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Henry War
19 octobre 2020

La belle France, Georges Darien, 1901

La belle France Ce qui manque à la littérature contemporaine pour lui conférer de nouveau une valeur, c’est un caractère de franche profondeur, de cette sorte où l’on devinait un individu capable et désireux de retranscrire avec technicité les volutes surprenantes de son esprit que les visions originales et fortes rapprochaient du génie ou de la grandeur. Une conception prodige recopiée avec la subtile exactitude du virtuose : voilà qui ne se rencontre plus, ce fruit de labeur manque à notre époque, cette imprégnation méthodique par un cerveau de tout ce qu’il devine pouvoir le grandir est devenue une fable et presque une risée, le commerce de masse l’a anéanti faute de besoin il y a plus de cent ans, car le marché, lui, s’en moque. L’auteur à présent doit plutôt ou aspirer à se faire comprendre du lecteur qui est un imbécile, ou bien minauder en simulacre et en pacotille de façon à paraître plus sage qu’il n’est ; de façon générale, notre siècle ne connaît ni n’honore plus d’êtres qui, par un exercice consommé du détachement de la morale majoritaire et des mœurs communes, auraient acquis les moyens d’une autonomie de la pensée susceptible de les distinguer en supérieurs : des séparatistes, on dirait, des égoïstes bizarres, des radicaux inassimilables, des cas pathologiques, des étrangers, des asociaux à demi maudits à cause d’une espèce de menace tacite et latente qu’ils représentent. L’homme distinct, l’individu, doit être une enflure, ou alors il ridiculise et anéantit par contraste. Au jugement ordinaire du monde, la hiérarchie humaine se fonde opportunément sur d’autres critères que le génie manifeste, et par exemple plutôt sur l’idée d’une adhésion et d’une solidarité, voire d’un temps de travail : on considère que celui qu’on doit admirer, loin de proposer au monde des conceptions inédites qui dérangent et subjuguent, consiste en un quidam de bonne volonté acceptant, après avoir passé assez longtemps sur sa copie, de se constituer représentant des idées pauvres et des opinions piètres de la multitude de son siècle, multitude si abêtie et croupissante qu’elle peine même à trouver son expression propre pour rendre explicite la simplicité poisseuse de tous ses préjugés. Alors, l’interprète complaisant de ce troupeau fétide peut être franc en effet, mais il lui manque aussitôt la profondeur, et la traduction fidèle de la voix contemporaine, atrocement fière d’être représentée et d’avoir accédé à une notoriété de fille publique, se condamne au mugissement bruyant et inepte, d’une outrecuidance éhontée et cependant sensiblement fébrile parce qu’elle se sait, en loin, insuffisante (sa trépidation spasmodique est l’effet de la surrection intérieure d’une vérité incompressible et d’une frustration), où ne se devine pas le plus petit écho d’un sentiment authentique ou d’une réflexion personnelle. La souffrance actuelle de l’artiste qui s’obstinerait encore à lire nos publications dont seule la matérialité témoigne de quelque rapport avec ce qu’on appelait autrefois un livre, c’est de s’apercevoir, non seulement une fois mais autant de fois que par obstination et par tests il feuillète ce que le marchand, qu’on appelle un libraire, propose sur son étal, qu’on peut écrire, et même écrire tant, pour ne rien dire, et ainsi qu’une telle quantité de papier gaspillé puisse servir, ici qu’il hésite de plus en plus à appeler un chez-lui ou à nommer son époque, à ne faire que répéter des proverbes benêts et de flatteuses représentations qu’il ne saurait appeler du nom de pensées. En somme c’est à peine si cet objet, pourtant pourvu d’une masse, dispose d’un poids, à peine si cette chose, vendue néanmoins un certain prix, peut être associée à une valeur ; c’est surtout à peine si l’on y peut discerner un auteur, du moins un principe de singularité, et encore moins d’identité, tandis que la couverture, elle, indique étonnamment un nom unique. Mais tout ce qu’il y a de plus unique en notre temps, caractéristique et univoque, d’une homogénéité évidente, c’est la confusion avide de chacun dans le collectif : notre ère de la transparence des êtres confine à l’insubstantialité de fantômes – nous vivons, faut-il le rappeler ? à l’époque où la passion de la jeunesse va à reproduire des chorégraphies sans les créer. Au même titre, il faut que les passions ou que les pensées d’un auteur correspondent, suivent ou représentent, et rien de plus singulier qui serait perçu comme un danger ou une humiliation ; en cela, l’exception gêne, la personnalité de l’artiste offusque, ce qui n’est pas rangé et aligné modestement sur une convention présentée comme universelle, ce qui se distingue, ce qui discrimine, ce qui affiche sa hauteur, est un embarras et une injure ; il faut que l’auteur soit un allié occupé exclusivement à sublimer le banal contemporain, et la différence qu’il publie parfois vexe plus encore lorsqu’elle réussit à communiquer, par son expression idiosyncratique, l’état précis de sa teneur qu’elle semble alors justifier et même promouvoir : on dirait qu’elle exagère, qu’elle s’enorgueillit de sa contradiction, et ainsi qu’elle provoque par son opposition, c’est vraiment à l’excès manifestement une écriture « d’orgueil ». Le génie, aujourd’hui, selon la définition qui conviendrait à notre siècle pour l’apaiser au moyen de cette mièvroche concorde qu’il poursuit avec tant de féroce inquiétude, est celui qui disparaît dans l’efficace porte-parolat. Puisqu’il a cette charge qui est sa mission en tant qu’auteur, il n’a pas de raison d’être, sa charge est toute sa raison d’être : c’est le monde qui fait ce quelqu’un selon ce qu’il lui distribue de lauriers en considération de son adéquation et de sa célébration d’une communauté, mais la vertu de l’écrivain doit se limiter à ce rôle relatif, il ne doit pas outrepasser, par un désir d’unicité, cette fonction de faire-valoir. Pour l’homme d’aujourd’hui, une belle œuvre n’est qu’un travail au service des autres où l’individu disparaît et où transparaît une « cause universelle ». Ce qui a de la valeur, dirait ainsi le contemporain, c’est ce qui nous soutient, nous ; pas ce qui valorise l’unique : nous n’avons pas besoin, beugle la société, d’égo alternatif. Une machine à sondage et capable de syntaxe pourrait tout aussi bien convenir et recevoir nos éloges. Nous ne réclamons d’un texte, pour le qualifier de beau, que la qualité d’être majoritaire, fût-ce même majoritaire d’une minorité : c’est ce qui lui confère son utilité de parler pour des gens. Il nous faut, achève l’âne de l’oisiveté, désubstantialisé et désidéalisé, l’art utile, l’art militant, l’art par lequel nous déléguons la verbalisation de ce qui traverse nos viles caboches de divertis. L’art, c’est ce que le lecteur entend largement ; l’auteur est écrivain public. Tout le reste est pédant et provoque l’ennui, et la preuve, c’est que manifestement ça ne sert à rien, que ça fatigue notre intelligence, en un mot : que ça nuit. Au feu, cela, cette variété de l’injure ! Nous acceptons d’être corrigés, mais c’est à condition qu’on ne puisse pas ressentir la douleur du tiraillement. Hypnopédie, ou le bûcher !

