Le Paradis des orages, Patrick Grainville, 1986

Le paradis des oragesL’érotisme est un art très délicat qui ne tolère pas l’approximation ni la complaisance. Pourtant, notre société est si imprégnée de tabou et de moraline que celui qui projetterait de parler véridiquement de sexualité ne rencontrerait que chocs et incompréhension, encourrait la réprobation et l’opprobre, parce qu’un livre aujourd’hui n’est pas censé ressembler à la réalité mais seulement constituer un divertissement convenable, quitte à proposer des représentations largement mensongères et lissées de la vie : il faut édulcorer, travestir, aliéner, racoler, en un mot : vulgariser, ou au mieux ruser astucieusement pour s’épargner les râles de la vindicte – on y parvient quand on écrit finement de quoi à la fois égarer l’imbécile censeur dans l’incertitude et induire la complicité du rare féal qui sait. Il est évident que la peinture réaliste de la sexualité, avec ses pulsions brutales, ses possessions partiellement consenties, ses obsessions secrètes et « louches », s’accorde mal avec l’idée d’un respect clair et sans mélange de l’intégrité physique et morale des personnes – et même le plaisir qu’on donne dans l’étreinte s’apparente beaucoup à une sorte de vengeance qu’on veut assouvir. C’est pourquoi notre époque ne connaît qu’un érotisme grossier, tapageur, manichéen et terne, unanime, en un mot : public. On ne représente que les goûts permis de tous, ou plutôt comme il s’agit des goûts déclarés de tous, cela les rend avouables et licites. Néanmoins, j’ose encore croire que ces figurations de scènes sexuelles ne sont pour leurs lecteurs que des lubies amusantes, qu’une sorte de spectacle assez distrayant au lieu de fantasmes profonds, ou c’est à désespérer de l’intériorité des gens et de leur superficialité jusque dans leurs désirs ; tout était par exemple si puritainement dicible dans Cinquante nuances de Grey, cette rosette pour midinettes déjà bourgeoises, pour Mesdames Bovary en léger mal d’encanaillement passé un certain âge. Un masque, une paire de menottes, un mâle dominant et voilà pour l’imagination et l’excitation ; peuh ! Et après ça : After, surtout utile à assumer sans rougir le goût déjà bien connu des femmes pour les mauvais garçons ! C’est cela exactement du porno-pour-tout-le-monde, sans âpreté ni indécence et fait pour donner de la légitimité à des fantasmes communs, pour rassurer, puisqu’ils deviennent aussitôt concertés et approuvés par des foules, validés sous le sceau du normal majoritaire. Ce n’était pas intime, ce n’était pas fort, juste des émotions faciles et sur commande – ça suffit de nos jours. Même les mots y étaient délavés, décorporalisés, tenus prophylactiquement loin des instincts et des suggestions les plus vives et fécondes ; c’était résolument propre, voilà pourquoi ça ne voulait absolument rien dire. J’imagine que des gens qui pratiquent réellement la sexualité ont des imaginations et des sensations un peu plus colorées que cela, auquel cas ils auraient dû s’indigner contre de telles pauvretés, seraient-elles les seules disponibles ! Ou bien alors, autant consulter le catalogue de Victoria’s Secret dans l’espérance d’éprouver l’appétit des corps : des images glacées de mannequins fardées, sans saveur ni odeur ; une vague idée de sexe entre les pattes, mais sans transpiration ni chair ; l’expression écrite, la trace formelle pour ainsi dire avec tout le manuel des talons et des dentelles, mais nul mouvement des corps tendus et tiraillés entre aspirations et stimulations. Non, ça ne vaut rien, rien du tout, c’est de l’escroquerie ou de la négligence pour un artiste un tant soit peu consciencieux…

Il y faudrait de la pleine franchise qui se mesurerait à la fois au sujet et à une plume, c’est-à-dire qu’un lecteur vraiment exigeant de réalité et efficace à choisir réclamerait à la fois des imaginations justes et des expressions évocatrices. Passer la vitalité de la sexualité dans un texte reviendrait à transmettre subtilement les sensations du corps dans l’esprit de celui qui lit : pari, gageure, paradoxe : changer l’impression physique en pensée impressionnable ! et même : impasse dans une société qui demande qu’un livre soit seulement un objet de relations et non de transmission. Faire vivre, ressentir, éprouver par les mots une composition de sensualité : est-ce possible, la sensualité étant largement mêlée à notre étendue ? Existe-t-il encore des auteurs suffisamment compétents pour l’ambitionner, et des lecteurs mentalement assez réceptifs pour partager de telles expériences inédites avec vigilance et empathie et sans s’en scandaliser ?

