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Henry War
24 août 2020

Le changement en l'homme

Quoi ? vouloir oublier quelqu’un au point de méjuger un homme, après l’avoir aimé ? Cette conception, j’ignore pourquoi, est devenue un objet de scandale sitôt qu’on se l’est figurée en soi-même : « Il ne se peut évidemment, s’est-on dit, que je sois médisante et ingrate au point de changer de l’or en boue, et jamais je n’admettrai qu’un sujet d’admiration puisse me devenir un motif d’opprobre comme le poème semble vouloir en faire l’impossible démonstration. Ce texte est calomnieux, et la preuve même de cette calomnie, c’est l’alchimie à laquelle il prétend : faire d’un sentiment d’amour un “prétexte de haine” : jamais je ne le pourrai, c’est tout à fait inenvisageable pour une personne probe et intègre comme moi, fidèle à mes valeurs, et attachée aux vertus que je juge universelles et utilement pérennes ! »

Ah ! la fatuité de l’amour-propre ! On regarde longtemps en soi et on cesse alors de voir le monde qui est tout différent : le grand mal même de mes meilleurs lecteurs (et surtout de mes meilleurs lecteurs), c’est qu’ils constatent qu’ils ne sont pas a priori ceux dont je parle, et ils supposent aussitôt que j’ai tort et que je conspue parce qu’ils oublient, à force d’être attentifs à me lire, d’observer tous ceux qui les entourent.

Vous ne négligerez jamais, dites-vous, l’objet de vos amours même passées ? Et jamais vous n’abîmerez celui que vous élûtes un jour ? Voilà quelque allégation qui mérite vérification, je vous prie. Vous ne changez donc pas, et même régulièrement, de l’or en boue ? Mais alors, quel est ce Macron que vous avez choisi, dont vous avez, pour ainsi dire, inscrit le nom dans une urne comme gage de confiance ? Une aberration ? une erreur ? Quoi ? l’exemple est donc si mauvais ? Pourquoi alors, s’il vous plaît ?

Perpétuellement nous nous figurons en l’autre des promesses explicites ou tacites que nous transformons insidieusement à mesure que nos relations évoluent. Nous voulons d’elle, de lui, ce que nous ne voulions pas jadis ou naguère, et nos attentes inévitablement se modifient, nos satisfactions subrepticement s’altèrent et nous sommes, par exemple, déçus de ce que nous n’aurions jamais osé exiger d’elle ou de lui il y a un mois ou un an.

Et c’est tant mieux peut-être, parce que cela suffit à démontrer que nous ne sommes pas figés, que nos désirs changent, que nos personnalités diffèrent peu à peu de ce que nous étions ; c’est toujours ainsi la marche d’un progrès, qu’il soit positif ou décadent : nous pouvons, nous devons à nous-mêmes d’être plusieurs, et nos aspirations, nos goûts, nos volontés naturellement passent ; nous sentons ainsi comme nous ne sommes plus des enfants – nos jouets d’autrefois nous ennuient ou nous dégoûtent, le bois de ce hochet a perdu de sa saveur, ce sont pourtant nos papilles qui ont changé, le jouet, le hochet est resté le même mais nous l’avons traversé. Je plains infiniment la pauvreté de ces gens qui continuent éternellement d’aspirer aux mêmes émissions télévisées de leur enfance, aux mêmes chanteurs et aux mêmes jeux : ces êtres sont prisonniers d’eux-mêmes, d’une image qu’ils croient sainte ou bénie et qui s’est pétrifiée en eux ; une époque les a pris au piège comme l’ambre des insectes ou la minéralisation des fossiles, et, en se cristallisant et lapidifiant en eux, elle les a faits captifs.

Mais l’insecte et le fossile sont morts tous les deux.

La vie en nous, tout ce foisonnement si magnifique et grandiose, c’est justement cette partie palpitante qui soudain adore ou exècre : ce caractère de changement est le propre de la vitalité humaine. Sans engouement, sans déception, sans altération de vous-même, vous n’êtes rien d’humain ; quelqu’un qui garde toujours les mêmes avis, les mêmes centres d’intérêt et même les mêmes joies est exactement – un fossile. D’aucun disait que l’homme est un être en projet, un autre que c’est le rire qui est le propre de l’homme, encore un autre que c’est l’élaboration de sa pensée qui le distingue, que sais-je encore… Or, les projets ne cessent pas de se métamorphoser, le rire ne se reproduit jamais à l’identique pour un même motif, et l’on identifie une pensée complexe comme le fruit d’un cheminement presque imprévisible : en somme tout ce qui est en évolution et en apprentissage, voilà ce qui est foncièrement humain au sens où je l’entends.

