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Henry War
24 août 2020

Pour reprendre courage

Croit-on, puisque dans mes orgueils je semble si inaccessible, qu’il ne m’arrive jamais d’éprouver quelque douloureuse pointe causée ne serait-ce que par la solitude ? Encore le mal serait-il mince s’il ne s’agissait que d’endurer la sottise de mes contradicteurs – le manque de recul ou de logique et même le défaut « d’être » sont des vices si répandus qu’il ne m’est seulement plus possible de m’en étonner –, mais il y a pire que cela, et plus atterrant à celui qui prétend que l’homme devrait toujours quelque peu exister comme individu, et c’est le si dur constat d’être le seul à combattre.

Bien souvent – toujours ! –, j’ai plus d’amitié pour celui qui m’oppose que pour ceux qui, mornes sur la plaine, fantômes et larves presque débiles et aphones, ne rendent aucun son – c’est à condition, tout de même, que mon opposant ne parle pas au nom d’une foule et qu’il ne soit pas lui-même que le spectre d’un vent multiple, que l’écho d’une voix qui n’émane de personne sinon du Vide ! Ah ! frisson : être le porte-parole, inégalablement effroyable – d’un Néant !

Jamais, je crois, depuis que j’ai l’âge des batailles, je n’ai été vraiment désarçonné, ébranlé ou vaincu ; pourtant, cette invincibilité, loin de me contenter, m’est épouvantable et atroce : c’est que nul n’est parvenu à me dépasser, nul n’a retenti à mon esprit de son essence pénétrante, il n’en est rien resté qu’un tas insignifiant balayé de mémoire ; et lors, qui donc me reste-t-il à admirer, moi qui suis tant désireux d’épandre mon amour sur quelqu’un de plus élevé que moi ? Suppose-t-on que celui qui triomphe toujours est heureux ? Mais triompher sans résistance ou si peu, ce n’est même pas vaincre ! Toute femme en l’homme – car tout homme contient une femme – veut reposer, rien qu’un instant pour se rétablir, sa main sur une force, cette force appartînt-elle à son ennemi. On peut facilement, je crois, au cœur même de la bataille, être écrasé d’une poigne ou d’une botte surhumaine et, plutôt que regretter benoitement cette cessation de la vie, avoir une pensée d’admiration pour le conquérant qui vous a battu, et l’aimer ; oui, même l’aimer : moi, en tous cas, je pourrais !

En revanche, si l’homme n’est, s’il ne vaut, s’il n’existe, que pour son esprit – pour l’acuité de son esprit –, alors n’aura-t-on pas de pitié, rien qu’une fois, pour celui arpente comme l’un des ultimes survivants cette lande désolée et sinistre traversée uniquement d’ombres silencieuses et maladives ? N’ayez pas de commisération, frères humains, comme on en ressent ordinairement et illégitimement pour tout ce qui vous trouve « au-dessus », mais ayez plutôt de la sympathie pour ce dont vous êtes l’abîme et le fond : celui qui vole loin au-delà des nuées n’a plus de repères évidents à franchir ; craignez que, s’il ne s’élève encore, il ne finisse par s’asphyxier – seul !

Oh ! l’auguste misère, la suprême infortune de celui qui plane sans compagnon parmi le ciel des hommes, condamné à l’absence de soleil, à l’absence de beauté, à l’absence de grandeur et d’esprit ! N’avoir rien d’humain vers qui poser un regard d’intérêt qui ne fût pas aussitôt déçu ; pas un semblable en somme ! Oh ! cet accablement, cet épuisement à pousser mes bras vers un secours admirable qui ne peut pas venir, est un fardeau écrasant auquel je ne sais penser sans une ineffable angoisse : il n’y a rien, ou plutôt il n’y a personne, personne d’autre, et c’est pourquoi l’homme arrivé à quelque hauteur a toujours intérêt à ne plus tout considérer, au même titre que l’alpiniste ne doit pas toujours regarder en-dessous ; son esprit est duel, il lui faut de cette « duplicité »-là pour ce que l’aperçu constant de son altitude lui causerait aussitôt une trop vive affliction : il se résout alors à n’observer loin devant que son but. S’il fallait garder l’œil toujours ouvert sur ce qui manque, sur ce vertige de bassesse à ses pieds, sur toutes ces cohortes aveuglément languissantes – des juste-silhouettes, des pseudo-hommes, des homoncules – qui exigent que pour la forme et quelque respect absurde on les appelle encore « individus » ou « hommes », alors le courage n’y suffirait pas, et, au lieu d’agir encore avec détermination et vitalité, un homme ailé ne cesserait plus jamais de pleurer et d’inonder, en la frappant de ses larmes, cette affreuse mer lointaine de ténèbres qui gît mollement tout au fond du gouffre.

« Et pourtant, il cherche » : certes, oui, cette expression est bien l’équivalent du fameux mot de Galilée, appliqué à la Grandeur ! Le savant exprimait alors une vérité supérieure qu’on ne voulait pas voir, la sphéricité de la Terre, et, de dépit contre ceux qui le forçaient à se rétracter, il lança, dit-on, comme une flèche du Parthe, cette provocation finale qui est un ironique dépassement : « Et pourtant, elle se meut » ; or, comme aujourd’hui on refuse encore de constater la supériorité de certains hommes accomplis, j’ajoute, moi, face à mes inquisiteurs, « E pur, ricerca » – et pourtant, il cherche… quelqu’un d’autre au-dessus de lui-même !

