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Henry War
14 août 2020

L'infirmière et l'autorité

Ça me paraissait pourtant évident, et ça devrait l’être à toute personne ayant un peu réfléchi : on n’est pas officiellement détenteur d’une autorité en-dehors des lieux où l’on revêt les insignes de cette autorité ; il faut dans la vie civile des attributs supérieurs, bien plus subtils que ceux que confèrent automatiquement et comminatoirement le port d’un uniforme. Autrement dit, on ne tolère pas si facilement d’être sermonné par un policier lorsque celui-ci n’induit plus la menace d’une contravention : il y faut autre chose de plus profond et dont j’ai déjà parlé, qu’on pourrait résumer par la valeur d’estime que confère l’exemple.

Le témoignage de l’infirmière agressée récemment dans un bus est caractéristique de toutes les erreurs de raisonnement, d’irrationalité sentimentale et autojustificatoire, dont est atteinte notre société, et que je rapporte depuis assez longtemps dans mes articles. Les gens n’ont qu’à se croire dans leur « bon droit » pour supposer qu’ils sont légitimes et dépositaires de l’autorité ; ils n’ont dès lors aucune raison de songer bien avant à ce qu’ils font puisqu’ils sont des « justes », que la loi les place d’office dans le rôle de répurgateurs divins, de prophète : s’ils meurent, ils seront martyrs, ce sera un honneur. Florilège des erreurs d’une contemporaine typique :

« C’étaient des jeunes qui avaient l’air de bonne humeur, je me suis permis d’intervenir sur un ton sympathique, avec un sourire au visage. S’ils ne le voyaient pas forcément parce que j’avais un masque et des lunettes, j’espère que ça s’entendait dans le ton de ma voix. » Ils sont jeunes, donc elle a l’autorité : l’autorité est une question d’âge. Elle se permet d’intervenir, et n’est-il pas vrai que l’on peut toujours interrompre des amusements ? Heureusement, elle sourit quoiqu’invisiblement : le sourire est un immanquable prétexte à notre époque pour déranger les gens avec la meilleure conscience ; si on a l’air gentil, on peut exaspérer même des inconnus. Elle espère que sa sympathie s’entend, donc elle s’entend évidemment – il n’est pas fort question que cette sensation soit aussi relative.

« Je leur ai dit : “Les loulous, on peut mettre le masque s’il vous plaît” ». « Loulous » est un terme pas du tout humiliant ni ridicule. Ce « on peut » n’est certainement pas une marque d’impersonnalité assez ostensible et exaspérante. « S’il vous plaît » suppose bien entendu qu’on peut importuner les gens pour n’importe quelle raison, puisque c’est dit poliment.  

« L’échange est monté, dans le ton et dans l’humeur et dans la colère des deux côtés, je ne le nie pas, j’étais très énervée, très choquée. » Elle « ne le nie pas » : j’aime beaucoup, c’est très caractéristique : il n’est pas question, pour sa conscience, de mentir, le contemporain ne rend pas de faux témoignages mais il applique à la vérité tant d’interprétations qu’à la fin on ignore où se situe le fait réel et à quel point il peut être travesti de sentiments, involontairement. Laissons cela : dans n’importe quelle société humaine, primitive ou non, quand on n’a pas les moyens physiques – la puissance – d’assumer la colère, on évite de la manifester. Hurler, c’est toujours risquer qu’une dispute dégénère.

« Quelque part je me sentais en danger, je crois que c’est ce qui m’a poussée à continuer à parler, à leur tenir tête parce que je ne voulais pas me taire. » « Je ne voulais pas qu’ils croient que parce qu’ils étaient menaçants, ils allaient gagner. » En l’occurrence, c’est précisément parce qu’elle se sentait en danger qu’elle l’était : bonne idée, décidément, ne pas écouter son instinct quand on est en position de faiblesse ! On voit que, d’une certaine façon, elle pousse à la faute : elle sait, elle, qu’elle s’empêchera de frapper, mais elle ne peut garantir que les jeunes ne le feront pas. Il y a quelque chose véritablement de l’ordre du martyr dans cette situation où le faible crée les conditions même de son supplice et de sa persécution.

