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Henry War
13 mai 2020

Nu avec un Colt

Je sais bien que pour peu qu’on ne me considère qu’à distance et à partir de mes seuls écrits j’effraie le lecteur par une apparence de froideur et d’austérité. On suppose toujours qu’un auteur qui se livre à l’étude avec sérieux ne fait que cela de son existence, et comme de surcroît on se figure, lorsqu’on lit un texte c’est-à-dire un assez long développement de réflexion stylisé, que cette abondance signifie « importance », surtout parce qu’on ne sait se représenter l’idée d’un individu qui passe son temps à écrire et pour qui un texte n’est qu’un fragment relativement infime de tout ce qu’il pense, une manière d’inquiète distance étreint le débutant ou l’amateur, c’est-à-dire tout le contemporain, à la pensée de cette montagne qui produit de la littérature et de la philosophie et qui semble en cela à son antipode, loin de son mode habituel de négligence et de divertissement. Pour cette raison, il me sera inutile de préciser combien la vie si dérisoire m’amuse, combien je contemple toute cette agitation de fourmis et de rôles avec l’humour le plus réjoui et raffiné : une représentation erronément majestueuse de l’écrivain en pied altère cette vision détendue, et si l’on met en parallèle le dur effort que je promeus dans la recherche intransigeante d’art parfait et cette prétention à la simplicité, le lecteur normal y supposera, tant son imagination est faible à concevoir ce qu’il n’est pas, quelque malhonnête contradiction de nature à discréditer mes dires. Pourtant, c’est une réalité que je ne puis m’empêcher de clamer : une débordante vitalité s’empare de moi à l’idée de ce spectacle de cirque idiot et universel qu’est la société humaine, et même quand je me contiens de le manifester pour épargner le choc de mes pensées comiques à mon candide entourage, en sourdine je m’esclaffe de façon géante, dévorante, pantagruélique : j’ai tant prévu ce qui arrive continuellement que plus rien ne peut m’inquiéter ni m’outrager. Tenez : j’ai voulu, il y a peu, écrire un poème intitulé « Dernière révolte » et qui devait consister en un ultime cri d’humeur contre la scandaleuse indignité des gens ; eh bien ! je n’en suis plus capable, tous mes brouillons sont avortés, l’intention en serait artificielle à présent, au même titre que cette autre grande pièce abandonnée où je m’apprêtais à rendre l’émotion pathétique de ma conversion au grand Recul : impossible ! je ne sens plus cette émotion ! Il n’y a plus en moi assez de déception, c’est-à-dire d’imprévisible, pour nourrir encore un chagrin ou une rancune, toute trace de « négativité » a disparu, je l’assure, on prête toujours à mes réfutations une résistance qui ne s’y trouve pas, je me moque de qui je contredis, je ne lui cultive vraiment aucune inimitié au même titre qu’à l’insecte qui œuvre toujours à la même besogne naturelle et congénitale, il ne me reste même pas suffisamment le souvenir de ces aigreurs pour alimenter un morceau sincère de littérature ; j’y ferais de la pure affectation, ce que j’abhorre tout particulièrement en écriture !

Ce malentendu de mon supposé « manque d’humanité » est vite dissipé, je crois, quand on me connaît pour m’avoir fréquenté, d’autant qu’en vérité je ne me fais une grande idée ni de ma place en ce monde hasardeux ni de la sapience ardue de mes textes : j’ai pu plutôt exaspérer par mes facéties que par la noirceur de mon humeur ! J’aime rire et bondir en toute compagnie où je crois que ce ne sera pas trop mal accueilli, mais comme mes dérisions sont disparates des amusements habituels, elles finissent par laisser une impression de bizarrerie paradoxale, de sorte que je m’abstiens généralement autant de plaisanter que de critiquer, par crainte d’avoir l’air de me vanter d’être spirituel, par honte de paraître vouloir écraser ou supplanter quelqu’un, par modestie en quelque sorte et pour ne pas déranger ceux qui ne prétendent aller sur les brisées de personne et ne tiennent à rien de conséquent. C’est ainsi que je retiens autant mes légèretés que mes satires, de façon à ne pas importuner ni édifier, ce que mon désespoir en la corrigibilité de l’homme ne trouve aucune raison de faire : je comprends qu’il n’y a que la commune mesure qui soit bien accueillie sans susciter la méfiance et la crainte, et j’avoue que si je reste à distance des banalités, c’est aussi faute d’y être stylé ou d’avoir envie de m’y adapter. Tout avec moi prend une certaine saveur particulière quand j’y participe, saveur qui étourdit de surprise, semble-t-il, mais surtout parce qu’on n’est partout accoutumés qu’à des propos attendus et standardisés, et je ne permets pas fort, il est vrai, quand je décide d’exprimer mes vues, que la conversation roule sur des platitudes rassurantes et pour moi exaspérantes : je suis écrasant et j’éjecte le sot alors, ou bien plutôt m’y soustraire que d’en faire partie et de porter mon lot de responsabilité d’une interlocution inepte. Une chose est toujours sûre, c’est qu’à me côtoyer on ne me jugerait pas du tout grisâtre, sentencieux, féroce, docte ou pédant. Je suis rarement à voix haute à m’entretenir fluidement et par aphorismes péremptoires et décourageants comme dans mes livres, parce que je ne puis logiquement avoir autant réfléchi préalablement que de parler ; cependant, je crois être à la conversation meilleur qu’un autre, parce que, outre une certaine capacité lexicale et intellectuelle, je conserve à l’oral malgré tout l’habitude de ne rien dire que je ne sache à fond, ce qui, on en conviendra, est loin de constituer l’usage ordinaire et permet d’asseoir sans grand mal une supériorité sur à peu près tout le monde.

