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Henry War
19 avril 2020

Nietzsche, Stefan Zweig, 1930

NietzscheCe livre est une dramatisation de l’existence de Nietzsche : on y perçoit tant l’admiration de l’auteur, le désir d’hommage, l’écriture d’une tragédie, que l’on ignore si ce montage n’est pas un dithyrambe plutôt qu’une rétrospective honnête et vraie. Il faut à certains écrivains de ces légendes auxquelles s’attacher, des existences d’émotion où regorgent des symboles, des êtres poignants dont les cahots de l’existence créent une affinité avec la leur, et je crois que Zweig a tenu là une forme d’alter ego, une identification dont le portrait fut aussi une occasion pour lui de tester et d’exprimer son style.

Ce Nietzsche est un lyrisme plutôt qu’une biographie – c’est à la fois son mérite et son plus grand défaut. On peut juger singulier qu’un essai sur un philosophe ne parle presque pas de ses idées mais essentiellement d’un mode de vie et d’une façon de penser, et tout ce qu’en dit Zweig est, à mon sens, à peu près anti-philologique, pour ce qu’il ne s’y rencontre guère de psychologie en dépit de ce pittoresque, de cet art de toucher, de ce pathétisme de croisade. On ressent une image, une impression ambitionnée, un ouvrage flatteur, l’aura plutôt abstraite d’un homme qui aurait été flibustier et dynamiteur, mené son existence à l’inverse d’une succession logique des âges, et enduré dans une écœurante solitude le mépris lourd de ses contemporains. C’est peut-être vrai ; et c’est aussi sans doute une forme de métaphore. Il y a là-dedans à la fois le pélican qui se déchire les entrailles et le phénix qui renaît de ses cendres. C’est poétique et flatteur. Beaucoup de composition sympathique, toujours belle et souvent répétitive, avec un goût affiché pour le grandiose d’amour : ce chant explique les caractéristiques d’une lutte, mais il emprunte aussi sa tonalité à l’hymne de toutes les luttes, et je m’interroge si l’auteur n’a pas voulu par là même fuir la sienne propre. Car il me semble que Zweig est loin d’être Nietzsche, qu’il ne l’a effleuré qu’en modèle de granite, avec son piédestal et sa coloration minérale ; or, on devient Nietzsche par définition si on le comprend.

Parler ainsi de Nietzsche, c’est aussi selon moi, étonnamment, le mettre à distance. Cet ouvrage est à la fois un au-delà et un en-deçà du séide, du disciple, de successeur ; Zweig feint seulement le vœu de fidélité, mais il compose comme on brode sur un canevas ; c’est nettement un éloge pour le retrait, comme un devoir rendu entre deux œuvres et après quoi l’on passe à autre chose, quoique avec tous les aspects persuasifs de l’amitié et de l’admiration de bon aloi. On n’entendra pas cela, cette nuance que je formule, il faut un suprême regard pour le percevoir. J’admire Nietzsche, comme on sait, et tout admirateur que je suis, si je contemple sa littérature avec intérêt, je sais observer sa vie avec raison, parce que c’est ce qu’il aurait voulu, cette grande propreté. Le peu de correspondance que j’ai lue de lui et destinée à ses amis n’est pas d’un homme agréable mais d’un dominateur avant même d’avoir écrit son œuvre – il avait sans doute ses raisons –, n’empêche, on distingue que ce qu’il croit – non pas ce qu’il sait, je dis bien : ce qu’il croit – il le tenait déjà pour des dogmes qu’il imposait autour de lui comme les directives d’un enfant gâté et avec ce ton d’autorité qu’il imite des professeurs et qu’il suppose lui conférer un air d’audace et une allure dont il n’a sans doute pas encore ni le regard ni les épaules (je ne nuis guère à son image en écrivant ceci : c’est ce qu’il écrivit lui-même au sujet du style de son Origine de la tragédie). Également, Nietzsche, au moins du temps de Bâle, adorait tous l’apparat et la présence avantageuse des sommités qui le confortaient dans des séductions mondaines, luxe et femmes décoratifs : c’est patent dans ses lettres, à travers ses vantardises toujours empressées et qui tombent bizarrement au milieu des expression d’amitiés les plus chaleureuses, façons de se targuer de ses croissants statuts, comme si ce pouvoir-là était une preuve de puissance sur des rivaux qu’il faudrait ravaler. Enfin, je m’interroge si, sentimentalement parlant, Nietzsche n’était pas l’homme le plus immature dont j’eusse jamais entendu parler pour un penseur de cette trempe : il fait grand cas de la jouissance dans tous ses ouvrages, il se décrit en satyre et arbore sa gaîté immense et débordante de vitalité, mais il ne sait sempiternellement se servir de l’amour qu’à la manière d’un petit garçon timide, idéaliste et chevaleresque – c’est peut-être faute d’occasion ; qui sait ? Tous ces défauts, toutes ces sincérités-là, il faut aussi pouvoir les dire pour ne pas se contenter d’une hagiographie, d’une propagande, d’un exercice valorisant de louange opiniâtre et théorique, à dessein de déclarer son fait et de ne pas jouer uniquement le rôle obséquieux qu’on attend de celui qui se croit en charge de réaliser, à l’égard de figures déjà célébrées, son plus performant devoir de mémoire. Rien de plus impatientant, je trouve, que ce discours de Malraux chevrotant, que cet éloge funèbre à Jean Moulin truffé d’emphases inutiles et de creuses métaphores, et même que tous les éloges funèbres qui cachent autant qu’ils révèlent par principe et qui, en cela, sont des manières de faire-valoir du tribun lui-même plutôt que du défunt. Je ne prétends pas que Zweig soit insincère dans cet opus, mais il est indéniable qu’il se livre à une composition de style sur un thème imposé, ce que confirment incessamment des répétitions d’idées qui ne servent que pour l’imprégnation des effets et ne vont pas droit au but consistant en l’exacte transcription de l’essence d’une vie.

