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Henry War
9 juin 2020

Ecrire est devenir

Je n’entends plus ce que « changer », « évoluer » ou même « devenir « peut signifier sans la pratique de l’écriture. J’essaie de l’imaginer, mais je ne parviens décidément à rien de probant : vous seriez donc là à réfléchir seul, à vous « creuser les méninges » dans une espèce de vide loin de tout support, et avant que d’avoir conçu la moindre nouveauté par vous-même il vous faudrait vous y cantonner faute de savoir en retenir plusieurs à la fois et par paresse de la fixer quelque part ? ou admettons que vous vous entreteniez avec l’une des rares compagnies qui ne soit pas d’une banalité assommante, vous attraperiez tel un virus la contagion de quelque pensée édifiante, mais non seulement elle ne serait pas de vous encore, de surcroît il faudrait de nouveau vous limiter à une courte poignée de réflexions, faute de mémoire suffisante ? Je sais que c’est ainsi que procèdent les gens, car il n’y a pas autre chose, et c’est ce qui explique qu’ils ne sont jamais altérés ni par eux-mêmes, ni par la conversation, ni par un livre, n’ayant jamais le goût d’écrire ce qu’ils ont retenu, d’autant que c’est un fait avéré qu’ils n’ont absolument pas le souvenir exercé et oublient le moment suivant le fruit d’une discussion un peu composée de rien qu’une demi-heure. C’est bien ainsi que notre société confine à la paralysie de ses facultés de juger, et, comme inévitablement tout organisme endurant la paralysie approche la nécrose et quelque forme de gangrène, j’attribue, moi, à notre époque, le qualificatif de déchéance de la pensée. Notre végétation contemporaine est une aridité sans feuille et sans fruit ; elle est tout de vieilles racines desséchées héritées et capables seulement de s’alimenter pour survivre et de se reproduire à l’identique, car on sait que d’un arbre à l’autre les racines ne diffèrent guère ! La seule raison pour laquelle ces troncs racornis suspendus sur des traditions et des réflexes de s’abreuver ne tombent point, c’est qu’il n’y a pas même l’occasion d’un vent vif pour les abattre. Mais patience ! le fait de leur majorité ne leur confère qu’un faible avantage, car jamais en réalité une racine ou même mille ne produit beaucoup d’ombre : quand elle est au voisinage d’un véritable individu d’arbre, c’est toujours elle qui reçoit l’empreinte de sa hauteur, il ne se peut qu’elle ne s’en aperçoive pas avec « crainte et stupeur », et son existence devient dès lors et pour toujours une couarde résistance en faveur de la permanence de son état inférieur. Et ce n’est pas le roseau du poète, ça non : ce sont de piteux vermisseaux encore, et qui ne sont en vérité nullement comparables à des bustes ; qui prétendrait, au prétexte qu’ils sont tous deux ligneux, qu’une racine est l’égale d’un tronc ?

Il faut donc écrire pour gagner de cette altitude qui sied à définir un individu d’esprit, aucune autre hypothèse ne permet d’y aboutir. J’ai le grand bonheur d’avoir produit, quoique rarement (car j’ai en tout deux ou trois lecteurs), non pas des disciples, mais des esprits rendus conscients à leur propre nécessité qui, comme moi, ne peuvent plus lire sans prendre des notes pour y adjoindre leur réflexion : ils savent que produire ne serait-ce que la fidèle synthèse d’un ouvrage, c’est en reparcourir le sens et vérifier si on aurait pu inférer de la même manière que l’auteur du début à la fin, si le sentier, en somme, à force de questionnements, est droit ou bien tortueux et spécieux – écrire revient au fond à rendre hommage à n’importe quel livre de dignité. Cela implique, bien entendu, une certaine conception du livre comme recherche d’un apport, et si l’on excepte le divertissement qui se définit plutôt comme une soustraction de l’esprit, il faut encore reconnaître que la nature de ce qu’on lit détermine assez celle de l’intelligence qui y penche sa curiosité et y cherche son addition. C’est pourquoi on ne devrait jamais lire que des livres un peu au-dessus de soi, c’est-à-dire que des ouvrages qu’on se sent a priori difficiles.

