Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
10 mai 2020

Ce que vaut le respect

Tout le monde en appelle aujourd’hui au « respect » ; bien que personne ne songe à ce que cela signifie (on y rattache seulement quelques philosophes célèbres dont la lecture obligatoire à l’école a suffi à induire une forme d’admiration incontestée), c’est apparemment devenu la plus haute forme de vertu, le témoignage d’humanisme le plus recommandable, la preuve de sagesse dépassionnée par excellence ; rien n’est plus parfait, à ce qu’on prétend, que d’être universellement tolérant, que d’accepter des avis sans chercher à convaincre quiconque, que de se détourner d’une discussion avec force humilité et discrétion au moindre désaccord, que, en somme, de n’essayer d’influencer personne et sous aucun prétexte. « Chacun a sa propre opinion » déclare la bonne voix du peuple qui emprunte toujours ses traits d’esprit unanimes aux superficialités les plus vides et les plus consternantes, et ce savant apophtegme signifie : « Même en cas d’opinions sales, en particulier si celles-ci sont bien élaborées, ne pas tâcher de communiquer mes raisons : mieux vaut que chacun reste dans son coin et abandonner d’emblée le domaine de la joute verbale. ». Tous ceux d’à présent qui, sur les réseaux sociaux, supportent mal la parole d’un contradicteur, réclament à grands cris scandalisés où germe un faux-semblant de blessure, qu’on ne commente pas leurs déclarations si l’on y est opposé, qu’on se contente de passer « respectueusement » sur leurs publications d’indigence, qu’on n’abîme pas le joli rêve d’illusion qu’ils se forment en émettant leurs sentences proverbiales même si elles sont fausses, ce qu’elles sont avec netteté la plupart du temps, étant avéré que nul ne réfléchit plus bien avant à ce qu’il profère d’autorité ou d’automatisme.

Mais a-t-on jamais songé au mal presque incommensurable qui est contenu dans ce mot : respect ? Je ne crois pas, ou bien on ne l’utiliserait pas à si mauvais escient.

Celui qui respecte d’abord, en ce sens contemporain où il se résigne à ne pas transmettre ses avis quel que soit le prétexte de cette abstention, le plus souvent ne tient à rien, et c’est fondamentalement parce que, pour une raison ou pour une autre, il s’en fout. Quiconque se moque de l’ignorance ou de la bêtise au point de ne pas s’arrêter à une impertinence éhontée, celui-là ou bien n’a aucun égard pour la vérité, ou bien n’a en lui aucun soupçon de vérité, ou bien éprouve une variété de condescendance généralisée pour toutes les sortes d’inanité que l’homme continuellement profère. Ainsi, j’aurais tendance à respecter fort, mais alors très très fort ! toute allégation même surprenante sur la mécanique des fluides, non seulement parce que je n’ai presque aucun moyen rapide de la vérifier, mais encore parce que je n’y connais rien, et surtout parce que je n’ai pas le moindre intérêt pour ce domaine des sciences ! Et donc, je « respecte » ; et donc tout ce que je puis lire par hasard là-dessus, tout avis documenté ou non, je ne m’y opposerai sans doute pas ; et donc j’aurai une tolérance de « sage » véritablement vénérable pour tout ce qui touche à la question, et même j’admettrai à peu près sans restriction n’importe quelle opinion révoltante s’agissant de cette discipline ô combien intouchable. Ainsi, on respecte toujours les assertions qu’on n’a aucun moyen de vérifier, se sachant soi-même incompétent à en décider : le respect pour une outrance naît de ce qu’on ne sent pas même qu’il y a là un excès, et c’est ainsi que la plupart des internautes qui se mêlent de philosopher passent eux-mêmes à côté des énormités qu’ils écrivent.

