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Henry War
24 août 2020

Echo

Vraiment, j’ai eu beau y réfléchir longtemps et toujours, je n’ai pas encore trouvé la raison par laquelle on devrait « sauver » notre espèce, ni même lui accorder quelque trop indulgent sursis : pour quel espoir et par quel mérite ? Il n’y aurait qu’un moyen de sortir de cette impasse, et ce serait de considérer stupidement la vie humaine comme « allant de soi », comme sacrée, comme noble par défaut, comme supérieure irrationnellement – en somme, de poursuivre encore nos imbécillités de croyances et de foi. Quant à moi, je suis de ceux qui, rares et parmi les derniers, n’arrivent pas à penser en-dehors de leur pensée : les êtres que je côtoie sont généralement si pauvres que j’entreprends leur mort sans choc ni effet notable, d’ailleurs positif comme négatif. Je me dis toujours : leur insignifiance dans la vie rencontrera une pareille insignifiance dans l’inexistence. Les gens ne valent rien, ne font rien, ne réfléchissent pas. Après n’importe quel décès, je reviens inexorablement à cette réflexion : « Mais par quelle vertu celui-ci méritait-il de vivre ? » Si je ne souhaite vraiment la mort de personne, je n’entends pas non plus en quoi je devrais souhaiter – la prolongation inutile de la vie bête : et c’est pour cette seule et excellente raison que je refuse catégoriquement par exemple de donner d’avance mes organes.

Et vraiment, sans faux-semblant, sans volonté de choquer : même les meurtres, même les crimes en série, même les guerres, même les génocides m’interrogent aujourd’hui bien plus qu’ils ne m’indignent. Qu’on assassine un individu, un groupe ou tout un peuple, je ne puis m’empêcher de songer aussitôt : « Voyons avant le réflexe convenu d’indignation ; examinons cela. Y a-t-il véritablement des raisons de penser que ces morts furent injustes ou totalement imméritées ? »

Je suis un monstre, c’est probable. Au-delà d’une certaine réflexion, tout homme est un monstre. Il n’y a que les imbéciles qui valent d’être appelés : « bons » et « sains ». Être asocial, c’est savoir se servir de son esprit.

Pire : j’ai pris à l’occasion un immense recul, un recul plus grand qu’on ne peut imaginer au point de m’extraire de ma condition d’homme, jusqu’à sortir quelque instant hors de moi-même et cesser de respirer et d’être en vie ; et j’ai trouvé, dans ces fulgurances intermittentes, que l’homme et la vie ne sont rien d’autre qu’un gigantesque parasitage, abominable au cosmos et à tout ce qui nous a précédés. C’est si vrai et si indéniable que, d’une certaine façon mais d’une façon juste et éclatante, nous ne sommes pas de cette dimension.

Nous sommes des aberrations d’univers ; l’univers nous rejette et nous abhorre – croyez-moi sur parole si vous ne pouvez vous empêcher d’exister une seconde ! Le minéral, l’espace, l’infini, tout nous hait. Il est impossible – absolument impensable même ! – que cette entité vaste et immanente nous ait accueillis avec bienveillance, intérêt ou bonheur. Nous sommes insensés à l’Insensé même ; nous gênons la permanence et l’oubli, nous entravons sans nécessité la marche de l’immuable. Même nos corps sont absurdes et laids au regard des mondes et des vides, et notre agitation est une honte, une infamie même : enfin, regardez-nous vraiment, c’est-à-dire en-dehors de vous !

Il n’est pas un geste, pas une idée que nous ayons en tant qu’individu ou espèce qui ne soit pas une contradiction détestable à tout ce qui nous a précédés de si loin et de si longtemps. Nous sommes exactement le contraire d’une continuité : nous rompons, nous brisons, nous déconstruisons. Le moindre insecte et même la moindre fleur en font autant : la vie tue. Il n’y a rien de plus assassin et corrupteur que la vie.

Et puis, rien de nouveau : nous sommes des champignons ; à quoi bon même le redire ? Nous infestons et nous gâchons, nous consommons des forces préexistantes et belles ; toute cette éternelle pureté de lumière et de chaleur est notre repas et notre substance dégradée ; cet infini des espaces et des matières, nous en faisons : du muscle, de la graisse, des excréments. Oh ! détestable et contradictoire version du roi Midas : tout cet or pourtant infrangible que nous touchons, nous en faisons sempiternellement et consubstantiellement – du mou, de l’égo, de la merde. Nous sommes intrinsèquement machines à – désublimer.

