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Henry War
24 août 2020

Quand l'enfant ressentait de l'ennui

J’ai déjà parlé, dans un autre recueil, des nouvelles technologies et de l’ennui, et de leur rapport intrinsèque à l’éveil intellectuel aussi bien des enfants que des adultes, et je ne voudrais pas ici répéter ce que j’ai déjà écrit pour mon importunité ou celle du lecteur. Il reste pourtant un peu à dire, une conséquence en particulier qui ne manquera pas, sans doute, de consterner ou de stupéfier mes fidèles – mais comme on sait que le meilleur moyen d’ignorer une crainte consiste à taxer son émissaire de menteur ou de fou et d’avancer en contrepartie des principes généreux, illusoires et faux, on en usera ainsi avec moi comme en général ; j’y suis préparé et ça m’est égal ! – ; cette vérité indéniable peut se formuler ainsi :

Toutes les générations humaines qui viendront après la fascination des écrans n’auront qu’un rapport fort ténu avec celles qui nous précèdent, au point qu’en comparant nos parents à eux – je parle au nom de ceux qui, nés environ avant 1990, ne sont dans ce processus qu’une sorte de transition – n’importe quel observateur objectif et avisé ne pourra plus considérer ces deux êtres-là, après analyse, comme appartenant mentalement à une même espèce.

L’humanité connaît une mutation profonde et accélérée de ses facultés, si globale et si conséquente qu’elle influe notablement sur son essence, sur ce qu’elle est, sur ce en quoi elle consiste et par quoi elle s’est toujours définie jusqu’à aujourd’hui. S’il ne s’agissait que de le prouver scientifiquement, il suffirait de constater les mesures d’ondes cérébrales effectuées de nos jours chez des sujets particulièrement exposés aux obsédants stimuli numériques : ces résultats aberrants, sur bien des points, ne sont pas même humains. Or, je prétends, moi, que cette mutation est une régression, une corruption, une dégénérescence.

La façon dont on tâche aujourd’hui frénétiquement d’empêcher l’ennui aux enfants, la façon dont eux-mêmes s’efforcent et parviennent sans trop de mal à se « l’épargner », distingue déjà nettement les expériences vécues de la jeunesse d’autrefois et d’à présent : ce poème par exemple, sur quoi porte le « making of » que vous êtes en train de lire, est même probablement non seulement illisible mais incompréhensible à la plupart de nos adolescents, jusqu’aux images tendres et à demi amusées qu’évoquent pour nous la pluie, les poses du désœuvrement et l’expression de la fuite de l’esprit au sens dont il est question dans ce texte – ces idées-là ne veulent pour eux plus rien dire, ce sont des idées mortes, des idées d’un autre temps, révolues et devenu inaccessibles.

De sorte que, déjà, nombre de conceptions et de souvenirs associés à l’enfance diffèrent totalement de presque une génération à l’autre ; et la fameuse « nostalgie » par exemple, qu’on croyait si propre à exprimer universellement la regrettée tendresse de l’enfance, n’aura plus du tout le même contenu très bientôt – n’en a peut-être actuellement plus du tout – au point que la communication autour de ce mot ne pourra plus se faire sans quelque intrinsèque malentendu.

L’enfance, vue par l’adulte qui l’a vécue, est une notion dont le sens et les connotations, dès à présent, ne rencontrent presque plus aucun rapport de similitude symbolique selon la date de naissance de celui qui en parle : il y a d’un côté une idée de l’enfance remontant à plusieurs siècles et dont on identifie les traits par exemple jusque chez Montaigne, et puis il y a cette autre impression, née il y a moins de dix ans, qui ne ressemble guère à la première. Essayez d’en parler, pour voir, avec un jeune adulte : il vous paraîtra que vous ne devisez pas même de la même chose. Pour mieux vous faire entendre cette différence et cette incommunicabilité, c’est tout à fait comme notre rapport au concept d’environnement : nous n’entendons plus rien aux quotidiennes symbioses de l’existence individuelle et de la nature. Ce temps est passé, fini, irrattrapable : les champs nous inspirent à la rigueur quelque beauté et de l’agrément, mais intimement nous ne nous sentons pas en communion, en interdépendance, avec la terre et le climat ; nous n’en sommes plus que des témoins vagues – prétendre le contraire serait s’illusionner, se donner bonne conscience ; même un véritable écologiste ne conçoit la chose qu’abstraitement : lisez Les Raisins de la colère pour comprendre cet écart, renseignez-vous sur le quotidien des pionniers d’Amérique si vous préférez ; moi-même qui suis pourtant un fervent défenseur de la nature au point de la préférer largement aux hommes, je n’ai jamais tué un cochon ou une poule, je n’ai jamais utilement écrasé une motte entre mes doigts pour examiner par contact si la récolte sera bonne, c’est-à-dire si moi, ma femme et mes enfants mangerons l’hiver prochain. Ce concept m’est inconnu, étranger, perdu pour toujours. Comme tout le monde, et quoique vivant en pleine campagne, je n’ai jamais vu l’horizon qu’obstrué d’un voile blanchâtre perpétuel qu’on se figure une sorte de rosée normale pour se rassurer : je ne m’insurgerai vraiment, sans doute, que lorsque cette brume se sera approchée au point de rendre durablement l’horizon invisible, et alors même mes enfants ne comprendront rien à mes agacements et à mes craintes…