Aux antipodes de cette conception médiocre, basse, creuse, plus qu’indolente : anodine en sa violence massive, de la littérature, idolâtrant des vides, incitant des correspondances où reposer l’essentiel du jugement changé en stupide contrôle de conformité, vénérant une vision de la démocratie jusqu’à ériger le culte bizarrement inhumain d’un être-foule, d’une figure de clone, se situe Georges Darien (et quelques autres), manifestement fin-de-siècle, caractéristique d’une ère que j’ai expliquée ailleurs comme étant celle de l’ultime excellence avant le déclin général, la période charnière entre l’ère de l’œuvre d’art et l’ère de tout-est-une-marchandise. Darien est celui qu’on ne peut empêcher d’exister comme individu ; qui force par son panache et par sa verve un passage éclatant parmi la multitude, éclaboussant de présence et submergeant d’une voix inconfondable un lecteur stupéfait de maîtrise et de couleur ; celui qui se fait une fierté de penser autrement et d’exposer, justement par principe, ses oppositions ; celui dont l’esprit n’existe qu’en style qui est une manière de profondeur, un filtre d’art et de profondeur posé sur toute chose ; qui nie l’appartenance d’office ; qui, sans hésiter, objurgue au meurtre, ne redoutant pas l’expression de la démesure quand il la sait correspondre aux faits ; qui ne contente nulle convention morale et se montre inattendu partout ; qui ne fait, décidément et c’est aujourd’hui un crime capital, aucun effort pour adapter son langage aux mœurs douceâtres et basses où il vit ; et qui, grâce à l’assomption de sa solitude, perçoit son environnement – France et Français – avec plus de lucidité et de perspicacité qu’aucun autre penseur, dissolvant les mensonges des préjugés inconscients et conditionnels dans l’examen froid, détaché de bonté conventionnelle, d’une trépidante acuité, de la vérité pure. Un écrivain est parfois un philosophe non parce qu’il a rédigé quelque essai compliqué dont la sagacité apparente impressionne, mais parce qu’il dispose du regard du forcené radical qui ose, à partir d’observation impartiale de son environnement, réaliser des inférences logiques englobant le monde et particulièrement la psychologie des hommes : il se moque des convenances, s’est dépris de morale, perçoit la vie telle qu’elle est et non telle qu’il faut la voir, c’est ce qui lui confère une couleur inimitable, une existence et une essence, car s’il se sait exister, à la différence de tous ceux qui l’environnent, c’est non par sa ressemblance avec une communauté falote et veule, mais par son contraste au contraire avec elle. La belle France, c’est le livre rageur qui, en manière de preuve, manquait à ma théorie de l’origine du déclin des arts : presque tout ce qui s’y trouve est demeuré vrai, au point que c’en est consternant de stagnation. Darien, si j’exagère un peu, est l’incarnation du dernier individu : une parole et non un bavardage ; une dureté et non une complaisance ; une pensée en art et non une feinte flatteuse et surestimée.