Voilà pourquoi rien de plus atroce qu’une Bible pour dire : « Croissez et multipliez ! ». Ce mauvais livre pour benêt qu’on abuse est l’ouvrage d’une immodeste bêtise et d’une inconséquence funeste ; il faudrait plutôt dire au contraire : « Délibérez ! Oh ! délibérez longuement avant de multiplier ! Assurez-vous de ce que vous êtes et de ce que vos enfants deviendront après vous. Dans le doute : abstenez-vous absolument ! Vous laisserez par là tout ce qui vous préexiste – inaltéré ! »

Le meurtre (c’est horrible à ce qu’il paraît, n’importe !) me semble le plus souvent légitime et sain – ; je jure que ce n’est pas une déclaration dépressive que je fais, ni quelque rancœur exhalée, mais une considération sage et fondée sur un sens scrupuleux de la justice. Il y a des existences qui nuisent, dont l’extinction est un soulagement ; chacun connaît au moins une famille dont la stérilisation eût été un bienfait. À présent, s’imaginer à ma place, et que je n’ai guère connu d’individu autre que cette famille : presque tout homme me paraît un détestable gâchis. Vous ignorez seulement que vos admirations sont mes demi-mépris… et je songe quelquefois que je mourrais bien avec tous, si orgueilleux sois-je, pour que tout puisse s’éteindre, si conventionnel et morne : je me sacrifierais, moi l’antéchrist, moi le jouisseur, moi le passionné de vie, à cette condition que tout s’effondrât après moi. Pire : je crois que je me sacrifierais peut-être pour cela.

Et à tous ceux qui supposeraient encore l’humanité une évolution, à tous ces aveugles hyperboliquement optimistes, à tous ces sourds de l’Histoire, à ces croyants de l’Eden futur, à ces partisans de la bonne conscience au mépris de la vérité, enthousiasmés par de vaines paroles autour de l’écologie et de très infimes progrès collectifs – les robinets ferment mieux, paraît-il, depuis quelques années, mais pour chaque robinet ainsi amélioré cent autres commencent tout juste à couler –, comment ne voyez-vous pas que vos combats sont de la poudre, que vous vous illusionnez et uniquement à dessein de justifier vos vies salissantes ? L’homme n’améliore jamais le monde où il vit, l’homme dégrade et se dégrade, comme vous ; et il y aurait infiniment plus de bienfait à votre absence qu’à toutes vos précautions minutieuses pour le tri sélectif ! Par ailleurs, jamais, à ce que disent les spécialistes – chose incontestable à peu près à la lecture de n’importe quel livre « ancien » –, nos « civilisés » ont perdu tant de capacités mentales en dix ou trente ans. Quant au reste – pauvres fous ! – vous êtes bien bêtes : on vous donne de jolis chiffres, et vous voulez vous persuader que les choses s’améliorent, ou alors qu’elles seront si bien forcées de s’arranger qu’il faudra fatalement qu’à la fin, dans nos étouffements et dans nos maladies, nous soyons contraints de nous réformer ! Et pendant ce temps, en France des enfants commencent à naître sans bras (en fait, ils naissent ainsi depuis des années, mais ton regard s’y porte seulement maintenant) ; chacun ne voit plus l’horizon et suppose ce léger voile normal. En Chine et au Japon, dans certaines villes, on suffoque constamment : qui a jamais entendu dire que les autorités de ces pays allaient cesser d’abîmer ? On fait juste mettre des masques, et on continue, en mourant, la même chose ; l’intérêt prédominant, alors, n’est plus même – la vie.

Vraiment, ce mal de la destruction est essentiel à l’Homme, naturel, consubstantiel sans doute, c’est pourquoi je ne blâme personne ; il faudrait, contre cette déchéance, des résolutions si froides comme les miennes, inhumaines comme je suis, asociales et amorales – ce champ demeure même inconcevable à la multitude et pour longtemps ! Une chose est sûre, c’est qu’il n’y a pas d’écologie raisonnable sans ce remède tant honni, tant exécré, tant redouté, verdict pourtant obligé : le contrôle des naissances ; abstinence ou contraception. Multiplier, au stade où nous sommes, c’est nuire coupablement au monde – comment feindre de l’ignorer ? Il est peut-être même déjà un peu tard : tuer, un peu, pour empêcher l’excédent, comme on évacue la vapeur d’une cocotte trop pressurée ?…

Mais… regarder les étoiles, et devenir une étoile : extase ! Avoir, au dernier moment, une agonie céleste, et penser : n’être rien ou – recommencer, réappartenir au non-être. Vraiment, plaignez-moi un peu si vous voulez : j’ai de ces désespoirs, parfois, où je ne puis voir un homme sans avoir envie de pleurer – plutôt le mépris que cette peine ! Et comment John Donne aurait-il eu raison de déclarer que chaque être est foncièrement solidaire du genre humain, s’il ne s’agissait pas de parler automatiquement au nom de « Dieu » ? Un bout de terre qui choit dans la mer à l’autre bout de ce continent d’êtres ne me diminue pas, moi, le moindrement : c’est un mal qui disparaît, voilà tout ; cette dissolution, même, me soulage. En effet, notre norme individuelle m’est insupportable ; la moindre discussion avec quelqu’un me fait sentir ce mal et notre régression ! De sorte que s’il faut un jour voter l’adoption d’un budget pour lutter contre quelque météorite s’avançant dangereusement vers la Terre, qu’on m’excuse, à défaut de me comprendre, si j’ai la cruauté ne serait-ce que – de m’abstenir !