Percevez-vous mieux maintenant, par cette analogie, ce qui s’oublie, et la façon dont nos mentalités changent et diffèrent au point de s’aliéner ? Mais ce ne serait encore rien d’autre qu’une évolution et peut-être qu’un progrès si la perte du sentiment de dépendance avec la terre, de longtemps essentielle à l’esprit en termes de symbiose et pourtant « relevée », si l’on veut, par l’avantage d’une impression continue de confort, pouvait se comparer à ce que l’esprit humain perd au contact des écrans sans jamais y trouver de compensation.

Je ne veux rien exagérer, je l’assure, je n’ai pas du tout le goût des prédictions cataclysmiques, mais voilà : un enfant qui joue spontanément dehors finira une exception ; sa perception, sa communication, sa compétence philosophique n’auront aucun rapport avec celles de leurs prédécesseurs, sans que rien pourtant n’y ait été ajouté : des facultés se perdent qui ne sont point remplacées (plus de quatre points de QI perdus ; en rivalisant avec un adolescent sur n’importe quel jeu vidéo de son choix, je finis par l’emporter au bout d’une heure ; hier encore, à deux élèves qui jouaient au morpion en attendant la fin du temps d’un devoir, c’est moi qui ai appris la façon dont on gagne à coup sûr si le deuxième joueur ne place pas sa croix dans un coin) – l’humanité déchoit, chacun reconnaît qu’un bachelier contemporain moyen serait à peu près incapable au bac d’il y a vingt ans. Que restera-t-il donc bientôt des notions d’abstraction, de mémoire, de frustration, de curiosité, de contemplation, de discipline, d’effort ? qu’en reste-t-il aujourd’hui ? À présent – qu’on ne feigne plus de l’ignorer ! qu’on cesse de s’illusionner ou bien définitivement de me lire ! – une pensée solitaire tend à devenir pour la jeunesse une angoisse, angoisse que les stimuli continus – « musiques » notamment et « messages » – ont pour eux charge d’oblitérer : ce sont les adolescents qui le disent : penser leur fait peur ! Le silence se meut chez eux en inquiétude, et le soleil les importune, gênant la vue des écrans ; quand il pleut, les enfants ne s’en aperçoivent plus. Que fait un groupe d’enfants en plein air, de nos jours : bien souvent ils ne se parlent guère ; le dos courbé, dans le bruit d’un rap crétin (et Éric Zemmour, quoi qu’on pense de lui, a bien raison d’appeler cette musique, en son état actuel, « un sous-art »), ils ont le regard penché – vers un rectangle bas ! Quoi, « converser » ? Qu’est-ce à dire, cela ? quel est cet usage ? c’est bon pour l’école, et encore ! Vraiment, nos enfants seront des aliens à leurs propres aïeux s’ils ne le sont pas déjà : moi par exemple, à trente-quatre ans je ne parviens pas à accepter un repas avec un mineur, parce que celui-ci en général prétend pouvoir discuter et m’écouter tout en pianotant sur son portable – et il n’aura rien dit ni entendu, ou plutôt il n’aura rien compris, ayant eu la nécessité de simplifier à l’extrême ses paroles et les miennes pour les intégrer dans son cerveau divisé. Nos pères, je l’assure, ne les reconnaîtraient pas pour des êtres humains ; n’avez-vous pas déjà constaté comme les grands-parents de nos fils, à défaut leurs arrière grands-parents, même sans conservatisme ni sénilité rient d’eux et de leur époque, mais… c’est pour ne pas ouvertement les admettre : des monstres ! Il est surtout heureux que nous ayons largement oublié les usages d’antan – et même que nous nous dissimulions ces usages –, ou nous nous apercevrions bientôt de toute la déplorable et sinistre engeance que nous avons conçue et si mal éduquée !

