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Henry War
28 avril 2020

Quand j'en aurai assez

Qui pourrait dire ce que je ferai, ce que je deviendrai, après ça ? Non pas moi, je le jure, ça non. J’aimerais pourtant promettre à ceux qui apprécient mon œuvre que je la perpétuerai toujours, que jamais je ne me lasserai d’écrire, que les mots, malgré la peine infinie qu’ils me réclament, ne cesseront point de me fasciner et de me pousser au dépassement par le travail : mais je n’en sais rien au juste, même mon orgueil ne présume pas de ce que je serai. Il me semble qu’un épuisement, qu’une lassitude, qu’un blasement, peut conduire au désabusement, au dépit, au dégoût, à l’arrêt sans reprise de toute volonté d’exception, et je me réserve même la permission d’abandonner tôt ou tard face à l’inutilité des résistances, des transmissions, des apprentissages. Certes, il n’y a que l’estime de soi qui serve de récompense, je l’ai souvent écrit, mais à quel prix ! Est-ce qu’un homme qui a été un véritable individu ne peut pas aussi oublier définitivement le souci de sa valeur comme tout le monde, ou bien sa mesure juste ? Croit-on que je ne préfèrerais pas, moi aussi, comme tout mammifère, m’allonger pour l’éternité au soleil et me laisser aller à la facilité et au repos ? Est-ce donc qu’on me suppose dénaturé au point de ne pas sentir la tentation des béatitudes indolentes, des paresses ignobles, des bêtises grégaires et ordinaires ? Je ne puis augurer si surviendra le moment où, après avoir fait le compte, je ne conclurai pas à la vanité des efforts, si dans un mouvement d’essoufflement et de relâchement je ne ferai pas le serment de ne plus jamais me mêler de rédiger un texte ou de penser par moi-même, un peu comme, à ce que j’aime me figurer, le firent Rimbaud, London ou bien Nietzsche. On peut fuir le troupeau ou redevenir une pièce de bétail pour ne plus percevoir la désespérance de ces animaux ternes et identiques : deux moyens opposés pour un pareil dessein. Qui sait ? J’ai fort goûté, plus jeune, aux torpeurs de lectures plus ou moins sapides dans des vérandas chaudes, durant des heures inutiles, avec des boissons glacées par intermittences, tandis que l’été frappait les vitres, en attendant le soir des amitiés vaines, un peu de sport puis douche, fast food en ville, bars imbéciles à espérer des filles odorantes et pas trop habillées. Je me souviens de ce que ça faisait, de la façon dont ça emportait à condition de ne pas réfléchir au temps perdu, de la satisfaction immédiate et de l’insouciance que ça procurait dans l’oblitération continue de sa responsabilité d’homme, d’instant en instant. On peut aussi, je le sais, s’accoutumer très vite à n’être rien, et ne plus promener son esprit sur quelque projet d’ambition comme si la réduction de toute volonté créait l’innocuité et l’insignifiance du monde lui-même. Qui alors sera devenu pour moi ce Henry, drôle de personnage sagace qui, un temps, fut un excès et un idéal ? M’en restera-t-il rien qu’une portion encore vivace, ou bien l’ombre même en aura disparu dans un mépris de toute potentialité de mon identité, de toute réalisation reconnue, de tout succès si longtemps refusé ? N’est-il pas déjà vrai que j’ai plusieurs fois renoncé à publier un texte quand j’admettais par avance que son contenu allait heurter et me provoquer des tracas ? Est-ce alors qu’un plus impérieux dérangement ne pourrait pas mettre un terme à toute mon entreprise par le péril prévisible et l’ennui suprême que j’aurais d’en découdre avec intégrité ? Est-ce qu’un seul de mes écrits, dont aucun ne m’a à peu près rapporté un sou, vaudrait que je compromette ma tranquillité de retraite pour répondre à des accusations d’immondices, mais d’immondices tellement morales et temporelles ?

Je ne sais pas, je ne sais rien de cela, mais j’admire assez les auteurs dont j’ai parlé pour ne pas dédaigner leur geste d’exil. J’ignore combien le combat durera ; j’ignore même si au premier cliquetis de fer le dérisoire de la bataille ne me paraîtra pas une de ces superfluités importunes de l’existence. J’ai souvent en loin le désir de m’indigner et de pleurer, et ne plus y parvenir par l’effet d’une réflexion de grandeur m’est un sacrifice que je saurais annuler, je crois, si je voulais, si j’étais suffisamment harassé et résolu, et répugné à la fin d’impuissance. Qu’on songe que les qualité et situation de paria constituent malgré tout, auprès du monde, aussi une sorte d’anéantissement de soi, et il ne se peut que leur victime même volontaire ne ressente le souhait, un jour ou l’autre, d’une existence plutôt que d’une extinction, même si c’est bien entendu un compromis et une faiblesse que d’être à telles conditions. Irai-je jusque-là ? jusqu’à devenir ce que j’ai si hautement réprouvé ? De ceci je ne peux rien dire, et il est vrai que je suis accoutumé à ma douleur que je porte en étendard, pour le moment, comme une souffrante fierté. Mais quel plaisir ce doit être de se contenter comme tous de jouir en volupté cependant qu’on s’invente par intervalles des tragédies mièvres pour se singer une existence de vertus : on peut toujours soupirer après ça, se plaire là-dedans, en s’ignorant suprêmement ! et n’est-ce pas ce qu’ils font tous ?! Je connais mieux qu’on ne pense l’intimité du moderne, et une part de moi, quoique ténue, envie aussi cette bonasserie coulante et très très simple : le voyage, la blague, le farniente, la fascination des divertissements divers, les conversations de routine et toutes autres vacances de l’esprit. Qu’on le croie ou non, j’ai le même appétit que chacun à l’abêtissement ; j’ai seulement choisi, moi, d’y résister, intolérable travail de tout instant. C’est, comme je l’ai déjà dit ailleurs, ma boussole : le plus grand mal indique toujours la direction où je veux aller ; aujourd’hui, certes, mais demain ?

