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Henry War
24 juin 2020

La pitié est un égoïsme

Ah ! combien il est d’hommes célèbres qui ont eu tort et qu’on a célébrés justement pour cela ! Chez eux, la vérité unanimement admise de leurs assertions n’a dépendu que de la passion avec laquelle ils les ont assénées, cette force seule ou mêlée de formes élégantes et valorisantes a suffi à persuader de larges foules, et on a tenu l’idée juste et universelle à l’unique prétexte qu’elle fut exprimée en un style accessible et flatteur, décisif ! Sans parler de la générosité qu’on a alors prêtée à l’auteur lui-même et qui a anéanti d’emblée l’examen de la véracité : n’importe quel idéaliste mensonger mais plein d’espérance paraît un saint et reçoit l’onction publique. Vraiment, la postérité quelquefois ne tient qu’à cela ! j’écris « quelquefois » mais je crois bien que je devrais écrire « toujours » !

J’ai songé il y a peu, parmi mes nombreuses considérations sur la morale, à cette idée – étonnante, curieuse, abstraite comme tout ce qui n’a pas d’yeux c’est-à-dire d’exemple – d’une compassion pure que je ne rencontre décidément nulle part, à cette pensée de désintéressement complet dont j’ai démontré ailleurs la naïveté, et alors tout spontanément m’est revenu à l’esprit le célèbre passage sur la pitié de Jean-Jacques Rousseau, dans son très académique Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité par les hommes (entre parenthèses, je n’entends toujours pas pourquoi juxtaposer « origine » et « fondements », c’est tout à fait là même chose, il me semble, non ? n’est-ce pas un pléonasme lourdaud ?) ; j’avais gardé à l’esprit la parabole impressionnante du témoin d’un loup dévorant l’enfant, et, en regardant une vidéo d’accidents et de douleurs réels, une inférence contraire m’en était venue, bien plus irréfutable a priori que ce que j’avais cru lire chez l’auteur du Contrat social qui tenait, par principe, à ce que l’homme fût bon par essence et que la société le corrompît (il faut haïr de ces philosophes qui se font un devoir de démontrer un axiome à tout prix : la recherche de la vérité est un art où ne doit tomber ni prévention ni intention). Je suis donc allé à la recherche de l’extrait en question que j’ai retrouvé, et le voici étendu et sans coupe, comme je fais toujours par souci d’honnêteté :

« Il y a d’ailleurs un autre principe que Hobbes n’a point aperçu et qui, ayant été donné à l’homme pour adoucir, en certaines circonstances, la férocité de son amour-propre, ou le désir de se conserver avant la naissance de cet amour, tempère l’ardeur qu’il a pour son bien-être par une répugnance innée à voir souffrir son semblable. Je ne crois pas avoir aucune contradiction à craindre, en accordant à l’homme la seule vertu naturelle, qu’ait été forcé de reconnaître le détracteur le plus outré des vertus humaines. Je parle de la pitié, disposition convenable à des êtres aussi faibles, et sujets à autant de maux que nous le sommes ; vertu d’autant plus universelle et d’autant plus utile à l’homme qu’elle précède en lui l’usage de toute réflexion, et si naturelle que les bêtes mêmes en donnent quelquefois des signes sensibles. Sans parler de la tendresse des mères pour leurs petits, et des périls qu’elles bravent pour les en garantir, on observe tous les jours la répugnance qu’ont les chevaux à fouler aux pieds un corps vivant ; un animal ne passe point sans inquiétude auprès d’un animal mort de son espèce ; il y en a même qui leur donnent une sorte de sépulture ; et les tristes mugissements du bétail entrant dans une boucherie annoncent l’impression qu’il reçoit de l’horrible spectacle qui le frappe. On voit avec plaisir l’auteur de la fable des Abeilles, forcé de reconnaître l’homme pour un être compatissant et sensible, sortir, dans l’exemple qu’il en donne, de son style froid et subtil, pour nous offrir la pathétique image d'un homme enfermé qui aperçoit au-dehors une bête féroce arrachant un enfant du sein de sa mère, brisant sous sa dent meurtrière les faibles membres, et déchirant de ses ongles les entrailles palpitantes de cet enfant. Quelle affreuse agitation n’éprouve point ce témoin d’un événement auquel il ne prend aucun intérêt personnel ? Quelles angoisses ne souffre-t-il pas à cette vue, de ne pouvoir porter aucun secours à la mère évanouie, ni à l’enfant expirant ? Tel est le pur mouvement de la nature, antérieur à toute réflexion. »