L’ouvrage consiste en la critique d’un pays – la France –, de son embourgeoisement et de tout ce que l’esprit de confort a introduit en chacun de ses habitants de plus lâche et de plus mesquin. C’est une dénonciation à la fois générale et particulière d’un état d’esprit inconséquent et efféminé, abandonné aux facilités variées, touchant toutes les strates de la société, accusant tout le monde et n’épargnant personne, prenant le parti surtout de ne rien ménager, une furie cependant incontestable, un éreintement contre ce qui de facto n’avait pas de rein, fustigeant le nationalisme revanchard autant que pleutre de l’après-1870 et qui trouve encore chez nous une représentation renouvelée dans un certain chauvinisme populaire et décérébrée, condamnant les gouvernements successifs tous nuls au moins depuis cette date, stigmatisant l’apathie mentale des Français et leurs mœurs de troupeau imbécile, brutalisant la morale de l’Église qui ne fait que maintenir la pauvreté qu’elle prétend éradiquer, accusant jusqu’au Pauvre souffreteux parce qu’il est incapable d’entendre que c’est de révolte dont il a besoin et nullement d’aumônes et de consolations, se moquant encore de toutes les révoltes d’illusion que les partis promettent continuellement d’entreprendre mais que l’attente perpétuelle du vote prochain offre en réalité à systématiquement endormir. Ah ! presque chaque page de ce livre comporte une vérité qui pourfend encore aujourd’hui, parce que la société n’a plus tiré de leçon depuis cette époque : elle est la même, c’est toujours la même indolence, la même tolérance, les mêmes liens, le même attachement à la faiblesse que dénonçait déjà Nietzsche, un autre Dernier lui-aussi ; toujours foncièrement les mêmes institutions avec les mêmes fonctionnements et par exemple l’Éducation et la Presse ; toujours les mêmes théories ressassées du socialisme et des luttes de classe, toujours les mêmes espérances en des procédés pacifiques, toujours les mêmes passives expressions d’idéal d’humanité dont chacun refuse de constater et d’anticiper le machinisme de compromission individuelle en bas comme en haut. Tout y est ferme, truculent, engagé, mâle, puissant, irréfragable. On sait que dans mes critiques je ne me livre que rarement à la citation, mais comment s’en passer quand il n’y a plus à traduire une réflexion mais qu’à recopier une idée, parce qu’elle ne saurait être mieux exprimée, plus essentiellement, qu’en la forme que son auteur lui a donnée ? Qu’on me dise, par exemple, si ces passages ne sont pas troublants, depuis 1900, en ce qu’on croirait qu’ils ont été écrits non il y a plus d’un siècle, mais il y a juste une minute pour s’appliquer tout justement à notre temps et à notre pays :

