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Henry War
10 septembre 2020

Désirs d'enfant

Longtemps un homme ne désire pas d’enfant. Il préfère attendre « d’être quelqu’un », ce qui suggère toujours qu’il ait acquis le sentiment d’avoir « fait carrière » ou « obtenu une réputation », que sa situation soit stabilisée et lui devienne un peu monotone, et qu’il éprouve, dans ses projets déjà mis à exécution et largement épuisés, un commencement d’insatisfaction, d’inaction et d’ennui – l’enfant en cela lui paraît une récompense après bien des difficultés de l’existence, l’incarnation finale de sa tranquillité et de son achèvement. En attendant ce temps du repos, pour toutes ces longues perspectives professionnelles et studieuses, le fils évidemment ne saurait lui paraître qu’une contrainte, et il ne consent pas facilement à ce que ses ambitions et sa puissance soient entravées ou entamées par qui exigerait de lui une posture de servilité et de soumission et assujettirait incompatiblement son existence au foyer. Il voudrait en somme que la question de sa progéniture ne se posât qu’après des années de labeur et au moment d’un accomplissement méritoire – c’est même logique : chez le père réside toujours le souhait que son fils prenne sa « direction » en lui montrant la voie de sa propre réussite ; or, quel exemple peut-il transmettre s’il n’a encore rien fait, rien accompli de grand par lui-même et dont il soit fier d’indiquer le sens, s’il demeure en l’espérance d’une gloire ou d’un mérite qui sera aussitôt et nécessairement compromis par l’assidu exercice de son état domestique ? Il ne saura pas encore ce que c’est d’être un homme accompli : comment donc en montrerait-il le chemin ? Au mieux pourra-t-il enseigner à son enfant à être un père, ce qui déjà rabat considérablement ses prétentions ; mais un père qui ne serait rien par ailleurs, je veux dire qui n’excellerait nullement dans son métier et n’aspirerait par nulle performance à prouver qu’il est exemplaire quelque part, n’aurait, je crois, pas beaucoup à se vanter, et tout son enseignement serait réduit à de la pacotille : il exécute alors une prestation qui ne demande à peu près que du temps pour réussir compte tenu de ce que nul n’a beaucoup réfléchi à la parentalité et de ce qu’on suppose qu’il ne suffit que d’être « présent » et « aimant » pour être un bon père ; et justement il ne manque pas de temps et d’affection, alors le numéro, forcément, est un succès, du moins dira-t-on qu’il n’est pas totalement manqué, pas socialement manqué en tous cas dans la mesure où tout le monde prétendra qu’il a « aimé et pris soin de ses enfants » puisqu’il était là, ce qui est bien la déclaration la plus inepte et la plus péremptoirement infondée qu’on puisse faire s’agissant d’éducation dont on ne sait au juste si l’amour et la présence seuls y pourvoient intégralement ou même en partie, ainsi que pour ce qui est d’estimer celui dont on ignore au juste l’intériorité et l’effectivité de son sentiment comme de ses mobiles. Il est alors vrai que ce père n’a, d’autre part, pas beaucoup de quoi s’investir et concurrencer les soins qu’il prodigue auprès de ses fils, et c’est ce qui, je trouve, compte comme autant à retrancher de son mérite : il n’a rien d’autre à faire, c’est bien le moins qu’il élève correctement ses fils ! Pourtant, je maintiens que dans son évolution spontanée, dans le développement naturel de ses aspirations, en général un homme ne songerait pas à concevoir un fils avant d’avoir eu, je dirais, environ 35 ans.