Et voici donc ce que serait la pitié chargée d’atténuer naturellement l’amour-propre de l’homme. C’est affirmer bien péremptoirement ce qui est ici en question et qui nécessiterait une démonstration poussée, plus psychologique que morale, à savoir qu’il n’entre dans la pitié nul amour de soi-même, et même qu’il n’y entre pas principalement de l’amour-propre ! autrement, je ne vois pas en quoi il y aurait là gage de certitude ou même idée de vertu ! Et commencer, pourquoi pas, par s’arrêter un moment sur ce qu’est cette pitié et la façon dont elle se manifeste : qu’il y ait dans ce sentiment une manière de réciprocité, une extrapolation de soi vers l’autre et inversement, c’est ce dont il n’y a guère lieu, par définition et par expérience, de douter, mais aussi il faut prouver qu’il ne s’y trouve pas un intérêt personnel avant que de le présenter comme un opposé de l’amour-propre – on ne peut en la matière, puisque c’est le sujet qu’on se propose d’explorer, se contenter d’idées reçues et reléguer de plus amples réflexions au rang d’arguties : et comment donc exclure l’hypothèse que l’on peut s’aimer aussi d’être compatissant, voire qu’on peut penser à son mérite d’avoir pitié y compris dans l’urgence, fort d’y avoir préparé sa conscience ? Si par ailleurs on examine méticuleusement le passage de Rousseau, on découvre qu’il se mêle à nombre de vérités indubitables maintes extrapolations hasardeuses, excessives et sans rapport évident avec ce qu’on nomme pitié et qui font croire par abus en l’irréfragabilité de l’avis général, au point que l’auteur lui-même, sur le crédit qu’il accorde en ses formulations braves, ne croit avoir « aucune contradiction à craindre ». Eh bien ! je ferai la mienne qu’il ne pourra entendre, mais n’importe ! d’autres peut-être la sentiront plus juste que l’original.

Je ne saurais nier tout d’abord la « répugnance innée à voir souffrir son semblable » : elle existe, nous l’expérimentons tous, il suffit de voir le spectacle d’une fracture et toute notre face se contracte, notre corps ressent une sorte de sursaut crispé, c’est à peu près évident et universel ; mais d’où doit-on en déduire que ce dégoût procède de notre volonté d’aider autrui et de souffrir avec lui ses peines comme si elles étaient les nôtres ? Ce que nous mesurons dans sa douleur, c’est la façon dont nous les vivrions si elles nous arrivaient à nous : nous tâchons de les prévenir en nous les rapportant et nullement de les partager. Quelqu’un s’est fait mal, c’est mon instinct de survie de m’imaginer que je pourrais souffrir de la même façon, c’est un réflexe de conservation qui me fait apprécier ce mal comme le mien à dessein de m’en détourner, voire de comprendre comment empêcher qu’il m’advienne. Tous les exemples que Rousseau expose non seulement s’éloignent de l’idée de pitié, mais consistent exactement en la transposition de cet égoïsme dont j’ai parlé : une mère ne veut pas que son fils ait été conçu en vain, mais l’enfant n’est, d’une certaine manière, qu’un prolongement, qu’une extension des parents, il constitue aussi bien leur propriété que, dans toute tribu, une force supplémentaire à venir et propice à assurer la survie des aînés et du clan, et puis la mère a souffert des couches et elle n’entend certainement pas que ses souffrances aient été vaines, et cependant on connaît dans la nature des femelles et des mâles qui dans certaines conditions mangent tout ou partie de leur progéniture. Les chevaux, il est vrai, ne foulent pas des animaux vivants, mais que je sache ils ne foulent pas davantage des animaux morts, ils craignent les réactions de tout ce qui peut briser leurs pattes relativement fragiles d’un claquement de dents ou d’un mouvement brusque, mais encore : faut-il appeler pitié le fait de ne pas piétiner ou déchirer quelqu’un ? Un animal s’inquiète d’un animal mort de son espèce : soit, mais y a-t-il « pitié » là où l’on destine sa méfiance à quelque chose qui n’a plus de sentiment, aurait-on alors pitié pour un arbre ou pour une pierre ? c’est que pour qu’il y ait pitié, il me semble qu’il faut qu’on trouve une volonté de venir en aide, l’idée d’un possible secours, et c’est sans dire que, dans cet exemple, cette inquiétude ne se réalise qu’à condition que notre animal ne soit pas charognard : eh bien ! il sent qu’un cadavre attire des prédateurs et peut-être des maladies qui pourraient lui nuire, son dégoût est bien intéressé ! Le bétail mugit chez l’équarrisseur, soit : c’est qu’il devine qu’il n’est pas en sécurité et il infère de ce qui blesse les autres de quoi se mettre à l’abri, c’est ni plus ni moins pour la même raison qu’un troupeau de bison fuit quand un de ses membres est attaqué, et, une fois de plus, comment nommer pitié l’appréhension du danger et le désir ou la réaction de fuite sans l’intention d’un soutien ?