Des écrans sont causes de tout cela, rien que des écrans qu’on n’a pas voulu confisquer, qu’on a perpétués par faiblesse, par compromission, par lâcheté : « défense d’interdire » ! Comme à cause d’eux on en est venu à éprouver – quelle déplorable horreur, pour moi, de produire une telle formule ! – de l’anxiété à réfléchir, alors on ne réfléchit plus – et déjà, presque aucun adulte n’est en mesure de me donner la réplique : avouez-le : je passe pour un génie ! on m’admire pour ma distance et ma pénétration, moi qui m’estime si normal, moi qui ne me sens de facilité pour rien, moi qui suis sans prédisposition ni formation initiale ; au moindre débat, c’est un fait admis par tous, ici comme ailleurs j’écrase tout le monde, et sans grand effort ! Cette absence actuelle de pensée est aussi à l’origine d’une absence de sensibilité, d’idéal, d’originalité, de révolte… – l’homme devient le contraire d’un livre –, on n’est plus capable de penser… ce qu’on pourrait penser, ce qu’on pourrait faire ! Et c’est à cause de cela qu’on fera ce qu’on veut de vos enfants, comme, déjà, vos professions vous ont tant assujettis sans la moindre rébellion ! Nul ne se croira le droit de choisir, car nul n’aura seulement l’imagination d’une alternative, d’une défense, ni même d’une – soif ! Des bêtes, vous dis-je, rien que des bêtes que d’autres bêtes également guidées emmèneront ! Et à part elles, de rares créatures incomprises, marginales, esseulées, à la lisière continuelle du désespoir et du suicide : il faudra bien que celles-ci se cherchent entre elles, et, tôt ou tard, se retrouvent ! – ce sera si facile pour peu qu’elles sachent comment se désigner, il n’y a plus que cela qu’on sait bien faire dans notre société : trouver quelque chose ! Et si on ne les interdit pas tout bonnement, au nom de cette majorité affreuse de troupeau qui se saura méprisée, surpassée et déclassée, alors elles s’élèveront ou comme bergers ou comme une autre espèce tout à fait distincte, et ce sont celles-ci qui seront les hommes alors, et vos fils seront des animaux, des âmes dégénérées et racornies, nettement inférieures, écrasées dans leurs moindres facultés humaines, des machines envoûtées, enchaînées, sombres et dociles rouages d’inertie, veules, obéissants, aveugles… Si le XXème siècle a pu produire des totalitarismes, que sera-ce, le XXIème ? À moins que d’autres entités ne veillent sur cette immense masse d’ilotes pour jouir de certains privilèges, à moins…

À moins que nous n’en soyons – déjà là ?

Et d’aucuns me rétorquent encore souvent que la sociabilisation de nos enfants pâtirait de n’être pas exposés aux réseaux de toutes sortes comme les autres, et aussi qu’une interdiction les rendrait esseulés et tristes, malheureux peut-être… mais où voyez-vous que nos enfants sont sociables ? d’où tirez-vous que le bonheur est l’apanage de l’homme meilleur, de l’homme bon, de l’homme juste – un bébé qui éclate béatement de rire est-il pour vous un être parfait ? d’où tenez-vous qu’ils sont seulement heureux d’être ainsi abrutis ? La vérité, c’est que jamais ces enfants ne tirent parti de leurs communications pour se fabriquer ou transmettre une individualité ni pour améliorer véritablement leurs facultés sociales, bien au contraire : tous leurs rapports tendent au conformisme, au grégarisme, aux opinions ternes et communes, sans génie, sans élévation qui les empêcherait même de se faire comprendre ; et les plus compétents à ces usages dits « sociaux » sont toujours ceux qui, parfois, harcèlent les autres. Par ailleurs, si on y réfléchit bien, jamais nos enfants ne semblent plus esseulés que devant un écran : c’est que cet écran les prive d’eux-mêmes, de sorte qu’ils n’ont pas même quelqu’un à exposer à autrui ; et, foncièrement, ils se sentent seuls en public – ils tâchent juste à ignorer par quelque action frénétique leur solitude (voyez comme ils se pressent et se débattent pour ne jamais entendre leur voix intérieur, comme ils se précipitent désespérément pour n’en avoir pas même l’occasion, s’endormant épuisés devant leur portables avant même que d’avoir pu former des images avant leur sommeil), parce qu’ils se savent seuls en privé, plus que seuls même : ils se savent – personne, nuls ! Et ce mal, je crois, est pire que la marginalisation qu’on redoute en leur retirant les écrans, car au moins le paria se reconnaît une identité, quelque choix personnel ou une valeur distincte qui le place à l’écart et le singularise, tandis que le « populaire », lui, ne se sait exister que tant qu’il s’oublie dans quelque inepte action de communication, il est l’incarnation d’un désir collectif, à la rigueur, mais cela ne fait encore qu’un désir personnifié, qu’un écho de foule, qu’une vacuité plébiscitée, qu’un fantôme de multitude ; en somme : « je parle, ou plutôt je “tchatte”, donc… j’oublie qui je suis. »

