Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
25 mai 2020

Crainte et stupeur comme fondements du contemporain

Comprendre le contemporain, compte tenu de ce que j’ai déjà démontré et tiens à présent comme vérités indubitables sur sa mentalité et sur ses mœurs (si on peut appeler « mœurs », c’est-à-dire user d’un mot si lié au registre de la conscience, la suite d’inclinations sans dessein où l’entraînent ses penchants les plus immédiats), c’est admettre une révélation qui m’est apparue d’un coup tandis que je tâchais de me mettre à sa place, d’anticiper logiquement ses réactions et d’accéder dans ce but à l’origine de ses manifestations psychologiques. J’ai ainsi remonté le fil des conséquences visibles de ses expressions extérieures aux structures même de sa pensée, et, partant de phénomènes factuels comme son goût du confort, son incompétence générale, ses représentations hasardées, son conformisme moral, son empressement à conclure sans passer par l’enchaînement rationnel des arguments, et son inappétence pour la vérité et pour l’effort, je suis parvenu méthodiquement à reconstruire le prototype d’esprit représentatif que j’avais longtemps manqué à reconnaître faute de me l’approprier, parce qu’il est justement à l’opposé du mien et puisque j’ai trop désiré correspondre et m’assimiler d’emblée suivant l’usage scientifique habituel mais fort inadapté en ce cas, en un mot : subsumer.

Le contemporain ne contient de toute évidence que des incertitudes, que des doutes, que des défaillances, y compris s’agissant de ce qu’on lui attribue naïvement comme « spécialités » et qui ne sont chez lui que de strictes applications de protocoles passées en habitudes ; autrement dit ses aptitudes professionnelles ne sont que des acquisitions de mécanismes et de routines, et il ne connaît point de rigueur pour y obvier. Mais au-delà de telles automatisations, tout lui est instable et flou, insaisissable et volatil, imprévisible et malaisé ; or, je crois qu’au fond – voici le point essentiel de ma réflexion – il devine bien sa faiblesse. En effet, comment ne verrait-il pas que toutes ses pensées courantes ne le conduisent ni à une ferme compréhension du monde-même où il vit, ni à force enchaînements construits, ni à appréhender et prévoir maintes réalités environnantes : il ne peut se leurrer indéfiniment sur son inconséquence même en dépit du soulagement qu’il aurait à se sentir efficace et puissant, il manque absolument d’indices pour entretenir l’illusion de sa force, il lui est impossible à la fin de ne pas s’apercevoir de ses carences multiples et réitérées, car il existe au milieu d’une mouvance constante dont il ne peut triompher par ses propres ressources ; au surplus, il se rappelle toujours en loin du temps où il était forcé d’apprendre et dont il garde quelque part en lui le sentiment d’un effort révolu : il s’entend à présent vagir – tout au mieux essaie-t-il la plupart du temps d’oublier comme il est veule et blême, et c’est peut-être en lui le vœu et l’effort de tout instant, du moins perpétuels, par lesquels il appréhende le réel et le rapport qu’il entretient avec lui. C’est pourquoi sans doute il admire tant l’apparence de la conviction, parce qu’il ne songe même pas que tout ce qui a l’air est aussi une enflure : c’est une vérité qu’il doit oblitérer en lui-même, alors quand il croit voir une résolution qui s’impose manifestement plus que les autres, il la tient pour certaine, un guide, un modèle ; il est lui-même tant accoutumé à dissimuler qu’il ignore tout de la façon de reconnaître la puissance nue et ses critères ! C’est un attribut fondamental en lui que cette crainte de déceler qu’il doute, qu’il n’a pas cette posture confiante qu’on prête aux adultes, qu’il n’est pas un adulte mais un petit enfant encore qui ne veut pas prendre la peine de se renseigner, qui a cessé de mûrir depuis un certain âge ! Parce que c’est trop tard, croit-il, depuis l’achèvement du temps officiel de son initiation, tout son rapport au monde consiste en cette feinte car il estime l’apprentissage une fonction adolescente, par trop déstabilisante et immature, dégradante aussi par rapport à ce qu’il se croit censé avoir atteint de certitude et de hauteur, c’est-à-dire une époque qu’il souhaite révolue. L’erreur et la faille suprêmes, pour lui, consistent ainsi à se révéler : c’est dire le peu de fierté que sa personne lui inspire tacitement. Mais comme chaque décision qu’il prend lui est une épreuve, à la fois pour sa propre estime de soi et parce qu’elle engage son image qu’il redoute de trahir, il préfère se conformer, c’est-à-dire tricher discrètement, se donner un maximum de chances, voler des manières de comportement et de pensée aux autres qui ont mieux affecté que lui d’être puissants et sûrs ; il entreprend de loin toute audace comme un risque, toute individuation et tout écart à la norme comme autant de symptômes d’une différenciation qui n’a pas été suffisamment mise à l’épreuve et qui présente un danger réel : il préfère se tromper avec les autres que risquer une persistance qui, en plus du péril de la faute, présenterait la double réprobation d’être socialement infamante. La nouveauté l’inquiète, l’inédit le désarçonne et l’accable et particulièrement quand cela lui réclame d’agir ; une réflexion qu’il n’assimile pas immédiatement lui rappelle à son état continu de simulacre, l’humilie en lui renouvelant la démonstration de qui il est, c’est-à-dire combien il feint, combien il est un usurpateur, combien sa vie est une fraude. Jamais auparavant je ne m’étais figuré à ce point que tous ses maux ontologiques viennent de sa crainte de se sentir perpétuellement n’être rien et de son perpétuel souci de masquer cet indicible néant : il y pense continuellement, c’est sa pudeur. Voici la seule conclusion et la seule origine logiques à cette immuable bêtise, à cette puérilité tant attachée au troupeau : tous ses défauts viennent de ce qu’il imite une certaine représentation d’un adulte plus ou moins artificiellement héroïque tel qu’extérieurement il se l’imagine rassurant et mûr. Son idéal d’un homme (ou d’une femme) supérieur, la meilleure image pour lui d’un être humain, se résume à peu près toujours à une posture.