En cela, préférer surtout écrire que lire : Nietzsche disait que sa grande consolation, en fin de compte, avait été de devenir aveugle aux six septièmes parce que cela l’avait obligé à ne plus lire ou à ne lire que très peu ; c’est qu’il sentait combien la pensée des autres obscurcissait et phagocytait la sienne, combien l’envoûtement d’autrui, la plongée accaparante dans la bêtise ou des affres étrangères, obligeait à des réponses et des contradictions qui ne valaient pas ce qu’il aurait pu d’emblée écrire sans influence. Un livre souvent est certes une prison, une toile où l’on s’englue, un film dans lequel on s’oublie au lieu de se révéler – n’importe qu’on s’y débatte ou qu’on s’y abandonne –, et la lâcheté du temps qu’on perd à déchiffrer un ouvrage est sans commune mesure avec la bravoure qu’il faut pour s’atteler à un vrai travail de création : il faut nourrir davantage de respect pour celui qui compose que pour celui qui interprète, comme il y a toujours plus de grandeur à guider qu’à suivre. C’est même sans parler encore des désirs d’imitation qui en procèdent, tous ces emprunts de style et de transitions qui finissent par fonder tout le terreau indélogeable d’une réflexion et même tout un académisme de conformité par lequel, après cela, ce qu’on écrit ne nous ressemble pas. Lire beaucoup, c’est généralement être imitateur, pareil aux adolescents qui observent longtemps leurs camardes avant d’agir comme eux. Moins on lit peut-être, et plus on est, du moins plus on est par soi-même ; en somme, il y a peut-être pire que de ne pas écrire, et c’est de lire beaucoup, en quoi même un professeur de français pourrait avoir tort de célébrer longtemps la lecture.

Mais il est vrai que le bonheur et la béatitude sont entièrement à la permanence, comme la souffrance et l’effort sont tout à l’altération : un muscle inactif et nourri est content, mais c’est la musculation qui crée de la douleur ; tout ce qui est en travail est aussi en lutte solitaire, et l’intelligence n’est pas autre chose qu’une modification d’un état mental précédent. Or, on sait que notre société ne réclame que de l’antalgique, et toute peine lui est un fléau prioritaire. C’est pourquoi après l’écriture il y eut les livres faciles, après eux les livres abrégés, et après cela les synthèses et leur pâle réduction en proverbes ; j’ose le dire, c’est à peine en général si les professeurs eux-mêmes savent ce qu’ils enseignent : ils ont lu des extraits dans des manuels, n’étant pas plus assidus que les autres à fatiguer leur esprit. Lire aux sources vaut mieux, certes, que de recevoir des digests, encore faut-il qu’il y ait quelque chose à y boire, une bonne eau limpide et abondante : on connaît tant de livres imbuvables et secs, des pièges-à-soif, des déserts qui se dissimulent et taisent leur nom ! Au prétexte d’un livre, on prétend toujours à l’oasis par principe, mais il existe ainsi bien plus d’oasis à l’état de mirages, oh ! mille fois plus ! Il faut élire sa source et pas seulement se contenter de la première disponible, de la mare croupie la plus accessible à ses pieds ! Mais même alors une plante ayant absorbé ne mérite rien que d’avoir exercé sa faculté innée de se désaltérer, le mieux qu’on peut dire d’elle est qu’elle n’est point dénaturée : il lui faut, maintenant, s’altérer au contraire, en prouvant comme, du haut de ses branches, son produit diffère et dépasse la nature minérale du liquide qu’elle a ingéré. Que serait-ce qu’un arbre qui a bu et rejeté à l’identique la même eau, sinon une déclivité, une pente, le fond infertile qui fait le lit du cours d’eau à l’exception du limon qui est par contraste, lui, déjà de la végétation en pourrissement ? Ce n’est pas un arbre encore qu’un morceau de bois si rien n’est transformé, ce n’est pas un homme s’il n’a fait qu’emmagasiner et recracher ce qu’il a consommé : il y faut des branches, des feuilles, quelque étendue particulière et de bons fruits savoureux ! Un arbre majestueux saurait, à lui seul, transplanter un fleuve plutôt que le tarir, voire en fabriquer de toutes pièces : il boirait tant que l’abondance serait déviée en un autre lieu, ou bien il aurait tant profité de cette source que sa frondaison, touchant aux cieux, rejetterait la rosée au sol qui en serait bientôt inondé et fécondé.

