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Henry War
18 juin 2020

Boire à quatre pattes les eaux du Léthé

On ne force pas à boire l’âne qui n’a pas soif, paraît-il, et j’accepte aisément de le croire ; au même titre, on n’apprend pas l’exercice de la raison à un homme qui cultive le bonheur comme principal objectif existentiel, qui n’aspire qu’à l’autojustification pour se sentir bon, et qui ne se sent nul intérêt à se désaltérer de la Vérité, source douloureuse et forgeant toujours quelque espèce de malheur. De l’être laborieux curieux de peines inédites ou de l’imbécile qui rumine toujours les mêmes herbages, c’est le dernier qui, par définition, est le plus heureux, et l’aiguille de sa boussole des plaisirs, qui est l’indicateur essentiel par lequel le contemporain se guide, le fait toujours freiner des quatre fers, pour filer ma métaphore, à l’abord d’une peine, d’un désaccord et de tout ce qu’il ne comprend pas.

Une chose que m’ont appris mes conflits récents – à peine des batailles mais de simples escarmouches contre des opposants sans envergure, du tir d’élite presque, sans pitié autant que sans péril –, c’est que, où que j’aille, on n’a besoin que de cette légèreté que la contradiction est supposée abîmer – légèreté qui constitue une synthèse fort assumée à la fois d’innocuité, d’inconséquence et d’insouciance. Il faut seulement accompagner l’heur et le contentement généraux de notre ère irresponsable et de bonne conscience forcenée, ne critiquer personne d’a priori intouchable, s’abstenir d’émettre des avis vraiment personnels, éviter tout inattendu pour ne jamais surprendre et ainsi ne point risquer de blesser, s’abstenir de douter ouvertement d’une affirmation qu’on vous fait, et surtout entretenir la morale ordinaire et les formes de sociabilité en usage de façon à ne pas inquiéter par des manières et des idées bizarres, ou alors vous serez taxé de « négativité », de « méchanceté », on vous fera voir votre « complaisance » à ne jamais observer le « bon côté » des gens, des choses et de la vie. La xénophobie chez nous quand elle touche aux idées est la règle : si la nouveauté est noire, la France est raciste : même air de dégoût face à tout ce que le civilisé imbu de sa tranquillité et de sa preuve-par-son-nombre suppose d’anormal, face à ce qui est apparemment disparate et d’une sombreur détonante, face à ce qui, par sa seule présence, semble « insister » en ne s’assimilant pas, a contrario de ce qu’on est accoutumé à faire, de ce qu’on estime civil, à savoir : disparaître dans des foules ; vous êtes en ce pays-ci un Nègre importun – la différence est toujours importune dans cette contrée où l’on n’a d’intérêt et d’estime que pour des variations de l’imprégnation prégnante, on dirait que vous le faites exprès d’être si « tranché de votre couleur », vous pourriez, du moins, faute de pouvoir changer, vous « faire pâlir » un peu ou encore vous cacher dans un coin où l’on ne vous verra pas tant : on vous accepterait très bien, vous savez, parce qu’on est au fond – chacun en convient – vraiment tolérants sauf avec ceux qui « exagèrent », oui, on vous intégrerait sans difficulté si vous étiez, malgré votre essence, quelqu’un de pâle, d’effacé, de mieux commun et positif au sens banal du terme, en somme et comme l’écrivit l’excellent Ralph Ellison, si vous aviez rien que la pudeur d’être, pour noir que vous êtes, un « homme invisible ».

 Quant à vous, il est vrai que vous pouvez avoir raison d’être noir, ils s’en moquent au juste, pour eux l’important est que jamais nul n’ait raison à contretemps : on vous reprocherait le crime moderne de « lèse-solidarité », crime par lequel un homme unique et intempestif même malgré lui est considéré systématiquement comme un provocateur qui ne pense qu’à briser le repos de son entourage à perpétuité. La conservation de la vérité générale, voyez-vous, est devenue pour chacun une affaire personnelle, et c’est personnellement que vous proposeriez comme un affront une remarque décalée ou rien qu’un soupçon à l’une des contributions faites au pot unanime : « Cachez donc ce noir, enfin ! Vous déparez, Monsieur, c’est évident ! » Or, de toutes les supérieures manifestations interdites aux bêtes de troupeau, la plus patente est de se mettre debout : refuser de meugler en chœur s’entend à peu près, car chacun croit connaître des bovidés qui ne savent pas suivre la mesure et qui braient ou qui brament de façon discorde, mais l’extraction du sol des pattes antérieures par la poussée des postérieures est admise comme une haute trahison, parce qu’alors on dit de vous que vous tâchez de vous distinguer crânement : c’est non seulement inconvenant vis-à-vis de ceux qui s’efforcent à paître comme la multitude, effort permanent à quoi, comme je l’ai montré par ailleurs, toute leur discipline de vie se résume, mais puisqu’on ne songe pas un instant que vous pourriez ne pas être une vache comme les autres, on vous juge fondamentalement – et c’est là votre plus grande faute – « contre nature », c’est-à-dire faux et inhumain, monstrueux d’arrogance ! Évidemment selon eux, comme il n’est pas question d’être à ce point différent, étranger à ce qu’ils sont, sans que vous vous forciez beaucoup pour vous montrer tel, c’est bien que vous vous contraignez pour leur déplaire ; on dirait, par cette singularisation à tout prix, que vous ne pensez qu’à rivaliser, qu’à écraser les autres, qu’à mettre votre personne en valeur au détriment de tous ces bœufs ! Se placer hors du rang dérange ; on voit dépasser une tête au sein d’une société qui trouve plus joli l’alignement des silhouettes et que cet arrangement conforte parce qu’elle n’a plus alors qu’à « s’évertuer » d’être fidèle à des attitudes, à des postures et à des modes depuis son plus jeune âge où elle apprend à s’épargner « d’être jugée », et non à des causes réfléchies, à des motifs questionnés certes infiniment plus difficiles à atteindre : c’est montrer ostensiblement par tout décalage qu’il existe une alternative à laquelle la foule n’avait pas songé, et comme il ne se peut qu’on n’ait pas songé – ni les autres – à ceci sans en sentir le poids de la honte, nul ne veut reconnaître qu’il n’a jamais réfléchi à une façon différente de se tenir digne, on vous reproche alors la pavane et l’épate ! autrement et vulgairement dit : vous faites décidément chier !

