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Henry War
24 août 2020

La voix du corbeau

Tous les matins, lorsque j’emmène mes filles à l’école, surgissent dans les airs, depuis les grands pins en arrière-plan, les longs cris rauques et sinistres des corbeaux, ces êtres sombres qu’une longue tradition rejette loin des hommes. Et ce concert, dont la texture évoque plus une percussion qu’aucun autre instrument auquel on associerait volontiers le terme de « chant », semble toujours tomber depuis quelque profondeur, c’est toujours un retentissement lointain et haut, issu comme des nuées mêmes, pareil à un avertissement supérieur et surhumain, et qui « frappe », qui détone si l’on préfère, sans prêter directement à aucune symbiose du monde ou de l’esprit.

On néglige le corbeau parce qu’il mange des viandes, parce que son corps est noir, parce qu’il est plus intelligent et puissant qu’aucun des autres oiseaux inoffensifs qu’on a l’habitude d’honorer et de poétiser, et parce qu’il vit à l’écart sans se complaire aux demi-domestications mignardes des rossignols, des pigeons ou des rouges-gorges qui semblent tant apprécier d’être si veulement admirés.

Le corbeau crie, râle : il n’est certes pas discret mais il ne semble réclamer aucun droit, aucune place, parmi l’harmonie de ses congénères ; son chant n’est, au fond, qu’une communication entre soi ou pour soi, uniquement pratique et défoulante, bien audible parce que brutale et forte, comme la langue allemande, ferme et gutturale, paraît appropriée aux ordres nets et précis. Son vol n’a pas d’élégance particulière : il est rapide et efficace, c’est l’expression unique d’une volonté, et son corps musculeux n’a rien pour susciter le goût de la parade et des éblouissements publics.

Je crois qu’il n’existe guère d’animal plus étranger à la nature humaine que le corbeau : même les créatures qu’on craint et qu’on hait, comme couramment les araignées ou les serpents, sont évocateurs de représentations et de mythes ; on y associe toujours une impression ou une histoire, on les garde toujours plus ou moins à l’esprit. Fixez un moment un trou dans un mur ou bien une bande d’herbes hautes, vous verrez à quelle vitesse leur évocation vous vient.

Les corvidés, eux, nichent haut ; on ne les voit guère ; on n’a guère l’occasion de les rencontrer ; on se surprend à tourner la tête vers eux surtout quand, par hasard, ils se font entendre. On ne les assimile à rien d’évident à moins de les classer d’autorité comme oiseaux et de leur prêter automatiquement et stupidement tous les symboles de leur espèce ou de leur couleur – liberté ou mort. Vraiment, on n’aperçoit le corbeau, pour ainsi dire, que par accident : au bord d’une route, penché au loin sur une carcasse, il est le premier à se retirer, comme pudique ou plutôt dédaigneux. Je vous mets au défi de jamais heurter un corbeau.

Ou bien, le corbeau, si l’on veut, n’induit qu’une pensée vague, qu’une sensation même : le frisson. Non précisément le frisson de la peur, le corbeau étant si éloigné de l’homme qu’il semble incapable de lui constituer une menace, mais un frisson de froid, d’austérité, d’étrangeté – car on s’inquiète toujours en loin de ce qui se contente de nous ignorer, de vivre froidement à part nous et parmi nous, impavide, imperscrutable, sans se mêler de nos agitations qui, par comparaison, nous reviennent alors ridicules et dérisoires.

J’y pense : le corbeau est le Juif de l’imagerie populaire. Et je ne parle pas de son bec : il triomphe sans se confondre, sans se mélanger et comme sans se dénaturer ; son apparence de placidité semble une énigme antique ou surannée ; il ne veut rien de nous, mais nous le jalousons… justement de n’être jaloux de rien ! Il semble vivre sans mal d’être seulement – perché haut.

Frisson lié, aussi, au fait que le corbeau (j’allais écrire : le Juif !) ne fuit pas : ce n’est pas un migrateur, l’hiver ne l’éloigne pas, son croassement est presque le seul qui déchire la pluie, il est l’un des derniers oiseaux à rester présents sur les squelettes d’arbres nus. Parfois, on le voit sur quelque fil, parmi les neiges et les gelées, à attendre, tourné vers une campagne, quelque chose – c’est sans doute une proie, un reste écorché, mais son calme ne lui donne pas de ressemblance avec une créature qui a faim. Le corbeau demeure. Le corbeau paraît immortel.