Qui cherché-je, moi, et qui seront mes idoles, à moi qui ne suis plus assez bête pour croire en Dieu ? Croit-on que les déités habituelles sauront me satisfaire, toutes vos « stars », vos « étoiles », vos ampoules clignotantes ? Mais je foule déjà du talon ces astres fabriqués, usurpés, dérisoires ! et toutes mes icônes sont mortes, plus même un écrivain digne de ce nom ! Un homme peut-il à tout jamais, sans désespérance, se contenter de livres, de vestiges, de souvenirs de gloire ! Un homme peut-il marcher, sans atteinte pour ses audaces et ses initiatives, dans un univers déserté, parce que ses regards purs, lumineux, clairvoyants, traversent sans faillir toutes les insignifiances du monde alentour ? Un homme plein, et dur, audacieusement coloré, peut-il vivre en un lieu qui n’est plus qu’une terne transparence ? Ou bien cet homme devra-t-il se figurer, pour ne pas continûment souffrir, essentiellement le meilleur passé de ce monde ?

Je l’ignore, je l’ignore au juste – hélas ! pourquoi ne se pourrait-il par exemple qu’un Nietzsche existât encore ? que London, que Steinbeck se donnassent à contempler ? Après tout, un homme comme cela doit bien vivre quelque part, le monde étant si vaste, si peuplé ? Et pourquoi pas aujourd’hui aussi, malgré la bêtise, la paresse, et toute la vanité inculte des sociétés contemporaines ? Et, même par hasard, celui-là alors ne pourrait-il se rencontrer ? Qu’il reçoive cet appel, du moins, qu’il cherche donc, s’il est grand et même par intermittence, car moi je suis là et je lance des cris : il ne se peut, à la fin, que je sois tout à fait seul ou qu’il m’ignore toujours… ?

Mais, il est vrai, le sentiment d’intimité où nous place notre conscience produit parfois de ces mirages qui nous font accroire en notre unicité et en notre esseulement : je voudrais tant en être détrompé ! Que la vérité éclate, si j’ai tort, car je ne m’illusionne pas au point de ne pas admettre une puissance supérieure, un secours, quelque grandeur ! Et qu’on cherche ne serait-ce que quelqu’un qui, mieux que moi…

Ah ! j’efface ici, de peur qu’on ne juge qu’en matière d’orgueil je passe de nouveau les bornes ! C’est qu’on me comprendra encore de travers, preuve supplémentaire de mon… Ah ! rien de ce que je puis penser, décidément, n’est dicible ou entendable ! Puisse tout ceci, au moins, distraire… Non, plutôt : puisse tout ceci au moins vous consterner, vous révolter, vous troubler, le divertissement valant moins que rien ! J’aurais fait ma part, j’aurais fait mon œuvre ici-bas ! Moi, j’ai l’esprit d’un homme, prouvant son humanité à soi-même par sa direction, par son art, par ses actes, par son œuvre ! Mais il doit en rester d’autres ! je voudrais tant qu’il en reste encore à trouver… Et Dieu, s’il existe, si le hasard existe ou même quelque espèce d’absurde emmêlement du sort ou de la fortune, il n’aura pas fait en un unique exemplaire le spécimen que je suis : et est-ce que tout n’est pas duplicable ? Est-ce que tout n’est pas « transposable » ? Est-ce que la vie ne produit pas de ces gémellités incroyables, de ces sosies spirituels fruits d’une aberration de similitudes génétiques ou de circonstances psychologiques ? Et ne sommes-nous pas des milliards sur Terre, des milliards au point qu’il est impossible, décidément, que je n’apprenne pas, incarné par l’effet statistique d’une de ces coïncidences, à admirer moi aussi un peu mon semblable, mon frère, mon mentor ?!

Et c’est pourquoi quand je me sais vivre, quand je me sens être ce que je suis et ce que j’ai déjà osé redevenir de moi-même, je me trouve presque rassuré des probabilités que ce « un » rencontre un jour un « deux », et je me dis avec joie, avec enthousiasme, avec optimisme presque, pensant tantôt à moi-même et tantôt à cet autre que j’augure : « Il existe ! il existe ! il existe forcément ! » Et à bien réfléchir, il n’est pas un homme sans doute, même au plus profond du désespoir le plus terrible, dans les affres de la solitude la plus extrême, qui ne puisse s’en dire autant, en pensant rationnellement et quelle que soit la puissance qu’il a déjà atteinte : « Il existe, c’est forcé ; il existe puisque moi, j’existe déjà, à quelque niveau que je me suppose ! »

Et s’il ne lui suffit pas de songer merveilleusement à cette litanie réaliste, plausible, évidente, qu’il s’efforce alors de s’élever de toute sa volonté à dessein qu’au miroir, même en se reconnaissant, il constate déjà, ému et sans regret : « Qu’importe s’il existe ou non ; à défaut, moi, j’existe : c’est quelqu’un au moins qu’on peut admirer, qui a réalisé quelque chose ; qu’un autre puisse me découvrir, c’est déjà une satisfaction que, dans mes tristesses, je pourrais me faire par imagination et par procuration ! »

Certes, il fera ainsi que moi, celui-ci : et tout en même temps – « pur » en italien –, je cherche – « ricerco… » Étonnant ! étonnant n’est-ce pas ? comme ce mot évoque de façon si confondante la – circularité.

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