Oh ! un contemporain est un rôle qui a toujours peur d’être découvert, qui s’enferme alternativement dans les poses qu’il croit les plus propres à assurer son imposture. Un réflexe permanent de superficielle comparaison paralyse en lui toute initiative : tout ce qu’il fait, tout ce qu’il dit et pense, il ne le valide et ne le réalise qu’à l’aune d’une fidélité à ce qu’il désire imiter – il n’en a certes pas toujours activement conscience, mais c’est uniquement parce que ce rapport à lui-même et au monde est un mode d’être, c’est-à-dire qu’il n’est rien en-dehors de ce paraître, il l’avouerait sans mal si on pouvait le sonder sans le blesser par la démonstration de sa vilenie ; en tout, il ne tient qu’à avoir l’air le plus irréprochable possible, car il n’a pas la plus petite idée autrement de ce que signifierait être irréprochable. Mais voyez pour preuve : aussitôt qu’on le contredit, il se débat, parle fort, fait des efforts de gueule plutôt que d’esprit dont il se sait intimement dépourvu, il angoisse affreusement, il est exposé : une occasion point de lui lever le masque, voici qui est horrible pour lui, voici le péril suprême : hommes, femmes, parents ! L’affolement affleure : refouler ce danger par tous les moyens possibles, par l’insulte, par le cri s’il le faut. Un danger pourquoi ? eh bien ! pour deux raisons. La première est intime : c’est que le premier commencement d’une réflexion chez le contemporain est le début de son humiliation générale, parce que c’est au commencement d’un effort qu’on s’aperçoit qu’on est incapable, une fois de plus, de rendre un effort concluant. La seconde est publique et tient à une façon de perdre à jamais la face : puisque l’homme contemporain est inchangeable, puisqu’il n’entreprend plus d’étude, plus d’examen sérieux, plus rien de ce qui a trait à quelque effort mental de bon aloi qui le puisse modifier et qu’il le sait, il devine que tout jugement qu’on portera sur son être sera non seulement global mais logiquement définitif, de sorte qu’il sent que le mésestimer une fois sur une insignifiante chose revient exactement à critiquer la manière d’ensemble dont il forme ses convictions sur tout : il sent bien qu’on dévaloriserait le processus indigent de toutes ses réflexions dorénavant figées. Et puis, immédiatement après ce grand péril, vient le moment de se rassurer par la multitude : je vaux quelque chose relativement aux autres, n’est-ce pas ? je ne suis pas « dépassé », hein ? je dois absolument vérifier qu’il y en a qui ont compris « comme moi », qui sont « à mon niveau », qu’il y a dans mon incompréhension ou mon erreur quelque chose de tout à fait normal et universel, et alors je veux pouvoir en rire de soulagement parce que ce rire est une décompression qui me redonne une existence – Ah ! comme on s’aperçoit notamment à ce rire que les gens se corrigeraient si des foules osaient les mépriser sans vergogne, si collectivement du moins elles leur disaient leur fait ! Mais enfin, j’appartiens : ça doit vouloir dire quelque chose, ça doit me conférer une valeur, je ne suis pas seul à (mal) penser ceci ou cela, on ne pourrait pas être tous mauvais, si ? Je rentre dans l’enclos, je retourne heureusement à ce cercle d’adultes tremblotants que je fais en sorte de ne pas voir trembler ainsi que moi.

