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Henry War
9 juillet 2020

Le temps des livres est passé, Juan Asensio, 2019

Le temps des livres est passéJ’espère toujours activement, en matière de lecture, des références neuves et des apports inédits : je ne me satisfais pas de ce qui est à ma portée – cela s’entend de toutes les manières –, notamment parce qu’en général tout ce qui est contemporain manque évidemment d’art. C’est pourquoi, me fiant à ceux dont je devine une finesse intempestive – c’est indéniablement le cas de Juan Asensio –, je vais quêter leurs conseils avec avidité, et l’on sait qu’un conseil n’a de valeur effective que lorsqu’il est reçu avec la ferme volonté d’en tenir compte, c’est-à-dire après l’estime qu’on attribue à son émetteur (en quoi presque tous les conseils qu’on prodigue, que ce soit à tort ou à raison, sont totalement inutiles). Comme toujours, j’avais besoin d’auteurs inconnus et édifiants, il m’a donc semblé naturel de consulter l’ouvrage de Stalker, pseudonyme pour un critique précis et d’un goût pour le moins inactuel.

Pourtant, autant le dire d’emblée, mes espoirs en sont sortis insatisfaits, et ma recherche de livres, à quelques exceptions près, n’a pas été fructueuse : c’est qu’Asensio et moi n’aimons pas les mêmes œuvres, bien que nous ayons en commun d’en distinguer tous deux la profondeur et la hauteur, c’est-à-dire à la fois la densité et le surplomb – en cela, l’écriture et la lecture sont pour nous infiniment éloignés du divertissement normal. Mais Asensio nourrit une attirance manifeste pour l’obscurité tandis que je ne m’avance avec attrait que sur le terrain franchement exposé de la clarté.

Examinons cela, je vous prie. Il ne me semble pas exagéré de prétendre qu’un livre est autant capable de dissimuler que de révéler : l’auteur de maîtrise sait comment se rendre incompréhensible même des plus pénétrants ou au contraire accessible des sots, mais ces deux extrémités figurent une faute : ou l’excès de pédanterie rend un écrivain insoucieux d’être lisible (ou soucieux d’être illisible) et alors c’est volontairement qu’il devient obscur au point qu’il peut en effet ne rien signifier (on en connaît qui n’ont fait que cela : s’efforcer d’avoir l’air fins), ou bien l’abaissement au vulgaire et les compromissions réduisent un auteur à s’exprimer de façon banale pour accéder à une multitude assez vile, ce à quoi en tant qu’artiste il ne devrait point se résoudre mais où il se plaît souvent comme roi des imbéciles. Or, je crois qu’un lecteur avisé ne devrait jamais couronner l’une de ces deux tendances qui, pour opposées qu’elles sont, induisent également un souci prédominant de pose – même je doute, à vrai dire, qu’il soit bien plus difficile d’être verbeux que complaisant : il s’agit seulement de deux modes de recherche de « style uniforme » – alambication conceptuelle ou disponibilité mentale – avec ses ressorts faciles et ses trucs systématiques.

Or, une caractéristique manifeste de tous les livres qui ont plu à Asensio ainsi que de la majorité des citations qu’il expose réside dans une certaine manière de compliqué. D’aucuns tendent à estimer par défaut que le difficile recèle nécessairement de la profondeur : le Vrai pour eux n’est alors qu’une présence tapie à « débusquer », et un style plus ou moins chargé, pour ne pas dire inutilement alourdi, attire d’office l’amateur de mystères et d’ombres. C’est un peu le cas d’Asensio. Non qu’il soit « abusé » par des apparences de grandeur – ses analyses vont bien au-delà du vernis et de la pavane, et il ne fait guère de doute que les auteurs qu’ils publient ont au moins « réfléchi » –, mais il est patent que c’est principalement la complexité qui le tente et qu’il va trouver son intérêt non du côté de l’efficace et de l’éloquent mais de celui du disert et du tortueux comme indices de profondeur cachée (raison pour quoi on est en peine, dans ce recueil uniquement de critiques positives, de rencontrer un ouvrage de moins de 600 pages). Et Asensio admet ce critère sans paraître avoir songé qu’en s’exprimant avec longueur et difficulté, un auteur manque souvent à avoir eu la finesse d’être net et concis, ce qui est beaucoup plus dur et profond. Ainsi, une certaine dilution de l’effet dans une œuvre littéraire, répandu en circonlocutions où s’estompe la réalité sensible, s’accorde chez Asensio avec son goût pour le déchiffrement : il veut et recherche du difficile, ce dont je ne saurais du tout le blâmer, à ceci près qu’il tend assez à le confondre, je trouve, avec le sage ou le sagace.