« L’histoire d’aucun pays, même aux heures les plus sombres, n’offre une pareille collection de nullités et de fripouilles. C’est réellement phénoménal ; depuis la chute de l’Empire on n’a pas vu, parmi les gens qui prirent part au gouvernement de la France, une dizaine d’hommes à peu près intelligents. » (page 26)

« C’est une fameuse camisole de force, que l’apathie. La France en fait l’épreuve. Si elle s’était donné la peine, il y a longtemps déjà, d’exercer l’esprit critique dont elle n’est pas complètement dépourvue, quand elle veut ; si elle avait refusé d’accepter les opinions toutes faites et d’avaler les sentiments tout mâchés ; si elle avait eu le faible courage, seulement, non pas même de raisonner, mais d’avouer franchement ce qu’elle voyait, ce qu’elle était forcée de voir ; elle n’aurait pas connu la situation dans laquelle elle se trouve aujourd’hui – situation terrible, qu’elle soupçonne mais ne veut même pas se donner la peine de regarder en face. – Elle est conduite à l’abîme, elle y sera conduite, par des gens dont le plus grand, le plus épouvantable défaut, est d’être des imbéciles ; tous leurs autres vices, si énormes qu’ils soient, ne sont rien à côté de celui-là ; elle est conduite, elle sera conduite à l’abîme les yeux grands ouverts, mais trop molle, trop flasque pour résister.  Sa débilité d’esprit et de cœur est indicible. Ses emballements sont factices. Ses enthousiasmes sont superficiels, proviennent de causes extérieures, quelconques ; n’affectent, pour ainsi dire, que l’épiderme. Je crois qu’il en a toujours été ainsi, au moins depuis longtemps. » (page 62)

« On est arrivé à convaincre le Pauvre que voter, c’est remplir un devoir, accomplir un acte. Il l’a cru. Il n’a pas vu que c’était simplement renoncer à agir. Il n’y a pas d’action indirecte. Un mandant est un homme qui refuse de faire œuvre personnelle ; un mandat est une abdication ; un mandataire est un être qui fonctionne par ordre, ou plutôt – car c’est nécessairement un imbécile ou un misérable – qui fait semblant de fonctionner en vertu d’un ordre. » (page 108)

« Ils sont contents, aussi, de retrouver dans l’ordre de l’Église le modèle de l’ordre auquel ils ont conformé leur vie, et ce quelque chose de stationnaire, d’indiscutable, d’immuable, dont les idiots ont l’admiration innée, et qu’ils rêvent pour leurs conceptions et pour leurs privilèges. (page 165)

« L’homme même le meilleur, l’homme des pays catholiques surtout, est devenu ignoblement tolérant ; il pousse l’abjection jusqu’à s’enorgueillir de cet horrible vice. Il a cessé d’être empoigné, entièrement possédé par cette intolérance qui trempe le caractère de l’être et lui permet d’accomplir de grandes choses. Il ressent, tout au plus, des crises d’indignation ; mais l’indignation est passagère ; elle agit par à-coups, ne laisse rien derrière elle, que de la fatigue et du dégoût ; ses accès se dissolvent en prières, en espoirs de réformes, en sottises ; elle donne la maladie de la justice, et non pas la soif de l’action. L’intolérance est permanente ; elle n’a cure de la justice ; c’est la défiance qui vibre en elle ; elle ne veut pas de réformes, mais des suppressions totales. Il faut être intolérant pour être libre. » (page 171)

« La prétention des hommes à une grande supériorité sur les femmes est simplement grotesque. Leur immense vanité les empêche de voir que cette supériorité consiste à placer un carcan autour du cou d’un être qui leur met à son tour des menottes aux poignets ; après quoi ils n’ont plus qu’à tourner en rond, ensemble, au bout d’une chaîne bénie par l’église, dans l’ornière qu’a creusée la tradition. La présomption de l’homme l’aveugle au point de ne pas lui laisser soupçonner l’énorme mépris, souvent saupoudré de compassion affectueuse, que la femme mariée la plus honnête, elle-même, a si souvent pour son mari. Mépris justifié. La sottise dont l’homme fait preuve généralement, le rendrait simplement pitoyable ; mais son outrecuidante infatuation le rend profondément contemptible. » (page 176)

