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Henry War
24 août 2020

Intempestif

Lorsque j’étais enfant et que mes parents nous emmenaient en vacances, mon frère, ma sœur et moi, il y avait parfois, au moment du départ, cette réflexion étrange de mon incorrigible de père tandis qu’il prenait le volant : « À cet instant, je pense à l’instant exactement contraire, dans deux semaines, quand il faudra reprendre le volant en sens inverse et où je serai à la veille de reprendre le travail (mon père détestait son métier). Le compte à rebours a commencé dans ma tête, et je sais qu’à partir d’aujourd’hui je retiendrai chaque jour passé des vacances comme un jour de plaisir de moins. »

Cette vision déprimante de la jouissance où le bonheur est si éphémère qu’il comporte intrinsèquement une angoisse n’est pourtant pas absurde et vaine. Un bonheur qu’on ne compte pas n’est pas une extase ; tout bonheur reproductible à quelque proche échéance n’a pas ce goût d’urgence qui caractérise le crucial et l’intense. En somme, il est plus que probable que celui qui dispose un tant soit peu de la conscience du temps, c’est-à-dire qui calcule régulièrement la durée qui lui reste pour réaliser telle action, puisse identifier précisément le bonheur au sentiment d’empressement et de fin affreusement inéluctable qu’il éprouve quand il y jette sa pensée par intermittence.

Cette réflexion est parfaitement logique si on y réfléchit, et je m’étonne de ne l’avoir jamais trouvée exprimée nulle part. Si vous atteignez le haut période d’un bonheur, et si vous êtes assez avisé pour savoir ce bonheur si haut qu’il est forcément rare, alors ce moment précis vous inspire aussitôt de l’effroi, car il ne se reproduira pas avant longtemps.

Un grand bonheur est donc aussi simultanément un désespoir atroce.

Un mariage, par exemple : qui n’a jamais constaté qu’un mariage comporte toujours – du moins chez les mariés de quelque intelligence, de quelque conséquence si cela existe – une menace terrible : il n’aura lieu ainsi, dans cet état d’innocence qui caractérise la sorte de naïveté solennelle propre à tous les mariés, qu’une seule fois. Il y a bien des gens qui pressentent cela, comme aux jours des anniversaires : ils craignent moins en vérité l’âge qu’ils prennent que ce nombre de bougies qui ne se retrouvera plus jamais à l’identique parmi une même compagnie aimée. Toutes les premières fois de l’existence, notamment chez les personnes très sensibles, induisent une sorte de paralysie des facultés à cause justement du bonheur que ces initiations provoquent et dont la sensation de provisoire est, dans l’instant même, ce qui témoigne le mieux d’une béatitude : de telles personnes, devinant la fin imminente de leur immense joie, veulent s’approprier et retenir à jamais la force de l’instant, contemplent l’espace et absorbent le temps ; il leur parait que rien n’égalera jamais la profondeur de tout ce qu’elles ont obtenu et qui se symbolise par tout ce qu’elles sont en train d’éprouver, et un instinct puissant les avertit qu’il faut que ce souvenir reste gravé exactement en elle de façon à pouvoir y piocher ensuite des fragments pour tous les jours innombrables où la vie sera ordinaire, monotone et morne. Il en découle tantôt une fascination et une fixité qui laissent ensuite tous les regrets de la passivité, tantôt au contraire l’impression d’un jeu superficiel de fatuité quand on a tâché de toutes ses forces ne pas « s’arrêter » sur son bien-être à dessein de paraître, dans l’instant, le plus naturel et délié.

(Le malheur véritable se reconnaît peut-être de la même façon. Pour moi, je n’ai jamais vécu de grands malheurs sinistres et affolants sans avoir éprouvé au même moment le sentiment que la douleur ne pourrait jamais être pire.)

Vivre de pareils instants, se les rappeler, c’est avoir un repère intime et sûr pour mesurer à sa juste valeur la qualité de tous les bonheurs de la vie qui suivront. On ne s’extasie pas pareillement sur un paysage ou un livre qu’on peut retrouver à l’envi, il y manque le facteur transitoire qui fait la fièvre des passions ardentes : il faut vouloir dévorer le monde, paralyser le temps, juger toute dimension d’une cruauté atroce ; alors le sentiment est d’une complète vivacité. Le bonheur est intérieurement une lutte et une injustice ; tous les moments où l’on est heureux, on est également occupé à se battre contre tous ceux où l’on ne l’a pas été et où on ne le sera point. Et peut-être, aussi, a-t-on insidieusement conscience de la façon dont ce bonheur décale tous les autres sur l’échelle de nos jouissances passées ; on relativise nos bêtises de plaisirs communs, et sans doute éprouve-t-on en loin cette tristesse de se dire, à chaque bonheur supérieur et nouveau : « J’ignorais, avant cela, la teneur exacte de la pure allégresse dont je me rapproche tant à cette heure ; une référence inédite s’impose à moi ; bon sang ! comme j’étais naïf et inabouti de croire que j’étais si bien ! »