Grainville exprime, dans ce récit manifestement teinté d’autobiographie, la passion des fesses, de toutes les fesses en leurs particularités curieuses et variées, dont il relate, à travers de multiples femmes qu’il garde ou séduit parallèlement, les rebondissements ardents, les actions torrides, les impatiences et les renouveaux surprenants. Guère de seins ici, de hanches ou de bouches, presque toute la pulpe admirée, décrite et manipulée va aux fesses, en une célébration obsessive de la nature charnelle de la femme, de cette anatomie du val aussi bien que du gouffre. Guère d’intrigue par ailleurs – c’est un défaut flagrant – : pas apparemment de composition initiale, on enchaîne les aléas de l’amour et du sexe d’une femme à l’autre, les jalousies, les tentations, les chaleurs, les troubles psychologiques fascinants, quoique pas dans un étalage ou une succession pornographique non plus ; le narrateur s’attache aux femmes qu’il convoite et qu’il célèbre une à une et dans différentes poses, elles ne sont pas la plupart seulement des culs, mais le récit ne connaît pas de progression travaillée dans cette aventure qui, commencée fort sensuellement à Paris, se termine dans les dernières pages aux confins de l’Afrique sans aucune relation d’attirance physique : cela manque d’unité globale, de cohérence générale, d’une union de couleur et de philosophie, à mon avis guindé et classique qui aime les indications. Nombre de personnages restent en plan ou bien se perdent en cours de route, comme s’ils n’étaient que des figures propices à la variété des sujets de fantasme, y compris les plus importants, les plus attachants ; le narrateur les abandonne ou les oublie sans souci et comme sans respect au gré de ces emballements au récit, et c’est en cela que je suppose une autobiographie assez scrupuleuse : ces femmes probablement vraies ne sont pas assemblées en fiction menant vers un but, c’est mal cousu, un tissu de saynètes ou d’impressions plus ou moins bien aboutées, sans conception d’ensemble, le lecteur ne déduit rien de cette erratique foule sinon une identité – ce qui n’est en soi pas si mal, mais même ce caractère est noyé de contradictions difficilement assimilables –, l’auteur lui-même n’ayant pas semblé vouloir le guider quelque part. On avance par parties qui définissent des sensations d’un être libre et névrosé, jouisseur mais intellectuel, subtilement dur, mais on ne sait où on se dirige, on stagne plus ou moins sans consigne ni indices, on ressent une autosatisfaction de la parole, à moins que l’auteur, nous conduisant vers ce voyage final en terres noires veuille nous faire croire en une sorte d’initiation, de retour aux sources, mais initiation de quoi et vers quelles sources ? – non, c’est seulement une opportunité de style, selon moi, un truc pour l’effet de clausule, une sorte d’épiphonème quoique sans doute tirée effectivement de la réalité. Mais jamais on n’a désiré lire le Paradis des orages, après tant d’élégant érotisme, pour aboutir à un récit de voyage, même joli. Ce défaut de construction, cette faiblesse qui devine le renoncement à une méthode mâle, à une rigoureuse élaboration, atténue selon moi la dimension littéraire de l’œuvre en tant qu’intrigue serrée, bien que du point de vue stylistique Grainville soit incontestablement un écrivain de talent.