« Les Nationalistes aiment à qualifier la religion catholique romaine de « confession nationale ». Il convient de remarquer l’hypocrisie de l’expression. Elle tend à faire croire, non pas tout à fait que cette confession est la création, le produit direct du génie national, mais qu’elle a été librement choisie par le pays parce qu’elle était en conformité avec ses besoins moraux et ses aspirations. Rien n’est plus faux. Une bonne partie de la France est juive, protestante, déiste ou athée. » (page 188)

« On peut aussi noircir beaucoup de papier en insultant les gens au pouvoir lorsqu’ils ne vous payent pas et en chantant leur gloire, lorsqu’ils vous payent ; voilà ce que n’oublient pas les journalistes ; et ils n’ont pas tort, s’il est vrai que la reconnaissance est un beau sentiment. » (page 206)

« Le système d’instruction et d’éducation en vigueur en France est le plus mauvais du monde entier. Il est le plus mauvais parce qu’il est le plus tyrannique. Il n’a d’autre but que d’inculquer le respect de l’autorité ; que d’entretenir les différences de classes, l’esprit de hiérarchie, de discipline, d’obéissance abjecte ; de créer, dans la platitude, l’uniformité des caractères ; de traquer l’originalité et d’écraser l’individualité. Il tend non pas à former des hommes, mais à remonter des automates.

« L’enseignement supérieur est réservé à la bourgeoisie ; c’est un des instruments qui lui servent à maintenir sa suprématie. Les écoles spéciales, aujourd’hui que chacun peut s’instruire librement soi-même et suivant ses propres aptitudes, devraient être supprimées. Elles ne servent qu’à entretenir l’inégalité, à perpétuer la vaniteuse prépondérance de l’argent. Ces sont des pépinières pour les privilégiés ; ils en sortent avec des numéros d’ordre qui leur donnent des droits plus ou moins étendus sur l’existence de leurs semblables ou qui leur confèrent des monopoles insultants ou meurtriers. L’enseignement secondaire est, pour plus de moitié, entre les mains des congrégations ; il le serait entièrement que la démocratie, je crois, n’aurait pas grand’chose à y perdre. Son système, bien que remanié maladroitement plusieurs fois, a conservé son caractère dogmatique, exclusif. C’est un système à formules strictes, pauvre d’idées générales, hostile à l’esprit critique, qui exige qu’on suive un programme immuable, qui ne faut aucune concession à la diversité des intelligences ; qui permet d’apprendre, mais pas de comprendre. Il tue l’indépendance de l’esprit, émousse sa curiosité, l’étreinte dans la camisole de force règlementaire. Les diplômes qu’ils octroient fournissent des recrues à l’armée des fonctionnaires. C’est là son rôle fondamental. » (pages 215-216)

« Les prolétaires embrigadés, cependant, sont pleins d’espoir ; convaincus que le vrai ressort des gouvernements se trouvent dans les assemblées parlantes. Les évidences les plus claires ne peuvent les détromper. Ils admettent bien que l’œuvre des parlementaires, jusqu’à présent, n’est pas considérable ; mais ils pensent que c’est parce qu’ils avaient la guigne ; et que ça va passer, un de ces jours. En attendant, ils obéissent au mot d’ordre des pontifes, qui leur conseillent la discipline ; ils croient au groupement, au syndicat, aux organisations compactes qui seules peuvent lutter, pensent-ils, contre l’organisation capitaliste. Ils ne se doutent même pas que ces groupements ne servent qu’à donner la preuve du manque d’initiative et de l’apathie populaires ; et que la coalition capitaliste n’existe que grâce à la foi des déshérités dans les théories abêtissantes, et à leur lâcheté. » (page 229)

« Je ne peux même pas dire l’histoire de l’homme misérable. On la sait. C’est, hélas ! l’histoire même de la turpitude sociale en France. Fanatisme implacable, rancunes basses, ambition hystérique et creuse, prurit d’autorité féroce et aveugle, respect prudhommesque et terrifiant de la loi écrite, rage de délation et de calomnie, soif de principes régulateurs, besoin maladif de hiérarchie et de servitude, démangeaison d’honneur et fureur de dégradation – ce maniaque a donné la somme de tous les sentiments vils qui agitent l’âme moyenne de ses compatriotes. » (page 266)