J’ai pitié de lui, de ce contemporain qui ne sait vivre et être que par la crainte. Pourtant, c’est bien sa faute s’il est sot et si sa sottise le remplit d’effroi, si par goût de la facilité et de l’image il a renoncé et au savoir et à l’aveu de ne pas savoir – rien ne l’y a forcé, il s’est forgé tout seul sa propre tradition, il s’est enferré lui-même dans cette logique de la simulation et du mensonge. Il résiste à sa manière farouche au désir d’être vraiment c’est-à-dire à la sincérité de faire valoir ce qu’il est, aussi failli soit-il, ce qui constituerait déjà un soulagement d’honnêteté ; tous ses regards sont teintés de cette insuffisance irrémédiable et de cet apprêt d’autodéfense : il est sans cesse sur le qui-vive, complexé, comme l’animal naïf qui se croit paranoïaquement partout des ennemis mortels, parce qu’il est vulnérable de toutes parts. Mais il se couche le soir avec une si prégnante conscience de sa faiblesse que c’est devenu un mode de vie, un fondement de sa pensée ordinaire : une angoisse insensible et diffuse l’accompagne toujours, l’accapare et le ronge. Il lui suffirait de livrer un peu sa personne aux influences, de se laisser traverser et remplir comme un filtre, de s’admettre tel qu’il est, mais même cet abandon est au-delà de sa philosophie, et il se terre, toujours, inquiet, anxieux. Il a peur du vrai, de sa réalité d’enfant – et c’est ainsi que le vrai par analogie lui devient une source de défiance. Il est même moins qu’un enfant parce qu’il refuse à présent de s’adapter : il vit dans un monde de « grandes personnes », c’est donc à lui de dicter ses règles, il croit de son devoir de posséder la vie, aussi défaillant soit-il. Dorénavant, je perçois toutes ses trémulations, et toutes les raisons intrinsèques de ses torpeurs : il est à l’affût, il redoute qu’on lui demande quelque chose de nouveau et de personnel, ce lui serait un piège tendu, une difficulté, une épreuve. Je voudrais l’aider, mais il est évident qu’il y faudrait des insistances qui le complexeraient et qui l’enrageraient, alors je l’abandonne à ses craintes, la crainte la plus affreuse de toutes, celle du néant qu’il se sent, la crainte de ce qu’il est et de tout ce à quoi il a renoncé d’être dès lors et pour toujours : c’est pourquoi on peut dire qu’hormis quelques événements inattendus d’origine extérieure et qui ne les modifieront guère et seulement de façon prévisible, tout son avenir est au présent, tout ce qui l’attend est identique à ce qu’il a déjà vécu, faute de jamais réfléchir et d’accepter de se laisser influencer par la moindre nouveauté. Car ils savent : toutes leurs résistances, toutes leurs haines, toutes leurs morsures le prouvent. Chaque fois que quelqu’un s’agace, s’agite et tremble, c’est l’enfant incertain qui reparaît : on se ficherait bien autrement de ce qui ne touche qu’à ses superficialités, qu’aux extrémités de son être ; or, là, comme il ne peut avouer sa méconnaissance, ou plutôt qu’il ne peut l’avouer qu’au risque d’avouer du même coup qu’il ne connaît rien au même titre c’est-à-dire qu’il n’a plus jamais réfléchi depuis longtemps, il se sent acculé, terrain mouvant, piégé et circonscrit, et là commence la névrose, la réaction disproportionnée, la fuite étrange, l’injure inattendue, l’appel au soutien extérieur. Mais montrer qu’il a tort une fois, c’est prouver le mécanisme par lequel il a toujours tort, par lequel toutes ses réflexions ne tiennent qu’à un fil, toute sa vie intellectuelle, tout son être : c’est donc bien l’attaquer lui et non ses idées en fin de compte, par étroite cohérence de son vide ! Il a peur d’être exterminé, le pauvre ! il est inapte à entendre ce que c’est qu’une idée désincarnée tant toute idée se rattache à la faiblesse de son existence. Les yeux attentifs, innocents, grands ouverts, il attend fébrile le coup qui l’abattra, il fuira les luttes qui désagrègeraient le peu qu’il a ramassé de toute sa personne.