Ce travail de notes de lecture dont j’ai parlé induit toujours tôt ou tard le sentiment d’un devoir de composer des textes, au même titre que l’apprendre suggère toujours inévitablement le faire. En effet, le commentateur conçoit peu à peu que ce qu’il traduit là méthodiquement constitue une synthèse précieuse, et il voudrait que cette valeur et que cet apport que le livre lui donne en le remplissant d’idées ainsi explicitées et ordonnées, ainsi donc mûrement réfléchies, se retrouvassent dans ses écrits, autrement dit il finit par aspirer à ce que ses textes soient eux aussi de possibles sujets de synthèse. Et c’est sans parler encore de gratitude pour les auteurs par laquelle il se sentirait en devoir de rendre ce qu’il a reçu, mais seulement d’une conscience progressive de reconnaître ce qui est pour soi d’un plus grand profit, car ainsi, bien souvent, un livre mauvais aide en lui-même à améliorer la compréhension de ses propres critères de jugement, c’est-à-dire que quiconque a fait l’effort méthodologique de critiquer un navet en a extrait, pour son avantage, le profit de savoir mieux non seulement analyser mais exprimer avec exactitude l’objet d’une pensée négative : or, de cette science améliorée par degrés grandit aussi naturellement le désir d’élever son art synthétique à corriger soi-même, à égaler ou à surpasser, le critique se sentant toujours quelque peu tenu par sa conscience (s’il en a) de se mesurer pour justifier ses reproches et ses arguments ; il va de soit par principe qu’un bon commentateur est un bon écrivain, sinon comment saurait-il juger de la difficulté qu’il y a à produire une œuvre, et d’où partirait sa prétention à pouvoir critiquer un tel travail ? – il serait au contraire plutôt contraint d’être indulgent vis-à-vis de ce qu’il ne sait pas faire, et il se contenterait, comme de nos jours, de louer tout ce qu’il fait semblant d’inspecter notamment par pavane et par profession. Chez le critique se produit donc insensiblement une transformation en écrivain, sans oublier qu’un critique en ce cas commence par être lui-même un écrivain de commentaires – ce qui constitue déjà un art difficile –, et c’est cette transformation qui a de la valeur, la façon dont le texte infuse en quelqu’un qui se l’approprie jusqu’au dépassement de la force originelle ; et par comparaison se contenter d’être une racine, c’est-à-dire une fonction d’alimentation, ne mérite évidemment point l’estime d’être un homme.