Je ne crois pas – ni vous non plus sans doute – avoir jamais aperçu le cadavre d’un corbeau.

C’est pourquoi – cet insaisissable frisson mis à part – toute allusion allégorique au corbeau dans la littérature me semble déplacée, l’opposé de l’observation, un contresens. François Villon le rattache excessivement à la mort, mais c’est parce qu’il vit à une époque où le meilleur moyen d’observer l’oiseau est de l’attendre sous un gibet : il lui rend loyalement son indépendance cependant, quoique le nécrophage y apparaisse un peu trop exclusivement vorace de restes humains. Jean de La Fontaine, qui est surtout courtisan, dont la poésie légère, virtuose, spirituelle, souffre beaucoup, selon moi, de son manque réel de profondeur, a donné de cet animal une image creuse et utilitaire, qui m’ahurit encore de son aspect inhumain, du moins anachronique. Son corbeau de la célèbre fable n’évoque rien – pas la moindre similitude d’impression – de ce que produit en nous l’animal réel, au point de lui donner à manger… un fromage ! Il faut ignorer ce texte – et peut-être l’auteur lui-même – si on veut avoir la moindre idée de ce que peut évoquer intimement un corbeau – ou n’importe quel autre animal ! Edgar Poe, dans son fameux poème, lui rend, à mon sens, davantage un hommage phonétique qu’il ne lui restitue sa place dans notre société humaine – qui est, au fond, comme je le comprends, l’antipode même d’une place : il a certes eu le bon goût de le figurer dans un décor de froideur et d’étude – c’est là sa trouvaille, que l’hiver rende, ici, son état d’immobilité et de permanence –, et la parole d’énigme de l’oiseau renvoie à l’incompréhension fondamentale qu’il suscite ; mais ces prophéties baignées de folie sont encore trop de symboles et d’excès, à mon avis : le corbeau véritable ne nous est jamais de rien ; or, chez Poe il s’y mêle encore trop de mysticisme quasi-grecque et de rapports cachés avec l’homme ; prêter au corbeau une intention envers un individu, c’est déjà une grande erreur. Que dire encore du roman de David Bischoff, Quoth the Crow, dont on fit un film de résurrection et de vengeance ? Le corbeau n’y vaut à peu près que pour ses ailes noires, attribut qui symbolise toujours l’empire sur une destinée, comme dans l’expression « étendre ses ailes sur » : on eût pu à peu près le remplacer par un faucon ou par un aigle dont on n’aurait montré à l’écran que l’ombre projetée sur des personnes ou sur des lieux…

Le corbeau, il me semble, résiste à toute allégorie humaine : il faudrait, pour en parler avec ressemblance dans un livre de fiction, qu’on n’en parlât pas à proprement parler, qu’il ne fût qu’une présence froide, dédaigneuse, qu’une pièce à peine mobile d’un décor, ni scrutateur ni méprisant, sans négligence affectée, strictement indifférent, distinct, séparé, de sorte que son surplomb, en somme, dédaignât même d’être une volonté.

Et c’est par ce recul noble de toute préoccupation humaine, par ce détachement – mais sans posture – à considérer toute activité grégaire, par cet ennui à mesurer ce qui plaît et ce qu’il faudrait faire pour plaire, tandis qu’il regarde froidement d’en haut ce qui le méprise – et peut-être non sans quelque sentiment de hauteur – que je suis, moi-même, un corbeau, que le corbeau est mon frère, que ses cris m’émeuvent et me transpercent et me bouleversent comme l’écho de ma propre conscience, et que, lorsque je m’assimile, comme un banni, comme un paria, comme un importun parmi la vacuité des conventions humaines, à cet être honorable que pourtant rien n’honore, et que je dresse, comme je l’ai fait pour Lovecraft, un portrait de moi-même en usant de son nom par métaphore, je suis plus sincèrement affecté, et triste, et seul, entre les clochers gris de la foi stérile que je néglige ainsi que lui, qu’à travers tous les poèmes que, jusque là, j’ai écrits.

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