« Le ton est monté assez rapidement, je ne me suis pas laissée faire, j’ai répondu que c’était honteux de parler comme ça à quelqu’un qui demandait de mettre un masque. » Elle se sait raison, donc elle a raison. Tout ce qui s’oppose à qui se sait raison et qui est défendu par la loi a forcément tort et suscite un épouvantable sentiment de scandale. Notons également la totale mésestime de son importunité : elle s’adresse à des étrangers sans leur consentement pour leur exprimer un reproche, mais elle estime que c’est « honteux », compte tenu de son message, qu’ils le lui fassent réciproquement remarquer.

« Il a mis son visage à deux centimètres du mien pour me faire peur. De là, j’ai posé ma main sur son torse, je l’ai éloigné de moi. Et j’ai pris une gifle de toute sa force, qui m’a sonnée. » Je ne veux certainement pas justifier la gifle, c’est une faute grave, ainsi que toutes les autres violences absurdes, stupides et régressives qui s’ensuivront ; notons quand même que jusqu’à présent, dans cette situation, chacun est dans un rapport de stricte égalité (ça crie de toutes parts), à ceci près que les adolescents refusent de se soumettre à une loi (et comment ne pas entendre, dans la situation où tout le monde présent le porte, que c’est délibéré ? J’en profite pour ajouter que ce conflit, depuis le début, est public : qui ignore que la présence humaine tend à figer les positions puisque chacun dès lors tient à ne pas perdre la face, de sorte que les jeunes, passé la première minute, ne peuvent plus se dédire et se soumettre ?) et que c’est l’infirmière qui vient en premier investir la conversation d’autrui. Une autre évidence, que chacun devrait savoir et que je tiens à rappeler utilement ici (il suffit de taper « combat de rue » sur un moteur de recherche pour le vérifier et le comprendre) : le « code », en pareille situation, c’est que c’est le premier qui touche physiquement l’autre qui ouvre les hostilités et permet des représailles – cela vient peut-être des fameuses présentations des boxeurs avec leur « trash talking » rituel. C’est alors au jeune de pousser à la faute, il provoque en s’approchant jusqu’à la limite du contact, qui a bien lieu : selon ce code, il devient alors légitime de « rendre » le contact. Retenez bien ceci, quel que soit le bien-fondé que vous accordiez à cette règle tacite : en cas de dispute, ne touchez jamais votre interlocuteur.

Ses conclusions ? « D’autres personnes qui sont anti-port de masque, peut être que ça leur fera ouvrir un petit peu les yeux sur la bêtise de leur démarche ». Car chacun sait que ces personnes s’identifieront sans peine à ces jeunes, puisque comme ils se situent aux antipodes de la sagesse, il est impossible qu’ils ne soient eux-mêmes des délinquants.

« Jamais personne n’a cru que ce serait un danger de rappeler quelque chose qui devrait faire partie du respect, du civisme, de l’humanité même. » Elle ne l’a pas cru, donc « jamais personne » non plus ! – on ne suppose pas qu’elle a consulté beaucoup de mondes pour vérifier cette péremptoire assertion. Est-ce donc le devoir de chacun, une preuve de respect, de civisme, d’humanité, d’aller remontrer leurs fautes à tous les inconnus qu’on rencontre ? Est-ce que je dois, au nom de toutes ces prétendues valeurs, faire remarquer à n’importe qui les erreurs de syntaxe que j’entends partout prononcer ?

Les journaux ajoutent : « Lisa ne comprend pas qu’on ne participe pas à l’effort collectif, alors “qu’on peut stopper le virus en portant un bout de tissu ou de papier devant son visage” ». C’est bien qu’elle le reconnaisse : elle ne le comprend certes pas. Aujourd’hui, nul ne comprend qu’on ne soit pas de son avis – la suite de sa déclaration est d’une naïveté à peu près sidérante sur laquelle je n’ai même pas besoin de revenir.

Et bien sûr : « Elle souhaite que sa triste mésaventure sensibilisera le reste de la population. » ! À ce stade, elle n’a toujours pas compris qu’elle était plus propre à recevoir des leçons qu’à en donner, mais c’est le lot du contemporain de penser, quand il vit une épreuve et reçoit une souffrance, que, à la façon du Christ, cela apportera une lumière d’exemplarité à tout le genre humain !

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