On respecte également toute opinion quand on a du monde une vision si relativiste qu’on suppose naïvement que tout ce qu’on peut dire sur une chose vaut aussi bien exactement son contraire. Par exemple, qui n’a aucune notion de l’histoire des religions et de ses infatigables tromperies se moque absolument qu’un croyant reconnaisse l’existence de l’indémontré et vive constamment avec ce mirage en travers du cerveau ; il est vrai pourtant que ce même homme, si « respectueux » des idées d’autrui, n’a pas la même tolérance pour un fou qui affirme avoir des visions, qu’il lui suppose quelque vertueuse nécessité à être guéri, et il n’entendrait pas facilement les raisons d’un médecin qui « respecterait » tellement le cancer de son patient qu’il s’abstiendrait d’insister pour le soigner ; mais comme une fois de plus il ne connaît rien en la matière, et comme de surcroît il n’a aucun souci d’établir fermement des vérités – toute sa préoccupation se résume à très peu près à ce qui le divertit –, il suppose benoîtement que, chacun ayant liberté en matière de foi et même de rapport à la réalité, puisqu’il n’y a a priori aucun mal pour soi à laisser commettre de telles erreurs, il ne vaut pas d’essayer de s’affronter là-dessus ou seulement d’obtenir des arguments. Il y a pourtant indiscutablement une vérité unique sur l’attitude raisonnable qu’il convient d’adopter s’agissant de tout ce qui n’admet aucun commencement de preuve, et c’est de cette vérité que s’établit tous les principes d’un rapport sain entre les hommes et de leur mode d’accès intellectuel tant les superstitions frivoles qui conditionnent certains comportements mènent aux attitudes personnelles et sociales les plus absurdes et inquiétantes, mais on refuse généralement de réformer les gens, et on « accepte » qu’ils soient presque tous à moitié fous, disent des mensonges et agissent comme des illuminés obscurantistes et irrécupérables au prétexte qu’ils pensent bien ce qu’ils veulent et que c’est leur droit le plus constitutionnel d’être volontairement malades. Cette liberté dont on fait grand cas pour ce qu’on la voudrait réciproque permet certes à chacun des défaillances inexcusables, des ridicules indiscutés, des fautes sans correction, parce que le respect formel qu’on impose en faveur des imbéciles empêche que décemment on leur fasse reproche de leurs inepties ; en cela, le respect présente l’avantage indéniable de la quiétude, maître-mot de notre époque de sots ; la vertu cardinale, prioritaire, toute puissante de la tolérance, suppose que le contradicteur est toujours de quelque intention maléfique, indécent d’insistance, perfide de négativité : il est mieux perçu d’accepter en silence le faux que de combattre avec les armes du vrai – parce que nul, dans son pacifisme benêt, ne supporte plus la bataille ; on entretient sur des bases anciennes et mal digérées une « morale » de l’innocuité qui offre heureusement à s’épargner l’Effort.

Et c’est exactement là, à bien y réfléchir, en cette admission tacite que personne n’a de raison d’avoir une quelconque influence sur personne, que se situe le plus terrible mépris jeté à la face de l’homme, aussi violemment qu’un souverain crachat : le refus principiel d’envisager autrui comme capable d’amélioration notamment par les moyens d’une vérace compréhension, d’une intelligence partagée, d’une honnête assomption de certains torts provisoires, reconnaît par défaut en chacun une vacuité et un isolement, un peu-importe suprêmement dérisoire, un abaissement d’emblée de toute valeur individuelle, un état de totale insulation mentale dénuée de toute importance. En cela « respect » rime exactement avec négation d’autrui, inconsistance et absence d’effets : en général, tous ceux qu’on n’essaye point de changer, on estime qu’ils ne sont pas susceptibles de changement, on désespère de leur moindre entendement, on leur dénie la possibilité de se racheter, on ne voit rien, nulle faculté, par où on croit pouvoir leur être accessible, en somme on ne cherche jamais à convaincre qui l’on considère comme un enfant, comme un idiot, comme un sous-homme, et on préfère en conscience l’abandonner à son pauvre sort, blasé et s’étonnant à peine de son infériorité : belle attitude pour une époque qui se targue de « solidarité » et de « considération » ! Or, comment celui qui réclame le respect, c’est-à-dire qui insiste à peu près pour qu’on le laisse tranquille, ne voit-il pas à quel prix il le commande, procédant ainsi à l’injonction de son propre mépris ! Je veux dire que chacun dans sa vie a une fois préféré ne pas corriger quelqu’un qu’il a estimé trop enraciné et indécrottable, s’abstenant même d’y formuler le moindre commentaire, et après ce sentiment d’opprobre et d’injure par lequel il a humilié cet autre intérieurement, il préfère encore être plutôt humilié à son tour que de se livrer à une critique ? C’est donc de cela qu’est fait le « respect » qu’il voudrait imposer ?