C’est d’ailleurs un critique qui, à peu près de son propre aveu, n’a aucun intérêt pour les intrigues qu’il ne s’abaisse presque jamais à résumer et qui ne sont pour lui que des vecteurs d’idées supérieures ; au même titre dédaigne-t-il de parler du style qu’il qualifie très peu : ce qui intéresse Asensio, ce sont les thèmes, il a la passion des thèmes, et, si je taquinais un peu, je dirais qu’il est pour beaucoup un « fort-en-thèmes », un érudit qui se plaît, sans désir d’être efficacement compris et c’est sa cohérence, à discuter d’œuvres d’une façon intellectuelle sans beaucoup se soucier de son lecteur. Il paraît notamment à le lire qu’un travail critique consiste à extrapoler sur des thèmes réputés « universels », et ses lectures, plutôt que de rendre compte de la justesse d’une technique ou de l’originalité d’une vision, en somme à déterminer la qualité ou la vérité d’une œuvre d’art, consistent en une accumulation d’idées ingénieuses, symboliques et exploitées jusqu’à un certain degré de sophistication voire d’usure. Ainsi, ce qui est proprement littéraire est toujours pour lui : spéculaire, inénarrable, monstrueux, satanique, labyrinthique, abyssal, secret, monumental, énigmatique, christique, souterrain, faustien, apocalyptique, mémoriel ou ambigu. Sa contention d’esprit est tendue à ce puissant effort d’extraire des thèmes d’une œuvre comme on exprime à toutes forces le jus d’un fruit parce qu’il paraît étrange et compliqué, et c’est ce qui lui fait emprunter tôt ou tard le langage des universitaires que pourtant il déplore, langage vétilleux d’objectiviste sans couleur, langage de dissecteur qui décolore l’objet textuel de sa vitalité en y apposant toutes sortes d’interprétations hasardeuses et valorisant l’intellect. En l’occurrence, manières de : transitions forcées entre thèmes sans net rapport mais que le critique craindrait peut-être un gâchis de ne pas mentionner tout de même ; références inconnues et ardues, spécifiques, volontairement inexplicites sauf à de certaines élites ; interprétations douteuses présentées indistinctement comme évidentes, sans développements ; agglutinations de citations diluant le propos et liées artificieusement par l’astuce accapareuse de quelques conjonctions de l’auteur ; tournures lyriques achevées en métaphores si contournées qu’elles deviennent insensibles ; utilisation de formules typiques d’écoles de pseudo-docteurs et d’impersonnalité, dont les néologismes savants et le très hideux recours au « nous », cette lâcheté ; usage superfétatoire et impatientant de notes de bas de pages dont le contenu souvent mériterait de figurer dans l’article même ; artifices de clausules tournées en épiphonèmes pour faire éloquent mais souvent creux comme du proverbe à dessein d’ouverture obligatoire autant que d’épate…

Ah ! combien de mal j’en dis, trop sans doute ! beaucoup trop ! C’est ainsi ! Je sais bien que j’insiste toujours à l’excès sur les défauts des auteurs que j’apprécie (M. Asensio, une fois, me l’a lui-même remarqué), et j’ai l’air impoli, sauvage, vindicatif même, et j’ignore pourquoi ! Il me semble à moi que c’est une façon de leur rendre hommage, ou, pour être plus exact, une manière, quand ils sont déjà excellents, d’aller discerner en quoi ils ne sont pas parfaits : il y faut alors nécessairement une explicitation appuyée parce que ce défaut est difficile à définir, et cette abondance fait plutôt croire en une évidence de faute, au lieu exactement du contraire ! Ah ! pourtant, je ne me dédis pas : Juan Asensio – voilà l’essentiel – entame toujours sa critique avec une idée juste et pénétrante, avec un élan immédiat et personnel, généreux et lumineux, noble et risqué, aussi bien quand il célèbre que quand il frappe, mais malheureusement bientôt il s’enfonce et souvent d’un seul coup vers cet abscons qu’il adore et dont son style et ses idées s’imprègnent et s’encombrent ; il se livre d’abord et peu à peu il disserte, s’exprimant dès lors, comme disent les anglais, en « connoisseur », manipulant des concepts trop vagues au point de laisser même chez moi une impression de vacuité soporifique – c’est qu’un long moment, je ne me souviens plus du tout de quoi il s’agit, j’ai bien lu attentivement mais le sens est si flou qu’il ne m’en reste qu’un étourdissement insensé, les transitions alors ne m’étant d’aucune aide : je sais qu’on parle de nouveau d’un des « thèmes » du livre, mais j’ignore ce qu’on en dit et même, à vrai dire, le pourquoi –, et ainsi tout ce qu’il y a de pur, de spontané et de tranchant s’obscurcit des marques de distinction codifiée d’une sorte de « genre analytique » dont j’ai lu maintes fois les pédanteries plates au cours de mes études de Lettres. Et c’est alors comme un épuisement temporaire de sa vitalité pleine et franche, comme un étiolement de sa belle faculté d’abandon, comme une force qui se regénère en pose convenue dans l’attente des retrouvailles inopinées d’une pensée vive qui resurgit quelquefois en un passage de fulgurances sans affectation où l’esprit d’Asensio semble avoir attendu, dans un ennui formel, un moment de révélation : en somme, Asensio ne me semble jamais aussi grand que lorsqu’il est net et sincère, et le caractère même de cette sincérité disparaît chez lui dans la recherche et l’ampoule notamment parce qu’il admet que la qualité littéraire réside dans la propriété d’une œuvre à être longuement sondée – il y met, si vous voulez, trop de corde et avec trop d’insistance (c’est qu’on finit ainsi même dans une mauvaise œuvre par attraper quelque chose) –, et parce qu’il s’efforce en cohérence d’écrire comme il aime lire. C’est un homme en cela qui poursuit sans cesse une stimulation mentale, indice des êtres supérieurs et mus par un travail assidu qu’ils se sentent justement en devoir de convertir en œuvre, un individu donc et une rareté à notre époque, mais un esprit qui s’éprend d’auras comme des fantômes, dont il tait longuement les propriétés en bavardages qui ne vont pas au fait, semblable alors à ceux qui trouvent leurs révélations dans la psychanalyse ou le paranormal en ce que ses arguments, si je puis nommer ainsi ce qui s’apparente à l’intention de prouver des vertus ou des vices, ne sont jamais tout à fait des raisons mais des atermoiements péremptoires et des supputations d’intentions. Il y faut plutôt – c’est pourtant indiscutablement un écrivain audacieux – de cette « race » et de cette « gueule » qui l’ont fait connaitre dans ses éreintements et qu’il sait souvent communiquer dans ses introductions… dont la suivante, méliorative et d’une belle franchise, que je qualifierais par sa « trempe » de morceau de bravoure, l’une des rares qui tienne assez longtemps le pari de la personnalité en verve et dont le style rivalise avec les écrits puissamment évocateurs que, je crois, son auteur admire le plus.