Et ce que j’abhorre probablement le plus dans nombre de discours sur Nietzsche, c’est la façon dont on instrumentalise sa folie pour toutes sortes d’extrapolations bizarres et artistiques : ici, Zweig prétend que c’est son enthousiasme poussé à une tension de dernière rigueur qui l’a plongé dans des délires de plus en plus purement tournés vers la provocation ; il s’agirait, en somme, d’une espèce de faute, d’une invagination de ses forces, d’un retournement contre lui-même de sa puissance créatrice, qui auraient fait craquer l’ultime corde de sa raison pressurée, et cette séduisante théorie présente l’avantage de discréditer une partie de La Volonté de puissance qui aurait largement consisté en un désir de choc notamment antisémite (j’écris « aurait » : je ne l’ai pas lu) mais… c’est à condition que Zweig eût pu se rendre compte, parce qu’il aurait été un philologue de talent, que c’était largement la sœur du philosophe qui l’avait écrit ! Tout ceci est certes joliment figuré, l’idée d’une contention mentale si lourde qu’elle conduit à un effondrement nerveux, mais ça ne vaut pas le prosaïsme froidement vérace des effets symptomatiques d’une leucoaraiose, la réalité n’est pas assez littéraire et poétique, cela manque de hauteur et d’abstraction. Mais c’est surtout psychologiquement superficiel, car contrairement à ce que croit Zweig sans y avoir réfléchi, la profonde solitude habituée ne produit point de ces déchirements qui rompent progressivement ou d’un coup les assises de la raison, seulement elle réalise une autre lucidité acclimatée aux silences et au mépris, en une logique plus vraisemblable et non illusionnée, parce que le propre de l’esprit est de poursuivre son existence, et aucun psychologue juste n’admettrait qu’un individu comme Nietzsche, avec tout son dédain supérieur et après tant d’années d’errance à travers l’Europe où il avait perdu jusqu’à l’usage d’espérer un « retour », ait pu se morfondre en rancunes rentrées au point de sombrer dans les excès défoulatoires, la désunion de lui-même et la folie névrotique. Pourtant Zweig se plaît à « entretenir le mythe », il lui faut une histoire à raconter plutôt que l’objectivité des faits, et je ne peux m’empêcher, régulièrement, de percevoir en ces enchaînements trop faits les fils insincères et tout l’entraînement de littérature de tradition que cela suppose.

Parce que c’est – je le répète – pour beaucoup un exercice de style que ce Nietzsche en martyr et en majesté : toute la beauté fluide des métaphores se déploie en arabesques d’une suprême élégance, en un surplomb à la fois maîtrisé et abandonné, prétexte au déroulement d’une humeur romantique, d’une couleur, d’un façonnage compassionnel. Le portraitiste relève son sujet et se valorise lui-même dans sa manière. Mais Nietzsche n’était pas du tout un amateur de romantisme, et Zweig expose dès lors plutôt ses désirs projetés, ses visions de tendresse, ses fulgurances d’émoi, que la rigoureuse analyse d’une identité, c’est pourquoi l’œuvre du mentor est presque tout à fait passée sous silence : pas assez efficace à produire une empathie, il faudrait a priori pour la résumer une structure moins virtuose, le danger d’une chronologie et la forme moins enlevée d’un système, et c’est un défi que Zweig n’a pas voulu ou pu relever, dont il se débarrasse en faisant admettre que Nietzsche « n’avait pas de doctrine figée », ce qui, je pense, peut se dire aussi bien de tout doctrinaire qu’on respecte ; alors, comment procède-t-il ? Il tire son inspiration (c’est bien d’inspiration qu’il s’agit) non de la vérité de la construction d’un être – exercice infiniment délicat qui réclamerait une énergie et une minutie considérables –, mais de thèmes successifs dont l’éloquence potentielle probablement le rassure d’emblée : presque chaque titre de ses onze parties, plutôt évident en lui-même, est propice à des développements galvanisants, et c’est une consolation de mener ainsi son exposé en contournant d’office tous les cheminements par trop explicatifs et rigides ; on a donc des « tableaux » réunis sous des appellations vastes et largement symboliques, des « domaines » que le sentiment de l’artiste a réussi à distinguer, et ces sujets servent à épancher une plume encrée de gratitude et d’envie, mais sans qu’on mesure si l’écrivain regarde plus en cet autre qu’il prétend d’écrire qu’en lui-même qu’il écarte et efface si peu.

Pourtant, paradoxalement, je crois que j’aurais pu écrire ce Nietzsche, oui, je l’aurais pu écrire précisément avant de l’avoir lu, et c’est seulement ensuite que, probablement, j’y aurais trouvé le défaut que je signale dans cet article où mes remarques négatives me découvrent assez injuste et vétilleux. J’aurais pu l’écrire, oui, j’aurais pu, avec tout cet attachement fervent pour le mot soigné, pour la tournure sensible, pour le phrasé pertinent où des ornements surprenants rendent des images de vive impression – et il y a même certainement des découvertes dans cette œuvre : avais-je par exemple assez réfléchi que Nietzsche s’était peut-être lui-même détraqué la santé à force de s’administrer des potions ? ou avais-je déjà songé que cette idée d’« Éternel retour » dont on me rebat les oreilles chaque fois que je discute de Nietzsche, que cette idée qui me paraît toujours un propos de fiches de lectures, un truc appris par cœur et importé de manuel en manuel depuis je ne sais quel exégète docte et fumeux, que cette idée dont j’ai de la peine à retrouver non seulement la trace dans les textes originaux mais l’esprit, que cette idée, disais-je, pouvait bien en vérité provenir d’une confusion universitaire voire d’une erreur de traduction à partir du concept de « retour périodique en soi-même », de « retrait régulier vers son individu intérieur », en quoi ce retour ne signifierait rien d’autre que, après l’étude assidue et les efforts dialectiques, la nécessité de toujours se retrouver en soi-même, par intervalles fatidiques, pour réestimer sa propre valeur et reconstituer ses forces (mais Zweig ne l’explicite pas tant) ? Cette interprétation d’une pareille expression convient infiniment mieux à Nietzsche que cette sorte de mysticisme gluant qu’on en fit et qui confère au penseur une exception assez indigne à tous ses principes de franche et explicite rationalité – l’expression figure-t-elle surtout dans La Volonté de puissance ? Aurait-elle été assimilée au reste de son œuvre avant qu’on découvre la falsification du « Lama » ? Le si peu qu’on en trouve dans Zarathoustra ne m’a jamais fait l’effet de ce délire orientaliste et alambiqué, pour moi fort impatientant de religiosité et de sentimentalité emprunté qu’on m’en représente toujours.

Qu’est-ce à dire alors que mon intransigeance contre nature puisque de mon propre aveu j’aurais « pu écrire » ce Nietzsche ? J’aurais pu l’écrire, dis-je, et je n’en suis pas pleinement content ? C’est qu’il faut donc que je fasse violence – à moi-même !? Ah ! c’est certes une fois encore la preuve que je ne me suffis plus.

 

À suivre : Le Dindon, Feydeau

 

***

 

« « Après un appel comme était mon Zarathoustra, issu du plus intime de l’âme, ne pas entendre un seul mot de réponse, rien, rien, seulement la solitude muette multipliée – il y a là une inconcevable horreur, et le plus fort peut en périr », gémit-il un jour, tout en ajoutant : « Et je ne suis pas le plus fort. Il me semble parfois que je suis blessé à mort. » Mais il ne réclame pas des approbations, des applaudissements, la gloire – au contraire, rien ne conviendrait mieux à son tempérament guerrier que la colère, l’indignation, le mépris, oui, même la raillerie (« dans l’état de celui qui est comme un arc tendu à se rompre, tout effort est le bienvenu, pourvu qu’il soit violent ») ; il voudrait n’importe quelle réponse, brûlante ou glacée, ou même tiède, simplement quelque chose, n’importe quoi qui lui donnât une preuve de son existence, de sa vie spirituelle. Mais même ses amis laissent anxieusement de côté la réponse attendue et, dans leurs lettres, évitent toute opinion, comme quelque chose de pénible. Et c’est là la blessure qui le ronge toujours davantage, qui atteint sa fierté, enflamme son amour-propre, consume son âme, « la blessure de n’avoir aucune réponse ». » (pages 128-129)          

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