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Henry War
4 avril 2020

Libre et légère, Edith Wharton, 1876

Libre et légèreJ’admets un cruel réflexe de misogynie à l’abord d’une œuvre écrite par une femme : je la rejoins toujours avec une prévention de douceur ou de condescendance. Je sais pourtant bien que c’est un vice contre lequel je dois lutter, mais c’est rétrospectivement en vain que je me le reproche, parce que je trouve alors toujours de sérieuses raisons de blâmes contre lesquelles ma méthode critique refuse de se battre. Pour ma défense, on aura remarqué que je ne m’abstiens pas de lire des œuvres d’auteure, et que ce que je déteste en général n’est pas tant l’expression d’un sexe que la mauvaise expression dans la plupart de la littérature, de sorte que, comme je le répète, je suis plutôt misanthrope, et la misanthropie inclut logiquement la misogynie ! Pour autant, je reconnais que ma méfiance procède de défauts littéraires que j’ai souvent constatés chez elles, et qui se résument à deux tentatives également affectées : ou bien l’écrivaine « fait la femme », c’est-à-dire qu’exposant le caractère typique qu’on prête à son genre, elle minaude à l’excès et verse notamment dans l’inanité romantique et fade, ou bien au contraire elle pousse ses efforts à faire ressembler sa prose à quelque « style mâle et important», et l’on y découvre alors toutes les atroces componctions de sérieux froid et alambiqué qui étaient déjà insupportables chez les hommes quand elles leur étaient naturelles ou parce qu’ils voulaient passer pour des savants honorables. C’est peut-être exagéré, mais je prétends que longtemps une femme qui se mêlait d’écrire ne pouvait s’atteler à cet art de la littérature sans penser à son image de représentante parce qu’elle était rare, ou bien en marquant manifestement le caractère d’une féminité « aimable », ou bien en se bornant à imiter la plume la plus docte et universitaire – pour moi, il est vrai, je n’apprécie pas davantage les platitudes tendres de Maugham que les absconseries viriles de Spinoza, et je ne me représente pas pourquoi je les devrais tolérer encore chez des femmes. C’est en ce sens qu’en dépit de leurs idiosyncrasies, je n’ai jamais pu lire par exemple Labé ou Sand d’un côté, ou bien Sarraute ou Arendt aux antipodes, sans poser sur leur œuvre le prisme peut-être déformant de cette volonté d’image d’où naît d’emblée chez moi cette variété si particulière « d’indulgence méprisante ».

Je suis à la recherche d’un talent, voilà tout, c’est-à-dire d’un regard juste et d’un style efficace à le rendre, et toutes les poses m’agacent : les hommes en ont aussi évidemment, mais elles sont en quelque sorte plus variées, quoiqu’impatientantes tout autant. Ainsi, je n’excuse pas davantage Mme de Sévigné d’avoir écrit ses âneries bleues que M. Prudhomme pour ses incommodités de poésie stéréotypée. Du reste, qu’on ne s’imagine pas que quand j’achète un livre, j’espère défouler un réquisitoire : c’est assez que de dépenser cinq ou vingt euros – sans parler du temps à y consacrer – pour se complaire uniquement à des éreintements. J’acquiers toujours des ouvrages sélectionnés dans l’attente d’une réussite, et je me figure avoir mis le maximum de chances de mon côté avant de me les procurer ; je ne lis pas à dessein des échecs ou de me moquer. Les critiques auxquelles je m’efforce ne sont jamais, dans un sens ou dans l’autre, la raison de mes curiosités, autrement dit je ne choisis pas mes œuvres à dessein d’étaler mon humeur bonne ou mauvaise. Ces travaux-ci me sont des exercices tout personnels pour exprimer à partir d’un ouvrage ma continue et évolutive poétique.