La vérité sans mésestime ni vantardise, c’est que je me crois capable de tout, y compris de me moquer infiniment de moi-même et d’aller jeter au diable une fois pour toutes ce grand discoureur austère de Mr War, à la façon dont communément des gens suppriment du jour au lendemain toutes traces de leur passage sur tel réseau social. Et même, un rire supérieur pourrait bien me tenir lieu de justification dans cette fuite, une gaîté relativiste sans mesure et éclatante telle un dédain sonore et soulagé, un sursaut de haute jouissance au débarras de ces soucis de pensées difficiles et de vérité inaccessible, comme après les longues et puissantes tempêtes ne demeure plus qu’un paysage étal et dévasté, semblable au premier paysage venu, vestiges mis à part. Je crois qu’en tel cas je n’aurai pas crainte, quitte à me défaire de la seule identité que j’ai, de quitter tout le reste plus réel qu’un pseudonyme, de laisser métier, pays, famille, et de me lancer, avec rien qu’un pistolet en poche, dans toute aventure où j’aurai le plus de chances d’anéantir jusqu’à la mémoire de moi-même, à la façon d’un Villon courant parmi une bande de bandits. Ce vœu lointain, je le sens, sourd continuellement en moi comme les insensibles prémices d’un tremblement de terre qui peut aussi ne jamais venir, je me devine une bascule, une frontière, un déclic, j’entends son appel aux passions aveugles et effrénées, aux lumières vives et sauvages, aux interdits les plus épanouis, aux saveurs les plus pures et décomplexées de l’existence. En parler est peut-être seulement une façon de les retenir – je l’ignore, ça aussi –, mais il ne faut sans doute pas m’en dissuader en me rappelant aux responsabilités et aux constances normales dont les promesses ne me sont rien, m’inciteraient même plutôt au départ, par provocation de mettre à bas toutes les conventions ; quand j’aurai tout écrit ou lorsqu’écrire ne me sera plus qu’un mauvais souvenir, j’irai peut-être, comme ces génies syphilitiques changés tout à coup en idiots, m’appliquer le moins possible, m’étourdir de nullité, me livrer au coloriage ou bronzer dans des champs. Il existe cent façons de s’embourgeoiser d’ordinaire, de se remplir de communauté, de se gaver benoîtement de ces proverbes et de ces poses qu’on se représente des sagesses et des dignités, cela n’ira pas mal, je le sais bien, j’aurai dans l’oubli mon contentement de pareilles inactions. Qui alors aura l’impudence, après tant d’orages et de tumultes, après tant de douleurs et de révoltes, après tant de messages universellement méprisés pour raisons de pure forme, d’oser me réclamer de redevenir le grand moi que j’étais autrefois, le roi des malheurs, celui que j’ai chassé, celui qui me blessait incessamment de tous les accès qu’il se savait ne jamais pouvoir atteindre mais qu’il continuait furieusement d’entreprendre ; qui aura cette malignité-là, alors, de me rappeler au grand mal que j’ai fui, de me vouloir redignifier, d’insulter à mon bienheureux présent en invoquant le passé de torture où je me débattais solitaire et sans cœur, en monstre ? Qui ? Devrai-je alors l’en remercier ? Qui ? Je crois plutôt que je briserais celui qui me viendrait ainsi trouver avec cette rancune et ce memento mori, ou plutôt ce memento mortuum : après tout le chemin que j’aurai accompli et toutes mes lointaines contributions, ce ne sera pas sans ingratitude qu’on viendra encore me chercher ; ma fureur imbécile, tenant particulièrement à sa somnolence, se changera en flammes hors de toute proportion, le temps d’un brûlant affect d’injustice, ne redoutant pas même de diffamer sans retenue cette ancienne idole de peines pour pouvoir de nouveau s’oublier les pleurs supérieurs et maudits qu’il s’est une fois pour toutes intolérablement condamné à quitter.

Et j’appréhende cet abaissement, je l’entreprends plus imminemment que jamais pour ce que, comme rarement auparavant, je n’ai, à cette heure, aucun projet d’écriture et nulle idée de côté à soumettre à mon répertoire de torture. Peut-être n’ai-je dès aujourd’hui plus de volonté, peut-être ai-je atteint mon dénouement ou ma vacuité, peut-être n’y aura-t-il rien d’autre après cet article-ci qu’un délabrement décidé, qu’un abandonnement de mes facultés, qu’une misère normale ? Je jure que si je ne l’espère pas, je l’ignore tout autant que le reste, et, pire que tout : c’est à peine à présent si je parviens à m’en inquiéter. Mais j’ai un peu mal dormi, il est vrai, je suis sans doute assez fatigué, ou alors c’est bien déjà la dernière page, qui sait ? Je m’en moque, et si je sens en loin que je voudrais encore m’appliquer quelque peu, je ne parviens pas à savoir s’il me reste encore un sujet à explorer. Allons donc dormir, d’une façon ou d’une autre : nous verrons bien ensuite si l’esprit parvient de nouveau à se revigorer.

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