Mais est-ce alors que la somme des silences qu’on vous rend n’équivaut pas strictement, en la circonstance, à une multiplicité de condescendances et de dédains écrasants ? Pour moi, j’aime mieux un opposant que d’être ignoré, je ne m’inquiète jamais des objections qu’on me rend, et je ne me trouble que lorsque je n’ai, sur un sujet que j’expose, aucun contradicteur !

Ce que vous appelez de vos vœux en réalité n’est pas un droit à l’expression ; ce n’est pas non plus un appel à la courtoisie qui se fiche bien que vous ayez raison s’il ne faut que vous dire de la façon la plus directe et efficace pourquoi vous vous trompez ; ce désir ne consiste pas du tout en une émulation plus saine de discussions contradictoires sur ce qui vous préoccupe ; et vous ne désirez point davantage tout un répertoire de modalisateurs complaisants de nature à passer des heures à recevoir avec distinction les explications sur le thème d’en-quoi-vous-avez-tort : non, ce que vous souhaitez, c’est ni plus ni moins qu’une confirmation, et tout ce qui se range dans le registre du débat vous effraie parce que vous n’en avez ni la capacité ni la patience et que vous redoutez d’être bientôt dépassés. Ce que vous voulez au fond, c’est une permission universelle instituée par la morale, permissionà proférer n’importe quoi, à vous défouler de vos passions ineptes, ainsi qu’un pacte de non-agression aussi généralisé qu’une convention de façon à n’être jamais pris au dépourvu, à ne devoir jamais vous démêler publiquement des légèretés inconsidérées que vous proclamez avec si peu de réflexion et de conséquence. C’est pourquoi vous exigez, sous couvert de « bien » hérité en préjugés, de « bonnes manières » qui ne veulent rien dire, un « respect », une « tolérance », façon méliorative de demander qu’on permette vos insuffisances, et vous exigez cela, à vrai dire, avec tant de force parce que vous-même n’éprouvez aucune considération et aucune exigence pour tout ce qui se proclame et qui ne vous semble pas même émané d’un individu ; en somme, comme vous n’avez pas la moindre tentation de remettre en cause la plus petite affirmation qu’on vous lance – parce que vous êtes incompétent, parce que vous n’avez aucun souci supérieur de la vérité, et parce que vous n’attachez aucune valeur à ceux qui parlent – c’est tout naturellement que vous voudriez être traité d’une façon identique, par égalité d’insignifiance et d’indifférence. Et vous prétextez pour cela votre liberté d’opinion, comme si la vérité n’était qu’une affaire de goût ! Non ? Alors pourquoi prétendre à dire des vérités sans contredit ? Vous n’avez-vous-même, il est vrai, pas force « respect » pour la vérité, alors…

Or, je crois que j’ai mis là bien le doigt sur une nouvelle propriété de notre époque et sur un étalon pratique à juger la condition intellectuelle et humaine de toute société : j’avais dit que sa bêtise morale se mesure à ses aveugles culte et obsession de l’amour, j’avais dit que son absence de grandeur se jauge à proportion de sa peur panique de la mort, j’ajoute à présent que son plus ou moins grand mépris de l’individu se discerne à la force de ce « respect » qu’elle vante comme principe et entretien de sa torpide béatitude.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité