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Henry War
7 octobre 2020

Enterrer son chien

Se rendre à la clinique vétérinaire pour la deuxième fois en trois jours avec cette idée en tête – Djo est un cocker anglais de douze ans qui ne boit plus sans vomir, il a toute la gueule infectée depuis longtemps ; il ne lui reste pourtant plus qu’une dizaine de dents mais quelque chose a dû abîmer son appareil digestif, il ne réagit pas aux antibiotiques, il pèse déjà deux kilos de moins que ce qu’il faudrait. Là, rassurer le chien pendant l’examen, le caresser pour ne pas qu’il s’inquiète – il n’aime pas être tâté, en particulier la mâchoire qui lui fait très mal. Recevoir le diagnostic du médecin, qui ne sait pas, qui envisage des examens longs et coûteux, qui pose une question orientée, pour mesurer où en est la réflexion. Décider soi-même une bonne fois pour toutes qu’en tout état de cause, ce serait importun de continuer, sans se chercher d’excuse : Djo peut vivre, certes, deux semaines, trois mois peut-être, il maigrira progressivement sans doute et un matin je le retrouverai mort dans son panier ou quelque chose comme ça, mais tout ce qu’il boit, il le vomit juste après en toussant violemment, et il boit continuellement, et tout retombe en bave épaisse sur le carrelage et aussi sur les murs quand il s’ébroue, et ça dégouline dans ses poils, ça sèche là de façon nauséabonde, plus personne ne veut beaucoup le toucher, les filles non plus. Alors non, ce n’est pas qu’il soit tout à fait instamment mourant, il court encore très bien après les voitures dans le jardin, ce n’est pas non plus, comme ils disent, que je veuille « conserver une bonne image de lui », j’ignore même s’il souffre, je n’en sais rien et je ne veux pas l’affirmer par défaut, mais c’est qu’il devient assez répugnant, voilà, et c’est vrai qu’il maigrit et que ça ne m’inspire pas une impression de dignité et de salubrité, et puis il y a deux ans nous avons payé trois opérations pour ses dents, presque deux mille euros en tout, et si nous le maintenons il faudra logiquement y revenir, enlever ce qui lui reste, procéder à des examens sanguins poussés, sans compter que si le foie ou l’estomac est trop atteint ces efforts ne serviront à rien. Donc, le dire, sans chercher l’adhésion, sans réclamer de conseil, même si le docteur a donné son accord de principe, décider seul, confirmer plutôt ce que j’avais anticipé, sans consolation et sans aide particulière ; l’exprimer clairement et sobrement, sans ambages. À sa demande, je dis que je veux enterrer le chien, j’y ai pensé et c’est bien ferme, je me suis même préparé à son refus puisqu’il paraît que c’est parfois impossible : s’il ose me l’interdire je lui réciterai mon laïus et il finira par céder ; mais il ne fait pas de résistance. Puis tranquilliser le chien sur la table pendant la piqûre, parler un peu, de cette voix grave qui lui fait plaisir, le vétérinaire s’en va pendant l’anesthésie, empêcher les sanglots idiots, positionner le chien comme il faut pour qu’il s’assoupisse proprement sans tomber ni déraper, voir son souffle ralenti cependant que lui parler gentiment (songer alors que cette douceur ressemble à de l’hypocrisie), ce n’est pas l’euthanasie encore, il dort seulement, il dort. Le vétérinaire revient, se redresser, étirer la mâchoire en grimace de pleines dents pour passer l’envie de pleurer, ne pas craindre auprès de lui d’avoir l’air insensible, il dit que Djo dort tout à fait à présent, qu’il va procéder à la piqûre seul, qu’il mettra le chien dans un sac biodégradable dans lequel il faut l’enterrer, je réponds oui, je me fiche bien qu’il le tue sans ma présence, ça n’a plus d’importance à présent que Djo est inconscient même si je vois bien à ses côtes qu’il respire encore, je me doute un peu de ce que le vétérinaire peut craindre, éventuels spasmes avant la mort et plus probablement épanchement des urines et des selles au dernier relâchement. Le regarder une dernière fois avant de quitter la pièce, sur la table vivant, une dernière fois vivant. Dans la salle d’attente, essayer de ne pas pleurer, et refaire ma sale grimace parce qu’il y a du monde, prévenir les filles par texto, « J’enterrerai Djo en rentrant ». Et le vétérinaire revient, transporter le sac blanc opaque, mou et tiède, en portant sa masse informe par dessous jusqu’à la voiture devant cinq ou six clients qui attendent là espacés, confinement oblige, le poser sur l’asphalte le temps d’ouvrir la portière puis sur le siège avant assez près du dossier pour ne pas qu’il puisse tomber en cas de freinage (j’ignore dans quel sens est le chien à l’intérieur), revenir pour payer, devant les gens qui ont vu, ne pas oublier la laisse que les filles veulent garder pour après en souvenir.