Quant à la bête féroce qu’un témoin voit dévorer un enfant, l’exemple est plus éloquent car il s’assimile mieux à une représentation de la pitié humaine, cependant n’est-il pas vrai que dans cette situation, si le témoin a son fils sous la main, il le serrera contre lui plutôt que de venir en aide à celui qui pâtit du loup ? Cela se rencontre ordinairement en mille occasions, vols et crimes courants où l’entourage du délit ne réagit point dans l’extrême majorité des cas, où le témoin regarde le méfait justement sans réaction, dans une stupeur absolument irrépressible et qui paraît innée, naturelle, parce que la souffrance d’autrui ne fait que produire, conformément à ce que j’avance, le désir que cette souffrance ne nous arrivât pas – autrement, si l’instinct l’y poussait, il devrait, dans l’exemple de la bête, être déjà dehors avant que d’avoir réfléchi ! et il faudrait de toute évidence qu’un mouvement spontané inverse le fît aller à la défense de la victime, ce qui ne survient pour ainsi dire jamais. De manière en effet « antérieure à toute réflexion », le témoin d’un mal ne porte pas secours, parce qu’il se livrerait lui-même au mal en pareil cas, et le secours ne vient que de gens qui, de façon postérieure, ont justement réfléchi en-dehors de l’instinct.

La pitié n’est donc pas, comme le veut Rousseau plus qu’il ne le prouve, une « vertu » pour « adoucir » l’amour-propre, mais bien un simple « attribut » en ce qu’il « atteste » de la prédominance de l’égo, s’agissant d’événement où il prend un intérêt au contraire tout personnel concernant sa survie pour que cet accident ne lui arrive point, à lui. 

Et voilà comment il est démontré que la pitié n’est qu’une façon de conjurer le mal, de le mettre hors de soi, plutôt qu’un mouvement vers autrui : on rit aussi, d’ailleurs, de ces images où les gens se blessent, et même sans se départir de grimaces et de gestes de répulsion. La compassion est une façon de se créer artificiellement une épreuve pour n’y pas succomber, c’est un mode d’apprentissage si l’on veut, et voilà pourquoi on la rencontre aussi chez les animaux : elle permet de constater le fruit d’une erreur avant de la commettre, et, il faut le reconnaître, en pareille situation où l’on est témoin, on s’efforce toujours d’analyser la faute plutôt que de se contenter de plaindre la douleur de celui qui souffre ; c’est donc notre intérêt qu’on cherche par la pitié, l’intérêt par lequel, en bonne santé soi-même, on tâche à prédire la façon dont un accident semblable pourrait nous arriver. Et plus terrible est l’accident, plus fort nous retenons instinctivement la leçon en exprimant cette fixité mentale utile à produire des changements de comportement.

La compassion n’est donc pas une vertu altruiste – l’altruisme n’existe toujours pas. C’est une assimilation d’un mal, une expérience par procuration, et on sait comme dans le monde animal la survie dépend de l’expérience : c’est en cela, ni plus ni moins, une instinctive protection de soi.

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