Et moi, contrairement aux apparences, je suis infiniment plus modeste que lui, car j’ai grand besoin de ne pas savoir, de me sentir provisoirement dépassé et subjugué, j’aime tout inconnu qui m’attire et où je m’engouffre et m’emplis avidement de sa contenance, cela me console d’avoir encore quelque chose à apprendre pour m’enrichir ou bien quelqu’un à admirer jusqu’à l’atteindre, de n’être pas terminé, de me sentir évoluer, de continuer à me construire (et combien de chemin manifestement parcouru depuis rien que ces premières « Discussions » !) ; mais lui a fixé des proverbes indéracinables comme des paradigmes, il s’y accroche fermement avec la virulence aveugle du pseudo sage d’apparat, de pacotille, de misère, qui tient surtout à son costume social – un tricheur pas même doué dont on perçoit les trémulations : tout ce qui lui reste à obtenir le dégoûte et tous ceux qui le surplombent lui causent de l’embarras et du tracas car ce lot le renvoie à sa paresseuse inaptitude d’y parvenir faute de vouloir consacrer de l’effort véritable à cette tâche. Et je crois logiquement qu’il ignore ce qu’est la sagesse, parce que chacun se représente toujours le monde à l’image de ce qu’il est, qu’en somme on se figure au moins partiellement être un « représentant humain » ; or, puisqu’il mesure périodiquement combien ses connaissances sont infondées, combien il rechigne d’apprendre, combien le savoir lui est une peine, et puisqu’il éprouve le besoin intrinsèque de s’estimer, il n’ose sans doute pas s’imaginer que la mesure commune soit bien différente de lui, ce qui reviendrait à intensifier de façon écrasante la honte qu’il serait alors en devoir de s’inspirer à lui-même. Et même plus encore : comment cet homme pourrait-il s’interroger sur ce qu’est une chose, lui qui ne voit principalement en une chose, telle une obsession, que l’effet notamment négatif que cette chose risque d’exercer sur lui ? Il ne veut rien savoir des faits, tout lui est seulement passion, affect, peur, il n’entretient avec la réalité qu’un rapport de méfiance ! C’est ainsi qu’il faudrait qu’il pût accéder au statut d’une sagesse sans y déployer le labeur et la fatigue, et c’est pourquoi il n’admet pas facilement qu’un être supérieur soit quelqu’un qui a beaucoup travaillé, parce qu’il voudrait y prétendre lui aussi de quelque manière, tacitement ; et c’est ainsi qu’il admet que le génie peut aussi tenir tout ou partie de la chance ou de quelque variété du hasard ; et c’est ainsi qu’il lui déplairait de reconnaître du génie à son entourage qu’il connaît dont la proximité lui intimerait de « s’y mettre » ; et c’est ainsi qu’il développe des mythes sur tout ce qui serait admirable et qui, curieusement, prend la forme paradoxale de ce à quoi justement il ne peut pas ou ne veut pas ressembler.

Et je comprends ainsi où nous nous tenons l’un et l’autre, combien différents, combien éloignés, et presque aux antipodes d’une même humanité – en cet instant pourtant je ne méprise personne, mais j’entends enfin, j’assimile cet autre. J’aimerais souvent, moi, avoir tort pour m’améliorer de ce qui me manque, et lui ne tient qu’à mentir en affirmant qu’il a raison. Je n’ai pas d’affect, je ne ressens presque plus rien, je n’ai aucune crainte, les idées m’enchantent et je joue avec elles comme avec des familières balles ; lui redoute chaque conflit, s’en effarouche, se croit alors éprouvé et contesté, cerné à la limite d’un gouffre qui peut à tout instant emporter le sentiment si superficiel de sa valeur, les idées lui sont des périls pareils à autant d’armes à feu pouvant accidentellement tirer et tuer le peu qui reste des interlocuteurs amis – amis parce que rassurants c’est-à-dire conformes. Pour lui, tout chamboulement est une importunité et un trouble, tout éclat un retour à ses sources fragiles et ténues, un rappel de son inconsistance, de sa précarité : cela lui soulève des terreurs centripètes, ramenant comme un trou noir à la masse considérable de ses ignorantes superstitions, à la conscience de ses pieds d’argile, lui qui vit en une improvisation, un effarement et une latence omniprésents. Comme il exclut l’adaptation qui lui est une panique, je suppose qu’il pense qu’un débat est exactement la possibilité d’un meurtre symbolique, et il ne tolère pas que quelqu’un s’y risque en prétendant à l’idée ou à l’abstraction, du moins il impose moralement que chacun soit en devoir de ne pas empiéter sur l’autre, mais surtout parce que par empathie il craint qu’on empiète sur lui ! D’où l’expression française : « surtout pas de politique à table », et cela englobe tout le reste, concepts, morale, philosophie, réflexion ; il ne réinvitera jamais celui qui, indélicat ostensible, entre chez lui avec « un pistolet chargé ». Le contraire d’une détonation, ce lui est la musique nivelante et lénifiante de la routine et du quotidien ; et, en ce sens, l’opposé d’un revolver consistera toujours pour lui en une télévision dont il élit les émissions les plus inoffensives et les moins bouleversantes.

Et bien entendu, tout cela, cet homme, ce portrait irréfutable : multiplié autour de nous par des millions.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité