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Henry War
24 août 2020

Blâme contradictoire

Me trouvera-t-on impudique encore, parce que je parle de moi, et notamment d’amour qu’on estime aujourd’hui un sujet confidentiel, intouchable et sacré ? Suis-je férocement, extravagamment « désinhibé », parce que je n’attache aucun tabou à aucune discussion, et parce que je consens au partage de la plupart de mes expériences ? Les amours, par exemple, devraient-elles demeurer intimes, secrètes et privées ? Mais que perd-on à parler d’amour ? Craint-on qu’à force de l’analyser et de le définir, sa saveur – sa teneur ! – puisse irrémédiablement s’altérer ? Et pourquoi pas, si cette saveur n’est qu’illusion ? – je ne suis attaché à aucun mirage, tout ce qui me trompe et m’abuse est mon ennemi. Mais craindre cela, c’est soupçonner déjà que l’amour ne vaut que comme non-dit, que publier l’amour reviendrait à l’avilir ou à l’anéantir : serait-ce donc qu’à bien le penser, qu’à l’illuminer enfin de notre réflexion, l’amour ne serait qu’un vice ou qu’un vide ?

Mais, si personne ne parle d’amour, qui donc nous apprendra à aimer, à aimer bien, ou au contraire les inconvénients qu’il y a à aimer de certaines façons ? – il ne s’agit pas de rien interdire, mais de parler de la réalité. Faudra-t-il éternellement de la fiction pour traduire ce qu’il y a de plus impérieux et intense en nous-mêmes : nos désirs ? L’amour devrait-il donc être le seul objet de la vie sur quoi on ne pût s’améliorer par la conversation ? Et toujours, ainsi, des amours irréelles, stagnantes, défaillantes, circonscrites, fantasmées ?

J’ose, moi, sans métaphore fuyante ou allégorie artificiellement valorisante, parler d’amour.

Enfant, j’aimais perpétuellement, et perpétuellement mon sentiment était que je n’étais pas payé de retour. Autour de moi gravitaient des filles désirables, plus vivantes pour moi et fragiles, et, mû par un instinct d’affection où tous mes penchants idéaux se rencontraient, j’admirais ces créatures fluettes, gracieuses, lointaines, inaccessibles, insurmontables, assez semblables à ces êtres fantasmagoriques des romans et qu’on se figure même appartenir à une autre humanité. Je fixais toujours mon attention sur une seule, et j’en faisais secrètement un objet de vœux supérieurs, sacrés et abstraits, pendant des mois ou des ans. Collégien, une d’elles suscita mon émoi pendant plus de quatre annnées – l’idylle masquée, toujours tue, se poursuivit un peu au lycée. Pourquoi elle ? Elle me paraissait, je crois, moins atteignable que les autres, non pas très belle mais d’une intelligence tout distinguée. Elle sut sans doute quelque chose de mon sentiment, mais ne me le fit jamais savoir, et je lui en sus presque gré, quelle que fût par ailleurs la réciprocité de son désir – j’y reviendrai tout à l’heure. Plus tard, j’élis une nouvelle fascination, incarnée en une drôle de demoiselle assez peu recommandable, touchante encore quoique d’une façon tout autre, piercée, expérimentée, droguée – ce choix ne valait sans doute, je le comprends mieux à présent bien qu’autrefois il me parut parfaitement immanent et subi, que pour l’inaccessibilité de la jeune femme : elle me dédaigna plus ouvertement mais non sans douceur imprégnée de pitié, après quelque aveu puéril que je lui fis vaillamment et d’une façon totalement démodée.

Puis il y eut, à l’université, cette autre si mince et si pâle qu’on aurait craint de la briser rien qu’à la serrer un peu fort (dans le vent, je ne plaisante pas, elle me donnait, et tout tangiblement dans son manteau long, l’impression qu’elle pouvait être effectivement emportée) : cette figuration s’acheva pour moi dans les affres d’une saisissante crise d’angoisse. Cette autre encore, à qui je me figurai un charme puissant, qui, indéniablement, se joua de mes amours volontairement ignorées (nous sortîmes tant de fois chez ses amies, au cinéma, au restaurant, dans les parcs de la ville) par intérêt de se savoir avec elle un ami tout obligeant et dévoué (ah ! les heures de supplice où elle me parlait de son ancien amant, et ces moments pénibles encore où, se rappelant ma significative « disposition », elle se taisait longuement en songeant sans doute à ce qu’elle ne voulait pas que je sois pour elle). Quelques autres encore, des « utilités », en qui je ne paraissais que tester mon aptitude à enrager douloureusement en silence (une d’elles, je crois, m’aima vraiment : j’aurais pu finir par l’épouser si j’avais su alors ce que je désirais, ou plutôt si j’avais rien que voulu quelque chose) – tant d’incapacité, en somme, à aimer simplement, à laisser aller les rapports et le temps, à me faire délicieusement admirer en préparant d’odieux refus contradictoires : ah ! je n’aurais de ma vie jamais goûté les plaisirs délicats et vicieux de l’amour, décidément ! Se refuser après avoir séduit ! S’offrir constamment et ne jamais se donner ! J’aurais fait un célibataire terrible et impitoyable, dégagé toujours et continûment suspendu au bord de l’abîme, quoique maintenu, agrippé d’une main ferme et farouche, au granit de la falaise !

Ah ! que j’aurais aimé qu’on me courtisât, moi, qu’on s’efforçât visiblement de me plaire, qu’on tâchât de vaincre mes résistances indociles, chose impossible, chose anticipée, chose vouée à l’échec – les pauvres que j’aurais alors désespérées ! J’aurais expérimenté ce bout-là de l’amour – oh ! bien des femmes ne connaissent pas leur chance ! –, j’aurais triomphé, en riant, moqueur, de ces amours imbéciles ! Mais, au lieu de cela, que de déchirements fantasmés j’ai traversés, que de douleurs chevaleresques mêlées d’abandon, de transports et de doute – et tout ça parce que, pour l’essentiel, m’ignorant beau et de quelque valeur, je me serais senti honteux de séduire et d’être aimé pour rien ! Toute l’abnégation ridicule, le sentiment vain d’être inférieur, tout ce gnomisme affligeant, cette farfadélité contrite, de l’amant éperdu, auto-dénigré, inconsistant à démêler ses causes !  Si j’avais été conscient, j’aurais déduit que je ne cherchais pas tant à fonder un couple qu’à me faire admirer ! Eh quoi, à bien y réfléchir, qu’aurais-je fait à cette époque d’une compagne, relation embarrassée, filet, glu ? Même un enfant ne sait-il pas que, pour seulement promener avec une fille, il faut sans cesse demander l’autorisation de ses parents ? Mais que peuvent croire les adolescents aujourd’hui qui estiment un amour complet possible et réalisable ? Oh, aveuglement !

L’enfance est une prison pour l’amour, et l’esprit y demeure longtemps détenu, par élan initial, par habitude, par inertie. Je voulais qu’on m’aimât pour mes vertus ainsi révélées, je désirais seulement atteindre un amour réciproque pour prouver que j’étais digne de quelqu’un ; sans doute, après ce résultat, j’aurais fui, bien sûr, n’envisageant pas davantage, mais j’eusse été provisoirement conforté dans quelque sorte de valeur : est-ce mal d’ambitionner, si jeune, d’être quelqu’un à travers le regard d’une autre ? C’est sans doute pour cette raison que je n’aspirais toujours qu’à me faire aimer de personnes qui ne pouvaient m’aimer : j’anticipais, en loin, la gêne de l’objectif atteint.

Par ailleurs, il faut reconnaître que je n’étais pas fort aimable – on ne peut aimer décemment celui qui, tendre et falot, n’a pas même assez de force pour s’estimer lui-même. Mais j’avais pourtant assez de bonnes intentions, de celles qu’on m’avait apprises, des conventions de politesse, un cœur bien astiqué : une certaine moralité doublée d’un esprit franc qu’il aurait seulement fallu débusquer un peu – le seul problème, c’est que j’ignorais comment me mettre en scène, je n’avais pas d’adresse, pas de duplicité, à « poser ». À présent, je sais que je suis encore moins digne d’amour, quoique très stylé aux élégances et aux mondanités, aux affectations agréables, à tout ce qui extérieurement plaît – parce que je me fiche à présent de déplaire ! Je me suis rendu égoïste, exigeant, amoral, orgueilleux, méprisant ; et c’est pour cela sans doute que je suis plus attirant que je ne l’ai jamais été. Ma dérision universelle ayant supplanté mon désir ardent de conquérir (quelqu’un), j’ai acquis en puissance, j’ai grandi en distance, gagné en détachement, ce en quoi se résume toute quête amoureuse, je veux dire : s’attirer la puissance qu’on perçoit par le son du vertige entre les gouffres. Et je songe maintenant que tous ces refus innombrables des femmes, tous ces dédains inconséquents, toutes ces cruautés bien bêtes et involontaires, ont heureusement forgé mon caractère et ma pensée : j’ai dû me dispenser de ces satisfactions-là, j’ai vécu le plus longtemps sans recevoir aucun amour, je n’ai rien réussi au moyen de cette indulgence-là, je ne dois rien à l’amour ; dans ma vie, rien que des indifférences, toute affinité devenue suspecte (combien de fois on m’a fréquenté par intérêt pur – et je le savais tant que je ne rendais même pas à ces profiteurs l’honneur de rompre leur amitié !), et même, une méfiance empirique et subreptice pour l’amour en ce qu’il contient intrinsèquement de mal qui m’a déjà été fait. Pas un refus de principe pourtant, pas même une peur : au mieux le sentiment fondé de quelque chose d’inutile, au pire le soupçon déjà d’un malentendu volontairement entretenu par faiblesse. Ah ! c’est à peine si je puis mesurer, avec d’autres yeux que les miens, toutes les douleurs définitives que l’aperçu réitéré de ma solitude a creusées en moi-même ! Et c’est en vain, même, que vous auriez pitié de cet homme : alors, j’ai plus raison que toi, lecteur, et c’est toi, dans tes sentiments mièvres et moulés, qui m’inspire de la condescendance !

D’ailleurs, si une femme m’avait été favorable en ce temps où j’aspirais à l’amour, aurais-je pu lui répondre : non ? comment aurais-je trouvé cette bravoure-là, et où serait allée ma vie à suivre de degré en degré une pente si banale et douceâtre ? Enfermé dans une routine de gratitude, voilà ! engagé par des promesses et des vœux, par la bonté prétendue d’une autre qui m’eût obligé ! C’est pourquoi je veux, en même temps, remercier l’insensibilité du monde de m’avoir permis de déciller mes yeux sur toutes les illusions de générosité et de bonté qui inondent comme un rideau coloré et trompeur la réalité alentour : je dois au mépris ambiant, à l’absence de rencontre et de « cœur », au méjugement général et notamment des femmes, de n’avoir miraculeusement cru en rien qui se réalisât, de n’avoir jamais vu confirmée la foi béate du religieux qui se croit exaucé, de n’avoir, en somme, jamais été la dupe d’un rêve infondé dans une sorte de piété vide et reconnaissante. Et ce qui s’est révélé alors à moi, à un âge où, autrement, bien des convictions erronées, basées sur des expériences heureuses c’est-à-dire uniquement chanceuses, auraient empêché l’intégrité et la pureté de ma pensée (à la façon de ces couples qui, mis en présence, prétendent après dix ou trente ans s’aimer « comme au premier jour »), c’est que l’amour au sens où nous l’entendons généralement est loin d’être primordial, que sa prédominance est un préjugé monstrueux, qu’il est peut-être moins bon encore d’aimer que de ne pas aimer en ce que tout mal immense, fait aux hommes et au monde, a toujours tenu ses causes d’un amour de quelque chose d’opposé à ce qu’on prétend détruire, que l’amitié et l’orgueil et le mépris ont par exemple un rapport plus étroit que l’amour avec la vérité et la saine raison au-delà desquelles tout est une folie abominable, et que celui qui ose ne pas aimer est plus probe, plus constant et plus net d’influences que toutes les idioties mondaines et grégaires à quoi finissent par ressembler les innombrables proverbes sur l’amour à quoi nous attachons la plupart de nos attitudes, attitudes qui ne sont en cela, conformistes que nous sommes, que des imitations et des postures apprises par cœur – rien que des traditions.