Ensuite conduire jusqu’à la maison, quinze minutes, en y pensant. Stationner au pignon plutôt qu’au garage, laisser le sac sur le siège ; en arrivant, ne pas exacerber une mine de deuil, et dire aux filles qu’on va aller faire le trou dans le jardin. Prendre la pelle, elles sont contentes, elles n’étaient pas sûres que je ramènerais le chien, elles veulent le voir tout de suite, je réponds d’attendre un peu, qu’il faut creuser d’abord. Alors, sous l’arbre, estimer la taille du trou, percer du tranchant les contours d’un rectangle propre et de taille suffisante, puis retirer par segments les escalopes de pelouse qu’on remettra au-dessus après tout, les déposer à côté en reformant le rectangle. Enfin creuser, creuser, creuser fort dans cette terre un peu dure et marneuse, assez profond, une tombe vraie, et récupérer une partie de la terre dans des seaux, déclarer qu’il faut encore creuser un peu plus, encore un peu, même si c’est pénible, même s’il devient difficile de retirer la terre parce que le manche bute sur le rebord – amasser à mesure un monticule en plus des seaux, juste sur le côté. Déterminer enfin que c’est bon, aller chercher le sac avec les filles, ne pas se hâter, elles sont jeunes et curieuses, elles sont pressées, puis déposer le sac près du trou (il a eu le temps de se réchauffer un peu sous les vitres de la voiture, je sens la chaleur de ce cadavre mou à travers le plastique, comme si l’animal vivait encore). Ne pas vouloir enterrer la saloperie de sac avec lui, dérouler la glissière, voir le chien, le montrer ainsi mort, le poil noir, la gueule inanimée, une masse posée sur le fond blanc du sac, laisser les filles pleurer à présent en regardant le chien parce qu’elles reconnaissent tout à coup que c’est pitoyable leur chien autrefois tout vif qui ne fait plus rien (un peu d’urine s’est écoulée sur le plastique mais je m’y attendais, personne ne le voit à part moi et je n’en dis rien), et puis, sans cérémonie, seulement après qu’elles aient vu pour ne pas leur laisser de regrets, soulever le corps, le déposer sur le flanc au fond du trou sans à-coups dans une position naturelle, rabattre une de ses pattes dépliées contre le ventre, le regarder ensemble encore un moment, dire quelques mots sans excès obséquieux, « C’était un bon chien, il a été heureux ici, câliné par tout le monde, et pourtant il en a fait des bêtises. C’est mieux qu’il soit ici, dans sa terre, avec nous. » Voir pleurer les filles encore, remarquer : « Vous avez vu ? Le trou est exactement comme il faut. On va remettre la terre maintenant. » Et puis, sans empressement, quand il me semble que c’est suffisant c’est-à-dire au bout d’une ou deux minutes seulement où nous parlons – inutile de s’appesantir –, prendre la pelle, une première pelletée non pas jetée mais plutôt glissée, sans hauteur, directement sur la gueule de Djo comme pour l’effacer, et puis d’autres encore jusqu’à faire disparaître le corps, et enfin pousser le lourd monticule pour faire descendre la terre, bien répartir, un peu plus haut même en prévision de la décomposition, et vider les seaux, la terre en trop, de l’autre côté de la clôture. Gratter enfin les restes de terre avec un ramasse-feuilles pour que le gazon autour soit bien net, replacer les carrés d’herbe découpés sur la tombe, tasser avec les pieds, voilà, c’est bien, c’est propre, c’est digne, c’est ce qu’il fallait, rien n’a manqué.

Que ne serai-je enterré de la même manière, par ma famille proche, nu ou tout comme, à même la terre de mon petit jardin et sans davantage de cérémonie ? Encore aujourd’hui, plus de quinze jours après, j’arrose un peu l’herbe au-dessus qui a jauni. Les filles ont l’impression que le chien est là, chez nous ; la grande une fois a caressé l’herbe sur la tombe comme si c’était Djo lui-même. Je n’aurais pas donné sa dépouille à d’autres, je ne me serais pas débarrassé de sa mort, ça non : la mort est l’affaire des vivants, et il nous faut chacun prendre en charge la mort, au même titre qu’on doit se nourrir soi-même tant qu’on en est encore capable, et j’étais bien foutrement en état d’enterrer mon propre chien. Ne pas laisser à d’autres le soin de ses responsabilités. Vivre pleinement, c’est-à-dire, aussi, préparer et soulever un cadavre.

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