Et je l’entends, certes, premièrement au sens d’être vivant. Ce qui vit, c’est ce qui mute ; le minéral est immuable par essence. Même la décomposition de la vie – nécrose et corruption – est encore vie ; cela se colore, cela bouge en s’affaissant, cela grouille. L’absence, le vide et le néant sont les antagonistes du vivant, ses ennemis glacés et immortels. Ce qui tue l’individu, si on y réfléchit, a toujours quelque peu un caractère d’immutabilité, comme le couteau ou la balle. Le cancer – volubilis – ne vous tue pas en un sens ; seulement, il tend à vous remplacer – c’est une autre vie parasite en vous et presque un excès de vie.

– J’ai le sentiment, en écrivant ce paragraphe, qu’il recèle une vérité supérieure mille fois plus riche d’enseignements que je ne parviens à me le figurer moi-même. Cela m’arrive quelquefois, comme un homme qui se sentirait au seuil d’une idée géniale sans toutefois que l’état de finitude de son esprit (de son cerveau) ne lui permette d’accéder à son au-delà concret et d’en appréhender toutes les révolutionnaires conséquences. N’importe. –

Mais pourquoi décrier, m’a-t-on dit, ce qu’on a alors aimé ? Ne peut-on pas conserver de cette nostalgie du passé qui fait trouver charmantes même les saveurs usées d’autrefois ?

Non, la nostalgie est toujours un enfermement ; c’est tout à fait la gangue du fossile ou celle de l’insecte. Si vous aimez encore le passé, vous vivez au passé. La nostalgie est le lieu du regret ou du remords, des choses éteintes, minérales comme des lieux vides désertés par la vie. Soyez vivants, ne soyez pas un spectre. Ce que vous ne dédaignez ni ne méprisez du passé vous retient. Il ne s’agit pas d’injustice ou de tout conspuer du passé, car vous en avez tiré ce que vous continuez d’emporter avec vous au présent. Ce qui vous distingue de qui vous étiez, c’est ce que vous avez volontairement laissé derrière.

Or, pourquoi, à moins d’y être forcé, abandonner des choses qu’on peut prendre ?

Parce que leur valeur a déchu, à nos yeux. Parce que nous leur avons substitué d’autres forces, comme ces doudous ou ces talismans qu’on croyait rassurants ou magiques avant d’en perdre la foi : le mépris du brave ou de l’athée a remplacé cette tendresse et cette illusion. Et, à travers la perte du sentiment attaché à ces objets, quelque chose est né en nous que nous avons élu – l’autonomie en l’occurrence –, une grandeur que nous vénérons à présent comme une qualité supérieure, comme une plus haute vertu ; et il est inévitable que notre moi ancien, associé à ces futilités, à ces fausses valeurs, nous inspire quelque compassion hautaine, quelque condescendance mêlée de dénigrement.

Le nostalgique est celui qui n’a pas intériorisé que l’évolution est une formidable source d’épanouissement.

Le mépris des choses passées est, chez l’être qui juge bénéfique toute forme d’évolution, l’indice du changement auquel il aspire tout particulièrement.

Nous nous voyons ainsi évolués à la mesure de ce que les choses étaient pour nous – et beaucoup souhaiteraient, artificiellement ou non, que le changement fût visible et radical. Bien des individus quittent soudain leur environnement pour se persuader d’avoir évolué – on quitte Wattpad pour les mêmes raisons, à ce que j’ai constaté ; on dit alors : « J’ai fait mon temps ici, il est l’heure pour moi de passer à autre chose. » On peut ainsi en venir à détester ou à mépriser un être ou une chose sans que l’objet ne soit en cause, mais le sujet qui a un besoin naturel de se sentir vivant. C’est très courant, à vrai dire, et je m’étonne sincèrement qu’on s’en indigne. On veut le nier parce qu’on refuse de se reconnaître cette « injustice-là », mais la plupart de ce que nous abandonnons au dédain ou au simple oubli ne mérite pas notre abandon. Seulement, nous croyons mériter, nous, d’abandonner ces objets.

