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Henry War
28 septembre 2020

Le suicide et la pose

Je trouve le suicide, pour ainsi dire, d’assez « mauvais goût », tout compte fait : celui qui met fin à ses jours ne relativise rien, il théâtralise son existence, au moins un court moment il se croit devenu quelqu’un. Désespéré, il eût mieux fait plutôt que de s’anéantir de mettre un terme à la cause extérieure de son désespoir : c’eût été apporter une amélioration à ce monde d’incorrigibles vivants ! mais sans cette émotion triste, il lui aurait suffi, pour continuer à jouir, de quitter sa vie précédente, d’émigrer lointainement, quitte à vivre pourchassé ou en mendiant au sein d’une communauté quelconque où l’on peut toujours trouver au moins une raison de se satisfaire de l’existence. Je ne suis pourtant pas de ceux qui refusent de reconnaître la bravoure dans l’acte de se donner la mort, bravoure que nombre de vivants, faute de psychologie et donc de toute empathie qui ne serait pas plaquée sur des conventions, sont incompétents à mesurer et qu’ils osent insolemment nier parce qu’ils parlent pour la morale qui, inconsciente et aveugle, l’estime une irresponsabilité, comme si tant de gens n’étant pas même des individus pouvaient se prévaloir d’être responsables pour la raison qu’ils ont décidé de rester en vie ! Ce n’est point une lâcheté que le suicide, il faut être mentalement fort léger pour répéter le contraire, car il se trouve plus que certainement à l’ultime moment un appel en soi qui incite très puissamment au renoncement de sa propre destruction, ainsi que le décrit Jack London dans la dernière page de Martin Eden : cette pulsion de conservation est presque irrésistible et il doit être extrêmement compliqué de s’en extirper, quelle que soit la force résolue de sa réflexion. Je n’irai pas, moi, dire que le suicide, qui constitue pourtant indéniablement un renoncement, est une sorte de vice ou de paresse, un péché de couardise, et même je ne crains pas d’affirmer qu’il y aurait grand avantage à ce que l’immense majorité de nos vieillards eussent ce courage-là d’en finir par leurs propres moyens : rendus improductifs et n’ayant comme tout contemporain jamais eu d’autre justification à leur existence que la réalisation d’un métier, ils ne sont rien devenus ni par l’esprit ni par des actions libres qu’ils n’ont jamais élevées à l’intégrité, c’est pourquoi ils n’ont jamais été ; or, sitôt qu’ils quittent leur profession, ils ne sont plus que fardeaux sans réalité d’aucune conséquence, et ils devraient tout naturellement en tirer la leçon nécessaire de leur inanité et de leur illégitimité d’exister s’il ne leur manquait pas ce peu de philosophie qui leur permettrait de remarquer enfin leur insignifiance. Il y a donc véritablement des bonnes raisons de se suicider : l’essentielle, bien entendu, consistant en la fatalité de sa déchéance, en la nécessité de sa visible déliquescence et qui nuit au sentiment de sa dignité – si un tel sentiment peut encore exister après des décennies de vacuité (et notamment des décennies de boomers qui, du temps de leur vivant existaient déjà sous la perfusion assistée de leurs propres enfants). Mais puisqu’il s’agit certes de s’en apercevoir pour en anticiper le regret, c’est presque toujours une reconnaissance d’une dégradation physiologique qui précipite cette volonté, car pour ce qui est spirituel non seulement il n’y a pas lieu de penser que nos compatriotes puissent déchoir encore de beaucoup n’ayant guère réussi ni même ambitionné à s’élever, mais encore leur forces mentales inusitées étant demeurées inactives et dans l’incapacité de mesurer en quoi leur propre intelligence peut décliner (ils n’ont même aucune conscience de leur potentiel), ils ne se rendront compte de rien au moment de leur lente sénilité. Seulement, ce que je déplore dans le suicide, ce n’est pas tant l’acte que l’espèce de mise en scène au moment d’accomplir le moindre préalable, mise en scène qui traduit une outrecuidance absurde, une obligatoire surestime de son importance, une fatuité intolérable à mes yeux : j’y ai déjà beaucoup pensé et je ne parle pas que par fabrication abstraite, je veux surtout parler de la façon qu’on a alors d’imaginer la tristesse de sa famille et de ses proches, ainsi que toutes les projections et suppositions de ce que son trépas va induire, toute la persistante préoccupation du posthume (comme en témoigne le simple fait d’élire le lieu de son suicide et son mode opératoire selon la façon dont on sera retrouvé), en somme toute la représentation des effets de sa mort qui, je crois, fonde souvent l’argumentaire-même du suicide. Cette idée notamment qu’« ainsi ils comprendront combien je souffrais », comme si l’on voulait après soi laisser encore des regrets, faire perdurer une trace négative, un sillon de tristesse, me paraît l’échafaudage pensé d’un drame bien ridicule relativement au dérisoire avéré de la