Mais l’image que j’aime le mieux à me représenter de moi-même est celle d’un homme nu, priapique et enfermé dans son petit bureau d’étude, fabriquant l’univers qu’il questionne incessamment sur sa table d’écriture, se levant et s’asseyant tour à tour, formant tantôt un brin considérable de cosmos puis se divertissant de son sexe amical avant de revenir aux profondeurs insondables d’entre les vides, ne se préoccupant guère de manger ni qu’on le voie en cet état de satyre à la grande fenêtre ouverte, baigné de clartés estivales et comme traversé par elles et leur chaleur d’astre, promenant pensées et pas dans cette exiguïté blanche, insoucieux de tout et puis extrêmement préoccupé de vérité, jouissant perpétuellement ou de son humeur studieuse ou des pauses qu’il s’offre au milieu de ses tumultueuses créations, péripatéticien reclus sans nul désir de pénitence. Pour lui, l’existence a atteint quelque suprême degré d’inimportance, et il vaque, volontaire, à ses travaux comme à ses plaisirs, au gré de ses illuminations et cependant fidèle à sa propre boussole d’être. Il pourrait passer ici le temps entier de sa vie sans se soucier que l’humanité se soit un jour éteinte depuis des mois, il crée continuellement l’humanité par lui-même, il est le Dieu de tout autant que de lui-même, se sent d’une indépendance souveraine, ne craint personne car il n’aspire à la fréquentation de quiconque, profite infiniment de ce temps considérable qu’il s’est fixé sans limite, de la vaste perspective où il peut enfin, seul et satisfait, s’abandonner méticuleusement à ce que d’aucuns jugeraient le contraire d’un abandon, à la fois la contention d’esprit la plus serrée et le relâchement érotique le plus ample et décomplexé.

C’est que l’existence humaine ne m’intéresse à peu près que dans ses profits violents, et tout le reste moyen m’est négligeable. Cette pose intermédiaire où l’on feint de s’intéresser à des superfluités relatives, ce banal effort de donner le change sur des sujets dont on se déprend aussi aisément qu’on s’y met, cette triste homogénéité d’humeur avec laquelle on accueille des informations ne constituant que la couche épidermique de soi, que la membrane de contact de notre rapport à l’extérieur, cette insipidité générale des préoccupations vulgaires où toujours la tentative d’individualité apparaît au lâche quidam comme ce qui présente le plus de « risques », rencontrent en moi une résistance, une réactivité, une irritabilité qui m’oblige à me détourner vers certaines formes de « danger », de péril ou naît une gloire – ô aficionado de la performance et de l’orgueil ! Il me faut quelque suc essentiel de la vie pour ne pas me sentir froid et mort, et aussi bien le tourment de mon intelligence écartelée que la sensation pure d’un plaisir exalté font partie de la valeur que je veux exprimer d’une intrinsèque existence humaine ; je ne m’en écarte qu’à ma répugnance, et une discussion accordée et convenue me fait l’effet d’une heure d’interminable ennui à fixer étroitement la feuille d’un arbuste : je connais mes façons alors, je perçois mes jambes qui se mettent à trembler, mon attention qui se recentre en de puissants et étranges calculs hallucinatoires, parce que je n’ignore pas en loin comme toute variété d’attente m’est un prodrome à d’éblouissantes migraines. Ce m’est devenu un réflexe physiologique : quand je sais quelque chose, j’en détourne le regard par dégoût d’une vacuité ; c’est l’inanité qui me tient en respect, c’est la triste facilité qui me menace, il faut que mes sens bougent ! C’est pourquoi on me voit virevolter fatiguamment quand je me mêle de quelque chose, ou par l’esprit, ou par le corps, et l’humour, qui est une curieuse mêlée des deux, reçoit souvent ma préférence quand je sens que je puis lui laisser libre cours, c’est-à-dire quand la circonstance me laisse entrevoir quelque espoir d’intéressant partage.