Tout bonheur intense détruit le contentement imbécile du quotidien. On se fait toujours des raisons après coup, on suppose qu’il ne se peut que de pareilles sensations fortes perdurent, mais une autre raison en nous-même réclame la justification de cet impossible-ci et ne la trouve pas. Certes, des traditions et des conventions piètres, la banalité affligeante du quotidien soi-disant nécessaire, le peu d’occasions de rencontrer des êtres et des choses supérieurement intéressants, tout cela nous console un peu mais autant, à vrai dire, qu’il nous opprime et nous insupporte ; ces arguments-là nous font rejeter l’existence par vagues acides ou amères, par grands enragements d’injustice tant le contraste est lourd ; et puis nous rentrons en nous-mêmes, en nos égoïsmes vitaux et humains, et nous rejetons violemment la démission, la dépossession, l’expropriation des extases dont nous pourrions, et pourquoi pas ? avoir droit continument : nous nous sommes enfin crus vivre entre deux morts, ces griseurs intermédiaires qui constituent la toile de fond de nos jours. À quand la potion et le Graal pour nous ranimer net, ce baiser foudroyant qui blesse et électrise comme un choc ? Nous nous sentons courir après des redites toujours meilleures et si bénéfiques ; nos plus beaux souvenirs sont aussi des phares, mais nous sommes si souvent sans le bateau pour nous y amener : il faut toujours payer de la location du navire un prix dont nous ne disposons que par intervalles espacés ! Il faudrait d’une vie insolente et folle qui ne fût éternellement que la réalisation de fantasmes toujours différents : la société n’offre rien de tel sans mauvais œil, et la morale depuis toujours réprouve les Villon et les Rimbaud.

Mais jouir ! jouir suprêmement ! À quoi d’autre sommes nous bons qu’à aspirer toujours à de nouvelles jouissances ! Qu’est-ce, hormis cela, d’être au monde, d’être vivant ? La vie vaut moins qu’un pauvre rêve si nous nous contentons de concevoir des bonheurs sans jamais les éprouver, ou pire : si par frustration anticipée de les réaliser nous nous empêchons même de les imaginer. Et pourquoi se retenir ? quel mal faisons-nous aux autres à être heureux pour soi ? Est-ce être égoïste que d’aspirer à se satisfaire ? Oui, sans doute, « égoïste », mais qui cela blesse-t-il à raison : eh quoi ? n’y a-t-il au monde que des jaloux pour empêcher nos bonheurs ou nous forcer à les dissimuler ? C’est méjuger singulièrement des hommes, et bien plus que je n’ai coutume de le faire ! Quant à moi, j’ai tant le goût de participer aux bonheurs rares qu’on me conte que je n’entends pas qu’on puisse se sacrifier en s’épargnant de les vivre : narrez-moi donc toutes vos extases que je n’ai pas encore vécues ! Vraiment, je vous donnerai une journée de mon salaire pour cela, et même davantage, pour être heureux rien que par procuration : au coin d’un feu ou ailleurs, je jouirais de vos relations, et je croirais ainsi, je le jure, n’avoir pas perdu mon temps à travailler à votre place, et je ne prétendrais pas – pourquoi cela ? – avoir existé à votre détriment, pendant que vous, vous étiez occupés, si admirablement pour moi, à vivre vraiment !

 

P.-S. : L’Intempestif, c’est celui qui va à contretemps et aussi qui est contre le temps : rien peut-être ne me définit mieux que ce mot. Un jour, je tâcherai d’écrire, comme réalisation de mes rêves impossibles, le récit d’un miracle, l’invention de la machine à paralyser le temps : on se croira vivre indéfiniment comme sous la pause télévisée d’une Livebox. Ce sera, en une fiction, la fin de l’humanité telle qu’elle existe avec ses souffrances inutiles qu’elle croit servir, faute d’être capable de les éviter, à la transfigurer : les hommes seront heureux sans crainte et n’abandonneront leurs plaisirs que lorsqu’ils en seront lassés ou quand ils ne parviendront plus si longtemps à feindre qu’ils ressentent du bonheur.

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