vie et à la place toute relative que chacun y tient en réalité : tout ce tapage, je dirais, avec ces larmes factices et complues, n’en vaut pas la peine, c’est à mon avis de la sensiblerie dont on devrait avoir honte à ce dernier stade de relative sagesse, cette émotion veule invalide toute la noblesse d’un tel acte, toute sa sagacité, toute sa pertinence. Or, il est certainement très difficile de se suicider sans en passer par là : je prends le pistolet, et fatalement, comme pour me rassurer ou comme pour me pousser à renoncer, je songe à tout le mal supposé que mon absence va produire, mes doigts tremblent, les larmes coulent, je m’émeus artificiellement de ce que je m’apprête à commettre comme s’il s’agissait d’une erreur ou d’une hérésie, je me sens presque généreux de me tuer compte tenu de ce à quoi il faut que je renonce, je me trouve alors une espèce d’héroïsme personnel dans cette action pas même objectivement navrante : tout ce développement intellectuel, cet entraînement d’idées toute faites, ce laisser-aller de mièvrerie, cet épanchement justificateur, est pour moi une faute impardonnable et trahit l’imbécillité la plus basse et l’adhésion la plus sourde à tous les romantismes les plus infectes, pathétiques et consolateurs, au point que je ne parviens plus à me figurer un suicidé sans me former en pensée toute cette détresse mélodramatique ainsi que l’absence de relativité, de recul, de grandeur, qui ont précédé le geste et que suppose le fait de considérer sa vie un bien important dont l’abandon serait un sacrifice à la fois superbe et affligeant – mais celui qui se tue, en général, n’est-il pas qu’un pauvre être misérable et banal qui espère rattraper son unanime apparence de misère et de banalité par une mort qu’une autre unanimité non moins misérable et banale estime « forte » et « émouvante » en considération exclusive de sa rareté ? Je voudrais, moi, après mon suicide, qu’on retrouvât mon cadavre le sourire aux lèvres, la mine légère et détendue, et peut-être, pour ne laisser planer aucun doute, le sexe à la main ! Voilà : c’est tout le sérieux et la plainte dans le suicide, sa gravité illusoire et sa langueur formelle que je réprouve ainsi qu’une pose éplorée de victime qui, probablement, a précédé le geste et me paraît un cinéma convenu et en cela un retour à la vanité et au grégaire. Il n’y a généralement pas de hauteur là-dedans, c’est presque toujours une erreur, le suicide, parce que ça n’arrange rien, que c’est comme un abandon du monde, parce que ça ne profite pas de l’occasion inespérée, désespérée, pour se venger enfin et rétablir la justice, alors qu’il n’y a précisément plus rien à perdre, ayant réussi à faire le deuil de tout et jusqu’à celui de la vie. Pour toutes les causes de nos malheurs sauf bien sûr celle de la santé, il existe des solutions plus efficaces que le trépas, et la meilleure est sans nul doute le combat, fût-ce un combat perdu d’avance et qui se solderait inévitablement par la mort – là se situe pour moi la vitale vaillance de l’homme libre : se battre, même contre des immortels pourvu qu’ils soient des oppresseurs, et accomplir ainsi une ultime action d’éclat, enfin un acte dans la vie plutôt que pour en sortir. L’immaturité va encore et toujours à pleurer sur son propre sort au lieu d’affronter des coupables, de se relever et de brandir un glaive pour la postérité : c’est qu’il faut des élans impérieux pour manifester son identité au lieu que nos contemporains ne pensent justement à la fin qu’à demander pardon de n’avoir été personne, et je ne comprends pas qu’un homme acculé à un choix comme celui de mourir inconséquent ou en position de guerre puisse préférer la première solution tandis qu’il reçoit enfin la possibilité de faire de sa vie un symbole de quelque chose. La vie qui l’accule à porter un coup lui a, en cette heure fatidique, laissé cette alternative prodigieuse et rare – fermeté inédite – de décider s’il redressera un tort en luttant d’une façon inouïe ou s’il donnera raison à l’ennemi en lui laissant poursuivre ses nuisances et en précipitant la vie de qui en pâtit, à savoir la sienne. Suprême compromission alors : pourquoi se résoudre, encore, à une variété d’insignifiance, de résignation, de passivité ? Il n’y a rien d’inéluctable dans la façon dont on peut quitter cette drôlerie colorée, cet édifice bizarre, cette grossièreté bouffonne et souvent sans gratitude qu’est l’existence humaine : faire plutôt de cette sortie quelque chose d’unique et d’exemplaire ! Et voilà pourquoi retourner, à ce moment capital, aux affectations et simagrées du vulgaire, aux pleurnicheries codifiées d’un pathos largement hérité du christianisme idiot, me paraît non seulement un mauvais goût, mais un gâchis incompréhensible et un manque flagrant de philosophie – c’est pour autant, certes, qu’il subsiste en celui qui se suicide quelque chose à gâcher.

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