Et voici en effet un honnête homme, un véritable artiste, besogneux de ciselage, qui a compris que le mot méritait sa pesée, que la valeur d’une œuvre se mesurait à la distinction, à l’unicité de ses tournures, et qui travaille – c’est donc parfaitement un ouvrage inactuel que je commente ici. On y rencontre une recherche délectée de langage en sa manière la plus intègre, d’idiosyncrasies pittoresques, d’audaces stylistiques et sensées dont l’abondance rafraîchit le véritable lecteur en mal de littérature : du soin, enfin, avec de l’effort formel, et non une de ses innombrables pauvretés où il ne s’agit tant bien que mal que de raconter une histoire qu’on ne peut que déchiffrer par pans grossiers, sans visualisation pertinente – et je ne parle même pas du peu de profondeur qu’il y aurait à visualiser par l’esprit ; on en voit si peu, de tels travaux d’orfèvre, qu’il faut s’y attacher avec une sorte de satisfaction reconnaissante – c’est bien sûr un ouvrage à l’attention de lecteurs plutôt que de téléspectateurs, il faut donc être prévenu : que celui qui veut approximativement des images se détourne, il faudrait ici réfléchir et t’appliquer, petit homme, cette lecture n’est pas pour toi, et sur un commun appétit de sexe tu te trouverais déçu et frustré, tu te tromperais de livre ! Une délicatesse policée, une inlassable tentative de définir, précieuse presque, confine chez Grainville au contraire à la fine-bouche, à la féminité, à l’apprêt, à la parure, à l’enjolivement : c’est d’une propreté académique, d’un classicisme de synonymes subtils et d’envolées choisies, toujours pesés ensemble, sélectionnés et sertis ainsi que chacune des perles d’un collier cher et absolument artisanal.

Il n’y a, comme défaut à cette volonté inlassable de style et de singularité, que l’excès, que l’apparat, que l’ostentatoire d’une telle recherche, qui lui donne souvent des apparences d’artifice en un genre qui le tolère mal. Il faut que je m’explique : l’érotisme a évidemment le droit de s’accompagner de figures, mais j’énonce comme manifeste et comme poétique qu’il faut que ces figures soient rattachées toujours à des sensualités réelles, de façon qu’on ne glisse pas insensiblement de la transcription du désir effectif à l’impression désincarnée et purement idéalisée, littéraire, du désir ; il faut rendre la chose, et non seulement le plaisir de l’imagination de la chose – c’est la condition du vrai partage. Or, Grainville ne s’en cache pas, il aime jouer – pour lui – avec les mots depuis l’enfance, pavaneur et exhibitionniste, s’en servir longtemps et pédantement pour tourner autour d’une notion qu’il voudrait circonvenir de termes rares et délectables avant de l’avoir atteinte par la pensée ; il s’écarte ainsi loin du fait en un léger trop-plein de soutenu complaisant et de chinoiseries quelquefois insensées, dérivant en une enflure d’affectation guindée, de fétichisme autocentré, d’entraînement de style plutôt factice, dont les redondances minutieuses, dérisoires, futiles, contemplatives, diluent le propos et la vision nette du sujet, dérivent vers l’abstraction qui sonne un peu bizarre et faux. L’intellect abîme l’effet en surdoses légères – sursignifications, superfétations de métaphores et adjonctions d’analogies suivant un rythme universitaire – qui penchent tantôt vers l’insensible et le prétexte à figures, à morceaux de bravoure et à délires, où l’impression de remplissage gagne parfois un lecteur lassé et qui ne ressent plus. Un érotisme de tête et d’emphase déconnecte de l’essence et de l’être, on vit souvent la moue pincée d’un analyste qu’on examine malgré soi au lieu des élans impérieux et brûlants dont la sexualité est plutôt faite, on inspecte l’écrivain plutôt que son objet, ainsi le pédant alambiqué va-t-il un peu mal avec le vital jouisseur quand il tend à tourner autour du pot mais sans force centripète, en s’éloignant du sujet plutôt qu’en réussissant, à force d’éléments, à le définir. C’est une nuance d’importance de parvenir à rendre la sexualité comme puissance fiévreuse et non comme une névrose paradoxale : c’est où, à mon sens, tout l’érotisme trouve son enjeu, tandis qu’une réflexion spirituelle sur les couloirs du désirs ne permettra jamais tout à fait d’entrer dans la chambre du plaisir ; on veut regarder l’œil grand ouvert, se complaire à tous les délices de l’aveu, aux dévoilements les plus francs, et en l’occurrence aux culs les plus palpables et tièdes ; or, ces mignardises mentales de Grainville demeurent souvent des mots et des virtualités affichés, des jeux et traits d’esprit, des procédés fort littéraires dont l’expert reconnaît le système, non des concrétudes assoiffantes.