L’écriture, justement, donne naissance au « jus » propre et personnel, à la substance et à la saveur singulières, à l’affinement de son esprit de plus en plus cohésif et intègre, distinct, original. Et c’est bien logique : tout ce que vous avez déjà écrit est une part explicite de vous-même, un support réfléchi servant de base à d’autres développements, une source première et renouvelée qui se constitue en axiomes soigneusement prouvés et superposés : vous gagnez en densité et en fluidité, votre esprit se sert dès lors de véritables réflexions, de pensées vraiment abouties au lieu de réminiscences peu développées et souvent restées bancales comme sont très souvent les résultats faillis de l’oral ; et vous acquérez un style alors, une façon de plus en plus idiosyncratique et unique de percevoir et d’exprimer les choses, et comme le vocabulaire, qui s’acquiert surtout par l’usage écrit, est, ainsi que je l’ai écrit par ailleurs, une modalité de la perception, vous découvrez que vous gagnez en identité, que vous êtes à présent constamment un effort en cours. Vous vous sentez de plus en plus loin de ce que vous étiez et vous devenez un vous-même qui n’existait pas avant cela : votre réflexion porte ses fruits, vous voici déjà un arbre, vos racines larvesques déjà vous ennuient et vous humilient. C’est ainsi que l’on croît en esprit, il n’existe pas d’autre manière efficace et vraisemblable de le faire, à moins d’attendre que quelque hypothétique phénomène bouleversant se produise autour de nous qui nous obligerait à reconsidérer les choses : mais qui oserait prétendre que de tels phénomènes arrivent souvent dans notre contemporanéité si immobile et tranquille, et qui affirmerait que lorsqu’ils se produisent leurs témoins n’y répondent pas exactement comme des imbéciles invétérés, et strictement les mêmes qu’ils étaient auparavant ? Un esprit ne se révolutionne que s’il a déjà pris l’habitude de s’adapter à des nouveautés, autrement, à force de végéter, il se contente à peu près de simuler les réactions qu’il se suppose tenu d’avoir face aux changements en cours ; or, quant à la nouveauté de l’esprit – c’est là un fait indéniable mais indécelable à ceux qui ne l’ont jamais tenté – elle se situe perpétuellement dans les livres qu’on écrit.

Et voici la preuve de ce que j’avance : il suffit en tous lieux de demander à quelqu’un qui a lu un ouvrage sans prendre aucune note ce qu’il en a pensé, et la situation devenue aussitôt embarrassante révèle alors la défaillance et le vide, tout se change mortellement en ennui, même les sots généralement ne s’y risquent pas : autant ne rien avoir demandé, car on n’apprend rien. Ce que j’attribue, moi, à un homme pour se qualifier d’individu, c’est le devoir, sur toute chose, d’apposer son idée propre : c’est ce qui s’appelle réfléchir, et je ne conçois pas que l’on prétende s’être livré à l’exercice comme un impromptu, comme une facilité, comme une spontanéité ; tous ceux qui s’y prêtent avec cette légèreté ne font rien d’autre que de rapporter négligemment leurs préjugés, qu’ils appellent « méthodes », à des champs inconnus ; où voit-on qu’il y aurait là dépassement, traversée et fertilisation ? c’est du piètre réflexe ordinaire, un simulacre d’idée ! D’ailleurs, on constate généralement comme celui qui cesse d’écrire, autrement dit qui cesse en général d’étudier à l’école (mais on trouve également dans maints métiers un ersatz d’écriture – circulaires et correspondances – qui, lorsqu’il ne consiste pas uniquement en des routines et des formes sans soin particulier et toujours à peu près identiques, entretiennent un peu de cette sorte « d’étude »), cesse également de penser : un tel être a atteint son terme, ne s’élève plus, ses fruits ne varieront plus et son feuillage reste figé (il risque beaucoup, à force, de ne plus verdir et de prendre cette teinte grisâtre des vieux cailloux quelconques) ; et c’est logique : par quel moyen voudrait-on qu’il se développât, et comment rendrait-on par l’esprit un effort sans prendre de notes : il y faudrait une mémoire prodigieuse !

En somme, voici où tout débouche, la formule à présent est devenue indubitable, vérifiée et démontrée : pour mesurer l’estime à accorder à quelqu’un, il ne suffit que de lui poser une question : « Écrivez-vous ? » qui vaut davantage que toutes les passivités mentales inhérentes au : « Lisez-vous ? » (à quoi, comme je l’ai expliqué, il faudrait déjà mieux substituer le « Que lisez-vous ? ») La réponse par la négative induit une suffisance et un abandon caractérisés, un laisser-aller de l’esprit, une stagnation consentie : celui qui vous répond ainsi s’est délibérément arrêté de croître, et, s’il fait longtemps qu’il en est là, sachez que vous ne parlez qu’à son fantôme, qu’à son être d’il y a des ans et qui s’est enfin résolu à demeurer.

En quoi la question : « Avez-vous déjà écrit ? » signifie exactement : « Avez-vous déjà existé ? »

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