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Henry War
13 octobre 2020

Escapade

Que deviendraient les hommes s’ils pouvaient à loisir s’éclipser, c’est-à-dire, tout en restant visibles en un lieu, disparaître, mettant provisoirement leurs devoirs entre parenthèses, gagnant un territoire reclus et ignoré de leur environnement normal, glissant hors du temps en quelque havre insoupçonnable, et ayant obtenu l’autorisation nécessaire et sociale de cette fuite et de ce repos – que deviendraient-ils ? La manière permanente dont le temps et l’espace conditionnent nos vies en imposant la pression à la fois de leur finitude et du regard qu’autrui porte sur chacun relativement à la « bonne » utilisation qu’il fait de son temps et de son espace, me donnent matière à songer à une machine capable d’en annuler les contraintes, un peu à la manière des drogues autrefois découvertes en Orient et qui subjuguèrent tant les artistes, d’un accès artificiel au paradis, d’un mode alternatif d’existence, sans les vicissitudes de l’oubli ni de la déchéance du corps. Où irait-on se perdre en foules, ou plutôt en innombrables personnes puisque le désir intime qui nous guiderait seuls serait propice, peut-être, à affermir le sentiment de sa propreté ? Combien d’existences multiplierait-on hors de la sienne, principale et vitrine ? Quel serait dès lors le « sens des responsabilités » qui nous tient toujours enfermés dans des usages si étriqués et convenus ? Qu’oserait-on accomplir si le temps ne nous manquait point à réaliser nos vœux, et si le regard d’autrui, détourné infailliblement de nos actions par cette génératrice à oblitérer la réalité, ne posait pas constamment son jugement superficiel et mesquin sur tout ce que nous faisons, jusqu’à altérer, par imprégnation de cette « camera obscura » omniprésente qui, à force, nous fige dans des rôles, la teneur et la consistance même de ce que nous sommes, au point que c’est à peine si l’on peut dire véracement que nous bénéficions d’une identité autre que sociale ? D’où partirait une faute et qui la dénoncerait si l’on pouvait à l’envi l’exercer ailleurs, en cette dimension des inavoués, sans culpabilité et sans mal tangible, retournant après à « sa place » et à ses affaires comme on retrouve simplement le début d’un film ? Et pour le représenter par analogie simple, qui aujourd’hui oserait critiquer celui qui ne fait que regarder une émission, et même n’importe laquelle ? Si l’existence de cette invention, alors notoire et répandue, valait licence universelle au bonheur individuel et à la concrétisation de tout idéal, s’il était licite absolument de l’utiliser, s’il ne s’y attachait que des préventions sans interdit, à quoi tiendrait la plupart de notre morale, et quelle tradition de discipline serait susceptible de lutter contre la facilité d’une technologie qui offrirait ce suprême confort ? Vivre au non-lieu l’anti-moment, effacer la pression du temps et les incommodités de l’espace au sein de cet asile, n’en rien laisser pour compromettre, pour déceler, pour trahir dans l’anormalité son déroulement de l’ordre de la fiction, avec ces excuses tant avancées du respect inconditionnel de la vie privée et du droit irréfragable à la recherche individuelle du bonheur, puis reprendre le cours physique du cadre banal, redevenir éventuellement le type ordinaire et piètre, l’idiot désiré de la conversation pour tous, et de nouveau, un soir, utiliser l’engin, exprimer l’intensité d’une semaine ou d’un mois en quelque domaine rêvé et même plusieurs, s’y esjouir à l’aise et jusqu’à profonde satiété, et derechef être de retour au lendemain de ce soir dans sa chambre, ou même, pourquoi pas, l’instant d’après, pour reprendre la vacuité à laquelle, dans ce monde, on est tenus ou faute de laquelle on est ostracisés ! Quelle révolution ce serait que d’avoir, toujours à portée, une permission d’évasion puissante, intraçable, invérifiable, pour mener nos désirs secrets sans la moindre crainte de l’intervention de quiconque dans la sphère de nos envies constitutionnellement inattaquables ! Impossible ? Une illusion ? un fantasme ? une