Un mot encore : Grainville, que j’ignore, publia en 1986 cet ouvrage où se manifeste sans vergogne le goût des jeunes femmes notamment lycéennes et des débauchages de mineurs. Un calcul de séduction, des artifices de fausses pudeurs successives, d’habiles dissimulations, permettent au narrateur d’arriver peu à peu à ses fins, telle l’allégorie-type de l’Amant éternel, dans l’espoir surtout d’accéder à un derrière nouveau qui serait ou d’une forme inusitée, ou d’une couleur sauvage, ou d’une odeur plus suave : ces moyens choqueront sans doute le bon père de famille qui n’admet pas de pareils périls ; j’ai moi-même, je l’avoue, été interloqué de l’attrait de nombreux hommes de cette époque pour des adolescentes, phénomène apparemment courant alors mais que je n’explique pas – le narrateur, journaliste et écrivain reconnu, accède à elles en obtenant par sa réputation distinguée la permission plus ou moins explicite des parents admiratifs. J’ignore quant à moi où peut naître et se développer l’envie de telles amours, cette soif m’est incompréhensible et le livre l’explique peu, particulièrement d’un point de vue sexuel dans la mesure où l’inexpérience me paraît bien davantage un sujet d’ennui – Oh ! le long apprentissage chargé de précautions lentes ! – que de curiosité et d’attrait, mais Grainville (ou son narrateur) l’explique plus ou moins par la manipulation subtile, distinguée, pleine de difficultés, grâce à laquelle il accède à l’abandon sentimental de ces filles, ainsi que par leur caractère abandonné et imprévisible : il se situe évidemment dans un état de supériorité et de domination, et, sans en profiter pour violenter, il se complait à rechercher des moyens insidieux, des stratégies de persuasion, des pièges tendancieux, pour assurer ses conquêtes et sa satiété sexuelle ; j’ignore si l’on devrait appeler cela « abus », car ses partenaires enamourées sont toujours explicitement consentantes, mais je vois de nouveau dans ces approches une forme de féminité, de détournement des instincts virils, de finesse mignarde, qui ne renvoie pas du tout à ma représentation peut-être stéréotypée d’un caractère essentiellement masculin.

 

À suivre : Libre et légère, Wharton.

 

***

 

« Ils sont normaux, c’est-à-dire équitables, contents de n’être rien, vaguement floués de l’infini. Une lueur dans leur regard trahit la perte formidable. Mais oubliée, rayée presque depuis toujours. Sur cet éclair originelle la dalle est retombée, leur existence close sur l’or perdu. Avec bonhomie ils gèrent leur naufrage, promenant l’épave courtoise de leur moi. Ils n’ont jamais sondé l’abîme, la splendeur des grandes failles marines où les requins jouissent. Grand ballet de supplices. Le sang explose dans la nuit des fonds. J’entends le doux chant des sirènes. Moi, je ne me suis jamais résigné. Je vis dans une autre lumière, active et pointilleuse. La flamme est mon logis. Je brûle. Leurs silhouettes sont de la lave morte où rampent de vieilles ronces. Leurs convictions me font sourire, puériles, décolorées dans la fiole de millions de cerveaux moutonniers. C’est le flash qui leur manque, le kriss planté d’un coup dans leur carcasse de tortue. Ils adhèrent, lâchement défilent, s’attroupent dans les bureaux de la vie, s’attablent à la cantine universelle. Ils ont perdu le souvenir de l’immense et brûlante nuit où dansent les candélabres galactiques. Un grand soleil moi m’habite. » (page 28)

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