Jamais un parent ne devrait accepter cela pour son enfant ; jamais, pour complaire à des caprices puérils ou à des marchands de technologie, on ne devrait consentir à annihiler la part essentiellement humaine d’un fils ou d’une fille. C’est un crime, c’est un meurtre, cela : on tue l’humain dans les générations nouvelles, et, comme on le fait par milliers, on génocide plus que des individus : toute une race, une espèce, c’est très exactement un crime contre l’humanité ! On fabrique à la place des sous-hommes dont on favorise uniquement les réflexes – c’est à quoi se résume l’intérêt principal des jeux vidéo les plus courus – au détriment des réponses et des réflexions véritables, et on apprend aux enfants à n’avoir du souci que pour le maintien de leur confort personnel et l’attachement aux bonheurs immédiats, imbéciles et mesquins : qui osera dire que cette sorte d’individus si petits, si ridicules et étriqués, est née de l’homme et de la femme ? pas moi ! pas moi ! Jamais je ne m’insulterai ainsi mensongèrement, jamais je ne m’accuserai et me dévaloriserai jusqu’à prétendre que de tels enfants sont inéluctablement mon fruit : parce que de toute évidence ils ne nous valent pas, ils ne sont guère notre émanation et notre quintessence, nous ne les avons guère formés, ils ne sont le résultat que d’une abyssale négligence, nous nous sommes généralement, à vrai dire, débarrassés de leur éducation ; et rares sont devenus les parents qui parlent même vraiment à leurs enfants ou qui entendent d’eux réellement quelque chose quand ils leur adressent la parole – nos enfants peu à peu ne sont plus humains, l’accès à nos communications tendant à se verrouiller par leur bêtise (ce n’est pas du tout du pessimisme, cela !), nous en sommes venus à les tolérer, à les excuser d’être ce qu’ils sont ; nous les considérons à peu près comme un mal nécessaire et fatal dont il nous faut sempiternellement ignorer l’importunité et notre honte, nous avons même créé, pour l’exprimer, un concept inédit et absurde, une imagination de toutes pièces, et nous avons inventé, nous croyant savants et pour nous rassurer, l’idée de « crise d’adolescence » : ouf ! ce n’est donc rien qu’une maladie normale !

Et pourtant…

Pourtant, quand j’y songe, dans cette angoisse, dans ce grand bouleversement funeste en cours, dans cette horreur annoncée dont les prodromes sont déjà visibles et terrifiants (hier encore, pour la première fois de toute mon expérience d’enseignant, un enfant de treize ans, en classe, dans un silence pourtant propice, ne répondait pas aux appels de son prénom : sans handicap reconnu, il était incapable de se rendre compte, tant il était isolément vide, que je l’appelais, et tous les autres élèves, témoins de cela, le regardaient non sans une certaine stupeur, attendant sa reconnexion qui finit par venir), moi, j’accueille non sans satisfaction et sourire l’anticipation de mes enfants dans cette société à venir, et la place qu’y occuperont mes fruits personnels et véritables : c’est que mes filles, qui sont déjà infiniment plus humaines et plus intelligentes que vos fils, si elles ne seront pas fort heureuses sans doute de vivre entourées de fous dont elles comprendront vite l’infériorité et la misère (car elles le sentent déjà, et la plus âgée n’a pas sept ans), feront indéniablement partie de ceux qui, fiers et élevés, unique et authentique progéniture du genre humain amélioré et non sa pourriture abandonnée, commanderont à vos enfants et les traiteront avec tout le juste mépris qu’en effet ils méritent.

Que cela soit pour elles – à défaut de pouvoir améliorer tous les autres !

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