J’aime aussi, suivant cette analogie, me figurer comme ma pensée est constamment une giclée, un jaillissement, une saillie, une fécondation, procédant d’une puissance mâle et donnant lieu à quelque postérité génétiquement unique, loin des paralysies d’école et des obscurités de théologiens – d’où notamment cette métaphore d’une chambre irradiée de clarté plutôt que de quelque couloir d’académie classiquement sombre. Une vigueur enthousiasmante, une lubricité entretenue par le désir haletant d’atteindre à un summum d’accomplissement assimilable à une succession d’orgasmes graduels qu’un ébranlement méthodique a longuement amorcée : voici tout l’esprit de ma philosophie solitaire ou dont le partenaire ne saurait résulter d’un hasard mais d’une sélection parmi des expert(e)s, car enfin, en telle matière, ce qu’un homme sait faire tout seul avec force efficacité, il est plutôt rare qu’une associée y parvienne beaucoup mieux que lui ! Il y faut une obstination d’énergie, la recherche d’un certain élan, une insistance propitiatoire et de surcroît quelque intuition longtemps exercée de la bonne « zone à stimuler » ; c’est invariablement ou presque qu’en l’espèce les suées préludent à la semence. On doit, par des mouvements précis de pompe, faire monter la sève de l’idée neuve, et par des variations d’angle parvenir à trouver la signification la plus féconde : j’y veux, en effet, une parabole sexuelle au lieu d’une fausse et usée comparaison du rat de bibliothèque, de l’animal de somme ; j’entends que ma bête, à moi, s’efforce pour rencontrer la jouissance et l’extase ! Cette image doit suffire à indiquer comme je suis fringant et effervescent, libre et épanoui dans la puissance créative et avide du contentement d’égoïstes sensations toujours dépassées, au contraire du petit fonctionnaire voûté, déconnecté et vétilleux, nourrissant des rancunes et entretenant des rêves de reconnaissance par l’usage d’une prose mécanique et abstraite faite surtout pour attirer la faveur des doctes qui croient reconnaître, en une façon laborieuse, abstraite et absconse, quelque langage sérieux et publiable.

Quant à ceux que je puis ainsi entraver, à ceux que je désespère, enrage ou violente de mes assauts isolés, j’avoue qu’ils doivent moins mes saillies au désir que j’aurais d’y mettre ma… personne qu’à mon goût de prouver comme celle-ci est plus grande et œuvre avec plus de… profondeur ! Je n’enfonce que des idées et jamais des orifices particuliers, je ne suis point violeur. Je le répète : les adversaires ne me sont de rien lorsque je tiens une idée puissante et musclée, lorsque je la sais gorgée de vertus capables d’arroser tout un monde de faussetés et d’illusions, de le submerger et de l’engloutir, et je ne considère vraiment pas ce qu’ainsi je fertilise et recouvre de mon humeur, je me moque d’écraser dans mes poussées, j’aboutis qu’importe la surface, je ne demanderais pas mieux que de remplir de mon engrais avec les autres le même champ de culture : est-ce qu’un homme qui pisse ou qui bande a beaucoup d’égard pour le lieu qu’il piétine ? Je n’ai pas tant qu’on croit le désir de « dynamiter » pour reprendre l’expression de Nietzsche, mais il faut pourtant une certaine forme d’explosion pour toute pensée progressivement murie qui fait sa « première sortie », et pour moi cet éclat pourrait avec autant de satisfaction se réaliser dans le vide ! Eh oui ! mais pourquoi faut-il qu’il y ait partout où vous soyez un voisinage qui vous défende de jouir en tel endroit ? C’est ainsi que vous dérangez, parce qu’une prohibition ignorée et absurde vous oblige à décharger contre, pourtant rien de ce que vous clamez ne vous semblait initialement de nature à porter préjudice à quelqu’un, vous ne vous exhibez même pas, comment donc pourriez-vous outrager les mœurs ? C’est eux qui prétendent que votre sperme les souille et salit ! mais est-ce volontairement que vous avez porté votre produit jusque-là ? non ! c’est eux qui se sont mis dessous tout exprès, et vous n’êtes depuis le début que dans votre bureau inondé de lumière ! Vous êtes chez vous, enfin ! tout homme est chez lui qui n’agit que dans la demeure de l’esprit !

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