Une femme, quant à elle, songe souvent à enfanter très tôt, avant même que d’en avoir la capacité physique : ce lui est au moins une curiosité sinon un appel en elle et qui la poursuit, notamment parce que sa physiologie rend la grossesse plus périlleuse à mesure qu’elle vieillit : une sorte de compte à rebours plus ou moins inconscient l’y presse. (Pourtant, j’y songe et c’est contradictoire : la femme éprouve typiquement du plaisir à la ressemblance du fils au père, mais sur quel fondement une telle satisfaction s’appuie-t-elle si le père n’est rien qu’un physique, n’a à peu près rien prouvé dans l’exercice de ses facultés supérieures ? En cette expérience de savoir à quel élément de transmission elle tient le plus, du corps ou de l’esprit, on doit pouvoir révéler l’irrationnalité de sa volonté d’engendrer.) Ce qui est curieux pour l’homme, pour ne pas dire incompréhensible, c’est qu’elle éprouve un désir inné et intérieur de cette expérience pourtant douloureuse de l’accouchement, désir tout irrationnel et impérieux, pulsion qui la sépare de la masculinité tendue vers une certaine logique froide, de l’assurance qui égalise généralement ses humeurs, à l’exclusion bien sûr de ses appétits sexuels. Sans doute, le plus souvent, elle se débarrasserait si elle pouvait de la nécessité d’avoir à choisir une profession, comme c’était de coutume lorsque la société sans imposer à la femme l’oisiveté, la permettait (ce qui fut le cas notamment pour ceux qu’on appelle les boomers), mais elle se fait aujourd’hui une raison de son obligation de travailler pour prétendre qu’en réalité elle y aspire. C’est un fait extrêmement répandu que tout ce à quoi on n’a pu échapper, on feint de l’avoir souhaité pour s’en consoler – il n’y a qu’à voir par exemple la façon dont le service militaire fut plébiscité par ceux même qui s’en étaient le plus plaint ou qui avaient tâché d’en être exemptés avec le plus d’insistance : tout à coup, comme il avait fallu s’y résoudre, c’était devenu profitable pour soi et pour tout le monde ! De même, personne aujourd’hui n’oserait reprocher aux « femmes au foyer » d’il y a vingt ans leur style de vie : c’était bien « aussi », puisque « c’était ainsi ». Mais pour revenir à mon propos, le sentiment que la femme exprime en une sorte d’urgence à enfanter s’apparente chez elle à une priorité, à une tension extrême dont la résolution prime sur beaucoup d’autres choses et souvent même sur son confort. Elle peut se moquer, dans certains cas, que l’enfant soit accueilli dans des conditions matérielles défavorables : il est temps, se dit-elle, il faut, ce doit être avec imminence, et l’homme qui lui résiste lui semble alors toujours un odieux monstre récalcitrant, plein d’inhumanité et contre nature, quelqu’un d’ignoble et d’immonde – sous ces accusations, elle se permet contre lui les assauts les plus perfides. Souvent, il finit par céder, de guerre lasse suite à ses récriminations, à ses insistances ou à ses stratégies, parce qu’il n’a pas le courage d’entretenir une résistance et un conflit jusque dans son foyer, parce que la société le culpabilise en le taxant d’immoralité, ou encore parce que possédé un jour (ou plutôt une nuit) par le souhait immédiat de livrer en elle sa semence, il s’oublie, serépand et compromet la fermeté de ses opinions. C’est ainsi fait, pas autrement : la plupart des enfants ne sont que le fruit d’une reddition du père. Il a obéi, du moins donné ce qu’elle voulait. Bien sûr, il supposera en contrepartie, et c’est normal, qu’elle consentira à s’occuper largement de cette progéniture qu’il n’a pas premièrement désirée, bien que, évidemment, il y ait contribué de son corps c’est-à-dire de quelque volonté fougueuse et instantanée, mais c’est sans compter sur le fait qu’il a incontestablement donné, fût-ce dans un moment d’égarement, par quoi on admet abusivement qu’il s’est engagé à toutes les conséquences ou qu’il aurait dû mieux réfléchir.

Cette double observation sur la nature majoritaire de l’homme et de la femme induit une réflexion judicieuse sur l’écart d’âge traditionnel entre parents, qui vérifie que l’homme est très souvent nettement plus âgé que la femme, ce qu’on a longtemps pensé artificiel dans une société où l’homme avait communément presque dix ans de plus que son épouse : on voit mieux à présent au contraire comme cet écart est logique d’un point de vue psychologique, dès lors que l’homme a compris qu’une femme de son âge lui imposera un enfant plus tôt qu’il ne le veut spontanément, et sitôt qu’une femme escompte admirer l’homme sur le bilan des expériences qu’il a déjà vécues nombreuses et concluantes et qu’elle espère en tirer une progéniture qui lui serait ressemblante. Elle permet également de comprendre pourquoi, lorsque c’est la femme qui ne se sent pas d’enfanter et qui, par exemple, s’investit prioritairement dans le choix d’une carrière, la grossesse se produit tard et souvent à la limite de ses capacités d’engendrer : ceci démontre que c’est toujours en définitive la femme qui réalise la procréation, et tout ce qu’on suppose de la façon dont l’homme contribue à cette arrivée est suspecte ; il ne décide rien, elle décide tout ; elle ne se laisse persuader qu’à la toute dernière extrémité, il doit partout ailleurs se laisser persuader le plus tôt possible. Enfin, ceci admet un ultime constat, une vérité claire : c’est que l’homme en général a été suggéré par la femme, pour ne pas dire abusé dans bien des cas, et que tout ce qu’on lui impose comme son « devoir de père » ne devrait logiquement pas lui incomber, car il n’a pas désiré, il a seulement consenti une faveur, il a octroyé quand on ne lui a pas carrément extorqué son consentement. Il supposait benoîtement que son engagement serait limité, et le voilà soudain frappé d’arguments imprévisibles et fallacieux sur l’égalité des sexes et sur le fait que sa compagne ne se serait pas, comme on dit, « grimpée dessus toute seule ». On le contraint à assumer une part importante et quelquefois primordiale de l’entretien des enfants, il y est même tant incité et sous une telle menace de réprobation sociale et morale qu’il finit par penser, puisqu’aussi il lui faut se consoler de ce dont il ne peut plus rien, qu’il est responsable de ses enfants et qu’il aime s’en occuper au grand sacrifice de tout le reste qu’il avait initialement prévu et dont il était alors certain de l’intérêt de son engagement. Ce qui au départ ne devait être pour lui qu’un divertissement entre deux affaires, un amusement après son travail et ses ambitions, un délassement de la fin d’une vie prodigué en quelque caresse et jeu exceptionnel, lui devient un impératif à assumer, et il se change en mère, ce qu’il n’aurait jamais cru auparavant, ce qui le subjugue, l’atterre, l’aliène. Cette façon d’attentions-poules, il l’aurait certainement eue s’il avait engendré vers 35 ans comme sa tendance l’y aurait poussé, il aurait assumé ce choix puisqu’émané de lui-même, et néanmoins, en échange du consentement qu’on a tiré de lui avant ce terme reculé, il espérait en loin que la femme le dispenserait de pareilles obligations. Il est piégé, voilà : de communs proverbes l’emprisonnent. Réduit à tâcher de se satisfaire de ce dont il n’a guère voulu – il dira bien qu’il est content de pourvoir comme il fait à sa famille, cependant il ne peut masquer par intervalle son importunité –, quelque chose lui a manifestement échappé, ce n’est pas ainsi qu’il imaginait sa vie, et il s’efforcera souvent, faute de pouvoir dorénavant y prétendre, de ne pas se souvenir de ce qu’il était et à quoi il aspirait avant l’enfant. Il se console comme il peut du tour de son existence en se persuadant qu’il s’agit d’une juste règle pour la société dans son ensemble, et il finit par agréer par exemple qu’il est scandaleux que ce soit la femme surtout qui prenne des congés pour l’enfant et qui s’occupe principalement des tâches domestiques en sa faveur, alors que, effectivement, c’est bien elle qui a insisté pour que l’enfant soit. Et comme il n’est pas du tout évident que le désir d’enfanter chez la femme s’accompagne toujours d’une volonté d’éduquer et d’entretenir – ce que, dans sa pulsion première, elle peut tout à fait se moquer de prévoir –, voici le père qui souvent est forcé de s’assigner ces corvées a contrario du contrat tacite qu’il