Dans Libre et légère, Edith Wharton nous raconte les itinéraires de deux jeunes fiancés anglais que sépare d’emblée la cupidité de l’aimée, Georgie, qui juge soudain plus avantageux d’épouser un vieillard riche dont la perspective de fortune lui paraît après tout plus divertissante – château, mondanités, séductions. L’amant salement éconduit (bien qu’il ne s’en défende pas fort), nommé Guy Hastings, se morfond un moment comme il le doit au lieu de s’impatienter d’une pareille salope dont il devrait sentir concomitamment l’opportunité de se débarrasser, puis il découvre, en l’espèce d’un cynique de ses amis, des projets nouveaux, d’art et de voyage surtout, et l’on suit ainsi parallèlement les vies de ces deux-là. L’héroïne, qui semblait une fille pleine de fantaisie, d’audace et, on le voudrait bien, de sensualité, s’avère en fin de compte une midinette décevante et sans imagination, et même une sentimentale plutôt naïve et convenue, quand notre Guy est une incarnation fort peu originale de tout ce que le romantisme compte de plus éploré et théâtralement exaspéré. Évidemment, ils se retrouvent au dénouement pour faire le point, et c’est une morale saturée de clichés qu’on tire alors de ce conte insipide où, à l’instar du romantisme typique et « par principe », on ne discerne pas une once de vraisemblance et de cohérence – sans parler de mâle profondeur – dans les diverses peintures psychologiques : tout l’argument du livre est dilapidé dès après l’introduction – une partie d’échecs qui tourne à la lassitude et au dépit amoureux –, on serait en peine ensuite de chercher en Georgie quelque chose de la nature cruellement jouisseuse et divertissante, d’une surprenante hauteur autant que d’une étourdissante inconséquence qu’on croit avoir heureusement débusquée : elle retombe en ennui comme en enfance, ne connaît pas de frasques tapageuses et subversives, tout son prétexte au mariage paraît oublié, bien qu’elle néglige certes ses devoirs d’épouse (donnant l’occasion d’un autre déchirement intéressant autour d’une deuxième partie d’échecs) mais sans se figurer apparemment de moyens astucieux d’en tirer profit. Guy, dégoûté par le refoulement de la Miss, n’en trouve pas moins une consolation plutôt rapide dans la fréquentation d’autres femmes qui, évidemment, sont toutes des modèles de pureté pittoresque importés des pays représentatifs à réaliser de tels viviers. Toutes sortes de péripéties émotionnantes surviendront dans toutes sortes de contrées enchanteresses, avec ou sans foulure de la cheville, et puis, sans qu’il soit jamais question, bien entendu, d’une moindre idée de frôlement de chair, tout sera résolu de la façon la plus pudique qu’on puisse imaginer, moyennant évidemment bien des tourments pour chacun, comme il se doit et dans les formes en usage. Une telle intrigue, qui n’a pas même assez de tissu pour avoir des coutures, ne vaut que pour quelques intuitions hélas insuffisamment tenues, comme ce personnage de Jack qui oublie, et c’est dommage, de rester truculent, et les enchaînements, trop peu logiques pour être prévisibles, ne servent qu’à exposer des affres qu’on a déjà vu mille fois mieux écrites chez des Austen ou des Brontë, bien qu’ici le style ne soit pas à redire, encore que sans génie, sans éclair ni audace, assez mondain et prude en somme, en cette façon victorienne qui court au symbole et à la distinction sans beaucoup de patience. Les scènes de jeux d’échecs semblent les seules préméditées du récit ainsi que les seules capables de soutenir les intentions initiales de l’auteur et de justifier le titre original, Fast and loose, qui signifierait plus ou moins « dépravée » : je crois deviner que tout est parti de ces deux fortes représentations, en quoi l’ouvrage, écrit par une jeune Wharton de quatorze ans qui n’a pas su en élaborer davantage, tient fort mal ses promesses, consistant en une tentative brodée sur une vision inaccomplie, ce qu’on peut attribuer à une naïveté et une erreur de débutante.