Après cela, rien de surprenant à ce que la mémoire soit tout logiquement le point le plus faible de notre contemporanéité : c’est sa cohérence ! c’est sa vraisemblance ! Il faut à du bétail, particulièrement amateur d’une bienséance insistante et grégaire la capacité forte d’oublier ce qu’autrefois il estima contraire à ses usages et que le moment suivant il adoptera par indolence : car en effet, il arrive régulièrement qu’une majorité s’est accordée sur un point sans que telle tête ait participé à son adoption, et comment à présent retirer son adhésion sans perdre la face ? Nier avoir été, voilà la solution périodique, la doctrine de notre époque. C’est le désavantage de se conformer toujours à l’unanimité : il faut que les avis généraux ne changent pas de façon trop soudaine, qu’une obligeante homogénéité permette d’anticiper où va le groupe, et, quand un ébranlement imprévu se produit, il faut se plier à ce qu’on abhorrait il y a peu comme s’il n’avait jamais été question d’autre chose : c’est pourquoi notre société oublie toujours, faute d’individu pour tenir personnellement à une idée ferme, on s’en départit au profit de la benoîte tranquillité du troupeau, il n’y a que lui auquel fébrilement on s’attache, on est le troupeau depuis la naissance, et ne plus en faire partie induit l’angoisse terrible de s’anéantir ! Chez nous, le changement ne se réalise que par l’oblitération des pensées précédentes, nullement par l’effet d’un convaincre plus juste : on efface et on se reconditionne suivant le programme de tous, il n’y a ainsi pas d’incohérence, et celui qui ambitionnerait de révéler cette faiblesse de propreté en quelqu’un ou en tous serait, une fois de plus, le paria qui désagrège, celui qui est « mauvais esprit », celui qui, d’un ton acerbe et déplaisant, attente à la légèreté universelle, quelque chose comme un névrosé, de sorte que chaque fois que quelqu’un tient dûment à des opinions qui diffèrent, il n’est pour tous nul besoin d’examiner ses avis : c’est un grincheux qui se plaît à gêner ! Eh quoi ! on ne peut avoir tort là-dessus ! car n’est-ce pas que, comme personne ne tient à rien avec force conviction et expertise, ni vous-même à vrai dire, il faut bien reconnaître que la dernière fois que vous vous êtes imposé, c’était, vraiment, pour une cause dérisoire et surtout à dessein de vous valoriser ! Alors comment ne pas croire que les rares qui feront comme vous le feront certainement avec les mêmes motivations ! Celui qui insiste ne le fait, de l’opinion générale, que pour la gueule et la galerie.

Ainsi, ne cherchez jamais à indiquer chez quelqu’un l’origine de ses idées, de lui révéler ses préjugés, de l’édifier par la révélation d’une de ses inconséquences : vous ne seriez bons qu’à « installer de la mauvaise humeur », au même titre que lorsqu’on interroge un malade d’Alzheimer sur un souvenir que son cerveau a effacé on lui suscite un dégoût et une impatience immédiats : il s’énerve alors exactement de la même manière contre vous, vous l’importunez, il vous chasse sans argument, il se rappelle à ce bonheur aveugle et sourd où il baignait il n’y a qu’un instant avant que vous n’interveniez dans ses songeries mièvres, et ce qu’il retient c’est seulement que vous interrompez cette béatitude hallucinée où il vivait continûment son rêve de normalité accomplie. Un bœuf ne veut pas regarder un singe élevé, ses leçons lui sont suspectes et douloureuses, il est vrai qu’observer ainsi un « être qui rue » oblige à lever la tête, cela abîme la nuque et cause du désagrément, un désagrément anatomique et presque congénital, quand le fleuve de l’oubli, lui, dessous soi et dans le prolongement du gosier, rassure et conforte, apaise ainsi qu’une onde qu’on déifie de bienfaisance, glissant tiède et sans effort dans la gorge, cours étal qui crée une dépendance lénifiante comme le somnifère ou comme le népenthès.

Par conséquent, n’obligez jamais un contemporain – jamais du moins sans vous préparer au pire et notamment à quelque ostracisme cinglant – à cesser bienheureux de boire racistement à quatre pattes et en rang les eaux de son précieux Léthé.

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