lui semblait avoir passé en acceptant sans beaucoup vouloir, il s’est résolu tant bien que mal, et tout le monde prétend à présent que ce fut avec résolution c’est-à-dire avec fermeté – ce que Freud généralisera de façon excessive en affirmant que le vœu d’enfantement chez les femmes est incompatible avec la tenue d’une éducation rationnelle. Par gentillesse et par faiblesse, souvent l’homme niera auprès de sa compagne et du monde n’avoir pas contribué activement à la naissance comme si ç’avait été son souverain projet, son désir le plus cher, son vœu d’accomplissement personnel et qu’il n’avait compris qu’après l’avoir commis : la morale populaire, il est vrai, ne tolère point qu’un père dise n’avoir pas voulu celui qui existe, comme si cette déclaration signifiait nécessairement qu’il le détestât ou le négligeât. Toutes les conditions qu’il mettait autrefois à la procréation et qu’on lui reconnut alors oralement, battues en brèche l’une après l’autre par la réalité même des besoins de l’enfant, sont vites oubliées : les compromissions que le sempiternellement « divin bambin » lui commande ne permettent pas de se fier aux paroles passées. Un jour, il n’avait pas de fils et on lui promettait qu’il aurait toujours le temps après la naissance par exemple d’appeler des clients ou de rédiger un discours, un an plus tard le voici tenu de garder son fils cependant qu’il est au téléphone ou d’interrompre l’écriture de son allocution pour aller en urgence acheter des couches ou donner obligatoirement un biberon que la mère, pour raison « d’égalité des sexes », refuse en l’instant de donner. Je vois, quant à moi, une grande légèreté et une injustice criante des femmes à asseoir sur les hommes une autorité à laquelle rien de légitime ne leur permet de prétendre : si les hommes avaient été plus secs et conséquents, s’ils avaient imaginé qu’on leur tiendrait rigueur de cette concession et qu’on ne tiendrait pas compte des conditions patentes qu’ils y mettaient, ils n’auraient pas accepté d’engendrer ou bien ils auraient proposé leurs termes dans un contrat écrit et contresigné, et elles auraient été fort malheureuses, n’est-ce pas ? mais puisqu’ils ont fini, comme octroi, par l’accepter en rendant les femmes heureuses, voici que c’est à présent à elles de leur faire oublier les promesses tacites qu’elles supposaient et de les obliger à toutes sortes de conséquences auxquelles ils n’ont initialement pas adhéré – la belle récompense, contre ce service de félicité qu’ils ont rendu, de contribuer au malheur, du moins à la frustration, des hommes ! Ah ! s’ils pouvaient se concerter avant de prendre de pareilles décisions, s’il existait quelque manuel dont ils pussent tirer un enseignement de nature à augurer ce qui adviendrait ensuite et ce dont on leur fera reproche, ou bien ils ne choisiraient jamais une femme de leur âge, ou ils diraient ensuite comme moi, sans honte et en entretenant chaque fois que nécessaire le souvenir de l’engagement initial de sa femme que volontairement il rendit explicite : « Ma femme, je te rappelle que c’est toi qui as souhaité l’enfant. Au-delà du nécessaire auquel je me suis engagé, ne me tiens pas responsable de manquements pour toutes choses secondaires, et considère que ce que je rends dans ce domaine du superflu, je ne le fais que par service dont tu dois te tenir plus que satisfaite : reconnaissante, car rien ne m’y oblige tel que nous nous étions fixés. S’il faut se dédire de ces termes du ménage, j’y consentirai, nous nous séparerons. » De telles déclarations ne sont pas si cruelles qu’on croit : elles épargnent à l’homme de considérer la femme avec quelque perpétuelle condescendance ainsi qu’il advient la plupart du temps dans les couples où il ne fait que la voir en petit être irrationnel et oiseux, incapable de se souvenir de l’origine de ses actes et dont il faut taire les promesses et consentir à ses caprices par gêne ou par gâterie. À l’heure où mon épouse envisage un quatrième enfant, c’est bien la preuve que cette explicitation réciproque des vœux ne constitue pas du tout un reproche rédhibitoire à une nouvelle conception, même si c’est régulièrement qu’il faille que ces vœux originels, tant la femme a intérêt à les annuler et à les prétendre imaginaires, lui soient, et avec beaucoup de précisions, dûment et durement rappelés.

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