D’un point de vue dégagé, extérieur, notre « royaume » est une horreur et une tombe, et peut-être pire encore : une tombe en devenir, c’est-à-dire un taudis abandonné, un mouroir, une fosse à compost – peu importe qu’il reste en ces lieux une poutre solide et d’un bois noble, un enfant de fraîcheur en bonne vitalité, ou une belle fleur admirable en devenir ; c’est que l’homme en général est le golem, c’est-à-dire une décrépitude, un naufrage, une presque-charogne, une corruption. J’ai tant fait pour tâcher sans effet de le réformer – par mon être simple dans l’existence ordinaire, par mes textes profonds sur cette toile d’idées largement accessible : qu’il me soit permis de ne plus croire à l’influence de quiconque : il n’y a plus que des images plaisantes qu’on idolâtre et qu’on vénère, les vérités n’auront jamais la même saveur facile et réconfortante ; il faut du cœur pour ça et de la bravoure, et je ne sais exprimer notre situation sur un ton de divertissement. Dix milliards d’êtres prennent une direction, et cent ou bien mille consciences éclairées à elles seules suffiraient à infléchir leur trajectoire ? Non, d’autant que quand une conscience est suffisamment libre et éclairée, elle cesse d’être naïve : c’est pourquoi résolument je n’en suis plus, ce sera cent ou bien mille voix – moins une.

Je ne suis pas triste pourtant – jamais ! –, car à travers ce jugement désenchanté sur l’Homme – désenchanté ni plus ni moins comme le sont désespérément tous les jugements qui dénigrent nos puérils « bénéfices du doute » et qui sont fondés sur l’observation objective et la saine raison – , je puis encore entrevoir, dans mes dernières inhumanités, dans mes absences et solitudes, dans mon intolérable distance, la Radiation, cette musique des sphères, cet écho de la mort froide et universelle venue des entr’espaces et de l’entre-temps ; et ce bourdonnement continu, cette onde dure, inexorable et affolante, me rappelle pourquoi l’Homme est futile et pourquoi nous sommes si étrangers à tout ce qui nous entoure – alors le peu d’inquiétude qui me venait s’enfuit, car enfin, à quoi bon se préoccuper de cette contingence ?

Jouir ! jouir infiniment de ce corps et de cet esprit, sans limite, et faire ce que la nature nous a ordonné de plus foncièrement « nous » : vivre ! Ah ! exaltation ! n’avoir plus le moindre doute, plus la moindre réserve, se moquer des abstentions et des abstinences, rire de tout ce qui, en l’Homme, feint d’avoir du marbre et du temps ! Quitte à en être, autant se dire : soyons-le en toute plénitude ! Il importe peu que l’on meure ici-bas ou ailleurs, peu qu’il y ait des problèmes, un avenir, ces mots sont vides : mais trouvons le moyen d’être simplement des êtres sans scrupules, c’est-à-dire de ne rien regretter sans oubli ! La pensée même nous y aide : notre bonne conscience nous purge ! Crevons s’il le faut dans l’opprobre et l’ignominie, il n’y a ni opprobre ni ignominie qui ne soit une convention de la non-vie. Soyons au monde, blessons, tuons allégrement, cohérents en nous-mêmes et pareils aux grands méchants de littérature – il n’est que la cohérence d’un individu qui vaille quelque chose, il ne faudrait jamais juger quiconque sur d’autre critère –, cessons de nous nier, de nous restreindre, de nous contredire, et alors le moindre quidam de notre entourage aura quelque apparence de Grandeur. La demi-mesure, c’est pour les faibles et les fous ! Vivons : détruisons tout, ou bien détruisons ceux qui veulent tout détruire ; l’entre-deux est un marasme indigne où pataugent ceux qui n’osent ni être absolument, ni se contraindre absolument.

Et l’on voit, par le truchement de cet article si follement audacieux, comme la célébration du Néant, et même comme le mépris de l’Homme, sont encore un merveilleux prétexte à l’adulation spontanée – de la Vie.

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