utopie ? Mais l’enregistreur de musique et l’appareil de télévision n’en sont-ils pas, en quelque sorte, des préfigurations ? N’ont-ils pas, ces deux-là, considérablement modifié l’aspect et la mentalité de l’humanité ? N’ont-ils pas intégré, eux-aussi, le domaine des droits fondamentaux, au même titre que les vacances dont ils sont, par ailleurs et pour l’essentiel des usages actuels, une variété ? C’est peut-être, cette invention bouleversante, ce que j’évoque dans mon article Prédictions en l’espèce de cette inconcevable trouvaille sur quoi je ne puis que terminer mes logiques augures, faute d’exploration possible et intelligible : une machine, un peu semblable à celle qu’on trouve dans Demain les chiens de Clifford Simak pour s’enfermer loin de la vie, mais sans la perspective définitive d’un renoncement à l’existence pratique. Une offre toujours à disposition, illimitée dans la seule borne de l’épuisement, pour opérer à dessein personnel les fusion et réorganisation du matériau de l’espace-temps, sans nécessité de rendre des comptes, sans comptabilisation ni visualisation extérieure de ce que cet outil permet à son utilisateur. Qui peut dire jusqu’où l’humanité serait divisée après la diffusion de cet outil prodigieux de la science, encore plus explicitement qu’aujourd’hui et de façon plus exacerbée qu’après l’écran, les uns s’en servant pour tous les bonheurs imbéciles offerts à leur perpétuelle volonté de jouir sans effort, et les autres en usant pour toutes les ambitions et élévations de l’esprit au plus haut degré de l’individu supérieur et du progrès de l’espèce ? Être en capacité domestique de tout voir et tout entendre, et non seulement cela mais de tout vivre : quelle extraordinaire opportunité que le libre cours accordé sans inconvénient social au domaine des désirs ! Quel profit inespéré de mesurer enfin où se rejoignent – et se séparent – les aspirations caractéristiques de l’homme – ou des hommes ! Toutes expériences possibles, sans aucun des prétextes de la « norme » pour s’y refuser ! Pourtant, je le devine, une immense déception, sans doute, accueillerait comme toujours l’observateur objectif du contemporain, qui, examinant la majorité des usages de cette machine à l’instar de ce qu’il constata de la façon dont on s’empara du livre, du phonographe, de la télévision et d’internet, autant de stupéfiantes inventions promises à la grandeur de tous et faites à la faveur de la connaissance et de l’intelligence, les verrait se dévoyer en imbécillités consternantes de toutes sortes, rabaissant et frustrant les espoirs d’efforts et de vertus qu’on pouvait prêter naïvement à notre espèce : rien de plus qu’un jouet avec ses utilisations débiles et à peine devinables, avec ses maladies du cerveau et de la conscience, avec ses dépendances et ses manques de sommeil au profit exclusif d’une incroyable bête d’accaparement sans aucun développement que des réflexes – régression, déchéance, une animalisation vers l’instinct… – et, pendant ce temps et en ce lieu – un temps proprement d’éternité et un lieu littéralement infini (ou à très peu près mais c’est inconcevable plus précisément) – comme de nos jours où il se met à exister un homme sans commune mesure avec l’avide dévoreur d’oubli, aux antipodes de ces singes hurleurs et accapareurs, entérinant l’aggravation d’une partition, d’une séparation, d’une sécession entre deux races devenues à jamais incompatibles, antéposées et incompréhensibles l’une à l’autre, avec leurs propres tracés encéphalographiques ainsi que leurs modes respectifs d’absorption et d’analyse de la réalité, l’édification d’une lignée de grands et dignes prophètes, la fine fleur de l’homme, enfin distincte sans conteste, revêtue des attributs magnifiques de la lumière et de l’effort, sans nulle volonté d’élever cette foule croupissant bas à côté qu’ils auront même appris, à force de la négliger, à ne pas dédaigner, et conduisant à eux tous, quoiqu’une poignée, l’immuable et sublime destinée, mais parallèle et séparée, de l’évolution la plus logiquement aboutie de l’humanité.

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