 

À suivre : Léviathan, Green.

 

***

 

« Des mois entiers d'une lecture fébrile, harassante, sans cesse abandonnée puis reprise, rougissant de l’évidente certitude que la note, pas même écrite, qui en fixerait la trace point trop labile, serait ridiculement inappropriée, vague, point digne de ce lanternarius que doit être le critique véritable, vrai cicérone devant connaître par cœur, faute de buter sur une pierre et de se blesser voire de chuter lourdement et de tomber dans un gouffre, le terrain difficilement parcouru par l’auteur ne sachant rien de son enfer, ou plutôt ne pouvant disposer du savoir, de la lumière dont celui qui viendrait après, bien tranquillement au milieu de ses livres, sachant tout ou presque de ses livres justement et même de sa vie et du chemin immense parcouru dans la peur, la rage et l’épuisement, ferait un usage dispendieux peut-être mais nécessaire afin d’alléger, un peu, quelque temps, les épaules du vagabond avançant dans les ténèbres déchirées par les cris.

Quelle œuvre prodigieuse, torrentielle, énigmatique, paradoxale, inventive en diable, drôle, méchante, remarquablement acrimonieuse, parfois incompréhensible pour un lecteur non versé dans les arcanes de l’histoire de l’accession au pouvoir d’Hitler, hermétique même pour des lecteur de langue allemande tant l’auteur pousse sa langue dans ses derniers retranchements, que cette Troisième nuit de Walpurgis de Karl Kraus, impeccablement traduite, il faut saluer ce travail exceptionnel par Pierre Deshusses et éditée avec une préface de Jacques Bouveresse presque plus épaisse (et non dépourvue de répétitions) que le texte du polémiste autrichien, ainsi qu’un remarquable appareil critique ! » (page 102)

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Commentaires
L
Bonjour Chef,<br /> <br /> <br /> <br /> On m'avait conseillé le blog d'Asencio (sous le nom "post moderne, post apocalypse qui en "jette" de Stalker).<br /> <br /> J'ai lu quelques unes de ses critiques :<br /> <br /> - Oui le critique est cultivé,<br /> <br /> - Oui il a des choix littéraires qui sont de haute tenue littéraire.. De nos jours peu de lecteurs s'aventurent encore chez Bernanos, Drieu La Rochelle, etc, et quand les lecteurs/critiques aiment ce genre d'auteurs ils évitent d'en parler, de peur d'être catalogués comme de gros vilains réacs qui, comme le pinard, tâchent. Donc c'est tout à l'honneur d'Asencio de labourer la critique dans ces terres laissées en friche, à l'heure actuelle.<br /> <br /> - Mais oui vous avez raison, Chef, quand vous écrivez qu'Asencio est souvent incompréhensible. J'ai lu, relu certaines de ses phrases et j'ai lâché un "Moi pas comprendre. Moi être trop bête."<br /> <br /> <br /> <br /> Ce type est un poseur. Il rit de se voir si beau en son miroir littéraire.<br /> <br /> La vie est courte, Chef, et j'ai lu si peu de livres. Je l'ai laissé se pomponner devant son miroir.
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