Et je ne moralise pas : que cet élan vital qui est en nous ait le besoin de se valoriser par l’abandon des choses passées, voilà qui n’est pas pour moi un prétexte de blâme ou d’erreur, car la vie a toujours raison – je n’aime chez les individus que la vie en eux. Une femme qui m’aimerait inconditionnellement d’une façon unique et toujours identique – non même par promesse mais de fait – m’inspirerait le dégoût voué à un cadavre ou à une pièce de métal inerte. Qu’on me haïsse donc ! pour que je puisse, à loisir, reconquérir d’autre manière, en me métamorphosant, ce qui aspire à me « remiser » : voilà qui me semble sain et plein de vitalité. Que tous ceux qui ont fait le vœu de m’aimer sans changement, que tous ceux qui m’offrent ces amours minérales et mortes, que tous ceux qui, redoutant l’altérité en eux-mêmes, figent leur essence dans une parole infrangible : que tous ceux-ci disparaissent et s’évanouissent comme des abysses ! je les méprise, je les abjure, ils ne sont pour moi que des statues placées une fois quelque part et qui ne tourneront jamais leur regard dans une autre direction et vers quelque autre soleil ! Non, je préfère bien plutôt, près de moi, de ces êtres mouvants et qu’on ne peut circonscrire, qui observent perpétuellement ce qui leur est supérieur, quoique ce supérieur-là évolue tout naturellement à mesure que ces êtres prennent eux-mêmes de l’altitude, de sorte que nul ne peut garantir que je me tiendrais à jamais justement au-dessus d’eux.

Quant à l’amante éperdue, je me la figure tôt ou tard entravée, empêchée d’être par cet amour lointain, impossible, fascinant, inaccompli ; un amour obsédant et, d’une certaine manière, pétrifiant. Elle aime, tout comme ces admiratrices de stars, à un prix trop élevé pour la vie ; et il faudra qu’elle abandonne tôt ou tard son idole ou alors elle épuisera complètement ses forces vitales et deviendra une de ces nonnes inhumaines que je réprouve. Eh bien, qu’on ne s’y trompe pas, je ne lui dénie pas le droit à cet amour distant et inaccessible, je n’en nie pas la valeur et la beauté – pas du tout, et, je le jure, il me serre les poings de penser que d’autres m’ont attribué un tel déni –, mais je veux qu’on lui permette de s’enfuir et d’évoluer comme il lui plaira, même injustement en dénigrant l’objet ancien de ses vœux – on ne fait des vœux que pour les rompre, de toute façon ; de tels vœux sont continuellement brisés parce qu’on prétend qu’ils étaient conditionnés à autre chose qui n’est plus ; en conclure : ne jamais faire de vœux.

Eh quoi ? Cette femme serait une vestale et une épousée, une nymphe et une prêtresse grecque ? Rendre un culte immuable, est-ce servir son Dieu ?

Fussé-je, moi, le poète-idole dont il est ici question, que je serais, comme Nietzsche, un Dieu qui aime bien davantage la désobéissance que la servitude. Pour un homme véritable, pour un homme puissant et dur comme j’aspire à l’être, l’animal de compagnie ne vaut pas grand-chose, la totale soumission est un vice, une irritante mollesse, une indécision impardonnable, et une femme, souhaitât-elle être un objet de délices y compris sexuelles, ne devrait pas se résoudre à ne jamais surprendre, c’est-à-dire à demeurer constamment identique. Il y a peut-être des pays où ce type-là plaît, où les passivités font figures d’objets d’admiration, et ce sont des pays, à ce que je prétends, où l’on n’aime pas l’homme – pays de religion en particulier où l’on apprend à révérer toute autre chose que des êtres : des entités désincarnées, des moules dont on il est impossible de faire des individus. Inutile, par conséquent, de conspuer cette « correspondante » parce qu’elle « préfère », au fond, ne plus aimer et s’en trouve des raisons artificielles mais vitales, ni même de prétendre que cet amour inaltéré que continue de lui vouer mon poète après son départ a quelque valeur au prétexte, par exemple, que c’est de l’amour, que l’amour est une vertu, que l’amour transcende… que sais-je encore : l’amour ne vaut rien en lui-même, on peut aimer le mal tout autant que le bien et l’on peut aimer aussi à tort et à faux. Et ainsi, cette femme qui veut se libérer d’un joug contre sa vie, qui invente même un prétexte de haine contre ce poète qui, lui, confortablement n’a à peu près rien à perdre, ne fait pas autre chose que des millions de personnes admirables à travers le monde, à savoir : évoluer humainement, fût-ce même contre des vérités.

Conclure par là : qu’on aurait eu tort de croire – et moi aussi – que j’aime la vérité avant que d’aimer la vie.

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