Il faudrait, du moins, redéfinir l’amour pour en faire quelque chose de pur, réévaluer cette pauvre et sale tendance grégaire et animale, primitive comme tout, pour la faire renaître en grandeur et en élévation d’indépendance : l’humanité n’arrivera à rien de supérieur avec cette pierre noire du « cœur » qui l’enserre et lui pèse par héritage au fond du cerveau ; c’est à peine si l’on est encore aujourd’hui capable d’admirer ce qu’on aime – mais peut-être parce qu’on se doute, sans pouvoir entièrement se le cacher, qu’il n’y a plus guère d’individu admirable, et qu’on s’épuiserait en vain à rechercher une personne qui nous surpasse : c’est de ce contentement-là qu’est fait tout l’amour contemporain et qui consiste à ne pas même tâcher de mesurer l’objet de nos sentiments. Bah ! Cela vaut mieux, sans doute ; devrais-je souhaiter à l’humanité le mal que j’endure, quand j’évalue le monde, à perpétuellement n’y rien apercevoir de grand, de beau, d’élevé ? Et pourtant oui, c’est un mal que je lui souhaite aussi et généreusement, car de cette peine initiale et pleinement éprouvée naît le désir de soigner, tout comme de la douleur physique débute le projet de guérir et le besoin d’un remède. Aimez donc, veaux dociles et quiets ! tandis que vous, Esprits tourmentés, n’aimez pas ! Il y a là deux ordres opposés qui, pour l’heure, ne peuvent se comprendre, se côtoient sans jamais se toucher, ne parlant pas le même langage, évoluant dans deux sphères opaques mais dont la séparation est invisible à l’œil, insensible même à la pensée pour celui qui n’en a pas (ou guère) : les veaux dont je parle n’entendent pas même ce que je pourrais exprimer et signifier par : Amour. Ah ! deux espèces si éloignées d’hommes, plus que des races distinctes et incapables, au fond, de communiquer, et l’on prétendrait que c’est moi qui divise et qui ségrége ? Je ne demande jamais qu’on me croie sur parole, ni personne d’autre d’ailleurs, seulement il s’agit là d’ouvrir les yeux : il existe une multitude évidente et grossière qui jamais ne perçoit ce que vous pensez, même quand elle ose vous commenter et vous blâmer. Le sujet de l’amour ne fait pas exception : la science du vocabulaire échappe à la plupart, ainsi que l’esprit, ainsi que le détachement, au point que, si mon espèce, si rare, parvient par les mots à se perpétuer, il faudra à la fin, par fruit d’évolutions successives tendant au perfectionnement de nos tendances disparates, déclarer tôt ou tard, et pour la paix de chaque camp, notre – sécession réciproque.

– Quant à celle qui m’élit finalement – car il faut parler de cet amour victorieux –, c’est la femme la plus intuitive, la plus incompréhensiblement fulgurante au monde : elle devina, avant que de l’avoir proprement analysé et expliqué, avant même que de me bien connaître, le profit qu’il y aurait à faire de cet homme étrange, de ce curieux personnage en forme de presqu’île, malléable encore un peu quoique potentiellement puissant, un compagnon, un partenaire, un allié fort et un guide ; et voilà. Il suffit d’une seule quelquefois, et puis : un foyer indestructible, des enfants beaux et solides, le tout baignant sans trêve dans une constante atmosphère de saine intelligence. Et nous nous sommes sans cesse élevés, toujours plus insolubles à la société, toujours mieux conscients de nous-mêmes, nous abandonnant l’un à l’autre à notre mépris – un mépris quelque peu teinté de pitié chez elle – de la généralité des hommes : et comment pourrions-nous nous séparer, nous détacher et nous détruire à présent que notre citadelle est si splendidement bouclée, sans se sentir chacun plus isolé que jamais dans nos tours – désolées, affligeantes et rebâties de ruines – respectives ? Notre amour, certes, ne ressemble en rien aux satisfactions rassurantes des autres, à leurs permissions de vices, à leurs soumissions abrutissantes et compromis de vacuité ; c’est au point que quiconque nous rencontre aujourd’hui pour la première fois jure sans hésitation et du premier coup d’œil que nous ne nous aimons pas, qu’il est impossible que deux individus si singulièrement « distants » puissent s’aimer à la manière des animaux ordinaires, tristes bêtes, ô tristes ! si tristes d’être malgré nous autres si rares aussi imbécilement heureuses !

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