Les dernières pages du livre présentent le double avantage de proposer, en plus d’une nouvelle de bien meilleure facture publiée en 1903 (nettement plus professionnelle, composée, incisive et spirituelle), trois extraits de critiques littéraires anglaises de l’époque, quoique non datées, sur ce court roman de moins de 140 pages, où l’on voit, en dépit de la défense obligée d’une « Mme de Margerie » en introduction (mais les éditeurs y tiennent), combien alors on était à la fois lucide, impartial et exigeant sur l’art : ces coupures de presse, toutes cassantes et sans complaisance, révèlent combien la critique s’est abâtardie en un siècle, et démontrent, par la richesse littéraire des tournures et l’exactitude des remarques, la façon dont on concevait scientifiquement l’analyse textuelle, et non comme aujourd’hui sous la sollicitation des éditeurs qui réclament tout d’abord quelque éloge, du moins la garantie inconditionnelle d’une bonne publicité, avant que de permettre à leurs célébrités d’accepter des invitations. Ces trois critiques sont parfaitement justes, au moins une d’entre elles semble avoir deviné l’identité sexuelle de l’auteure pourtant cachée sous un pseudonyme masculin, et une autre son âge ; chacune traite cette œuvre avec la hauteur qui sied à des savants de la littérature, sans désir de déchirement particulier, sauf pour l’une d’entre elles qui use de la certaine « indulgence méprisante » dont j’ai déjà parlé.

 

À suivre : Le Colonel Chabert, Balzac.

 

***

 

« Georgie replia la lettre, et reprit ses réflexions de la manière suivante : « Je suppose que j’aurais dû l’informer que j’étais fiancée avec Guy. Mais c’était tellement amusant de me faire courtiser par un vieux lord transi d’amour et de le voir tomber moralement à genoux… ses genoux nobles et goutteux… chaque fois que j’entrais. Et je n’imaginais pas du tout que cela atteindrait si vite un pareil paroxysme ! Je me suis montrée aimable avec lui, vraiment ? Il lui en faut peu pour perdre la tête, à ce pauvre vieux, comme une mouche qui s’enivre d’une larme de sirop. Il est vraiment amoureux de moi. moi, Georgie Rivers, une petite pauvresse méchante et dépravée… une coquette lascive et paresseuse ! Oh, Guy, Guy !... je veux dire, oh, lord Breton, lord Breton !... ah, qu’est-ce qui me prend ? »

Quelque chose venait de tomber sur la bague de Georgie, qui, à la lueur du feu, brillait autant que ses diamants. « Je pleure ! Je pleure ! Et je croyais ne pas avoir de cœur. C’est ce qu’on m’a toujours dit. Ah, quelle horreur ! » Elle essuya cette goutte brillante qui n’était pas un diamant, mais au même moment deux autres perlèrent à ses yeux, qu’elle sécha avec son mouchoir tout en continuant de parler : « C’est trop ridicule ! Voilà que Georgie devient sentimentale ! Qu’elle geint à cause d’un amoureux, alors qu’elle a à ses pieds un vrai lord, en chair et en os, avec un terrain de chasse, une maison à Londres, et d’énormes revenus ! Ai-je jamais désiré autre chose ? Allons, il faut que j’y réfléchisse calmement. Disons que je suis amoureuse de Guy… si je n’ai pas de cœur, comment pourrais-je aimer ?... mais disons que je suis amoureuse de lui. Il est pauvre, plutôt dépensier, et aussi lascif et paresseux que moi. Alors, de quoi vivrions-nous ? il faudrait que je reprise mes robes, que je fasse moi-même les courses… Je ne pourrais pas aller au bal, ni faire de cheval, ni plus rien de ce qui est intéressant dans le vie. Ce ne serait que radinerie, rapiéçage et famine… pudiquement couverts sous le nom d’économies… Je deviendrais mauvais, Guy deviendrait mauvais, et nous nous disputerions tout le temps, tout le temps ! Maintenant… considérons l’autre aspect de l’affaire. Premièrement, lord Breton est véritablement amoureux de moi. Deuxièmement, il est vénérable, endormi et attaché à ses habitudes… il me laisserait deux fois plus de liberté que ne le ferait un jeune homme. Troisièmement, j’aurais trois belles demeures, un tas de chevaux et autant de robes que je pourrais en porter… et je suis très douée en ce domaine !... et je n’aurais rien d’autre à faire qu’à jouer les coquettes avec tous les beaux garçons à qui j’aurais décidé de faire tourner la tête. Quatrièmement, je serais lady Breton de Lowood, et la première dame du pays. Chic ! » (pages 28-30)

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