Cette suite de citations doit permettre de fixer quelque chose de la brillante et véridique audace de leur auteur, intempestive alors et intempestive encore aujourd’hui, dont l’intention est un englobement de toutes les vérités psychologiques et politiques de notre pays en quelque synthèse révélant l’irrémédiable règle de la médiocrité humaine. Et la réalité la plus honteuse qui s’y fait jour, c’est que ni l’homme ni ses institutions ne s’est corrigé le moindrement depuis 1900, que les mêmes constats, avec les mêmes conseils, mériteraient d’être décrits et prodigués en la même forme au citoyen d’à présent qui, malheureusement, ne lit plus jamais les bons livres qui le fatiguent trop, intellectuellement ; que tous les progrès qu’on croit avoir acquis depuis lors et qui figurent avec quelque exaltation dans les manuels d’histoire-géo comme l’expression fatidique du superbe génie humain ne consistent en fait qu’en des améliorations technologiques assez superficielles et vaines quant au perfectionnement de l’intelligence de l’humanité. Cette œuvre est en soi la pièce maîtresse inestimable dans une collection qui chercherait à démontrer ce que j’avance depuis longtemps, à savoir que l’homme contemporain, tenant l’origine de ses pensées viciées de cet embourgeoisement historique que caractérise surtout l’esprit de confort, stagne dans l’indolence depuis 150 ans, assis dans son canapé avec ses informations stupides en guise de pantoufles et ses soucis dérisoires en manière de souffrances nécessaires. Ce qu’on appelle avec le plus de fierté idéaliste un « Français », en prenant des De Gaulle pour exemple, n’a rien à voir avec le Français réel tel qu’il vivait et tel qu’il vit, et peut-être ce « Français » de concept n’a-t-il jamais existé que dans l’imagination outrecuidante du peuple, c’est-à-dire dans les propagandes qui le flattent – Georges Darien est à sa manière un pourfendeur sans scrupules de mythes. Toute la bonne conscience des Français va à prétendre aspirer à une révolution, à alimenter une colère valorisante et lui donnant l’impression de son engagement et de sa virilité, à bomber le torse comme si un souffle large et contenu s’apprêtait bientôt à en surgir et à agir, mais c’est à condition, bien sûr, que cela ne dépasse pas les bornes de sa passivité, n’abime rien de grave, ne lui fasse prendre aucun risque et n’entrave point le rythme confortablement aliénant de son foyer. J’aime en particulier la bravoure qui consiste à ne pas faire de son lecteur un allié, mais un ennemi, du moins un être défaillant, un incomplet, un lacunaire, qu’il faut franchement songer à édifier et à améliorer : c’est la position offensive qui sied le mieux à celui qui souhaite véritablement changer le monde, sans affèteries ni compromis stériles, sans mignardises ni transitions interminables, parce qu’il juge ses interlocuteurs des adultes et ne condescend pas au ton « encourageant » et à toutes les creuses bienveillances de développement personnel pour enfants ou demeurés dont on « devrait » avant tout, en atténuant la vérité qui lui correspond, préserver la susceptibilité afin d’éviter la colère ou le caprice. L’ostensible vindication est la tonalité de celui qui s’engage à régler des comptes et à produire un effet ; elle traduit aussi, contrairement à ce qu’on suppose, l’engagement reculé et à découvert de celui qui « n’en a pas rien à faire » et qui, au lieu de tenir des discours éthérés et pédantesques à l’abri d’un statut et d’une posture de faux sage, tient à de pragmatiques positions de combats. On peut prédire sans trop de risque que le temps de la future renaissance humaine sera celui où de tels livres seront redécouverts comme on redécouvrit jadis, paraît-il, les œuvres de l’Antiquité ; où l’on admettra la littérature une discipline trop sérieuse pour être remise entre les mains putassières des sales marchands de divertissement et de tendresse tarifée ; où l’on pourra reprendre tout l’ouvrage intellectuel humain sur la base de cette époque ; et où l’on comprendra enfin et avec évidence que presque tout ce qui a été pensé depuis Nietzsche ne vaut que pour la cuisante nullité de leurs professeurs et pour leur désir d’épate c’est-à-dire comme rien, sans valeur, sans progrès, avec une odeur nauséabonde de surfait en conformité parfaite avec tout ce que le Français se croit, se dit, et n’est pas du tout depuis des siècles. Rares sont les livres qui savent traiter de tout, de l’essentiel d’une société des hommes, et mêler en une matière des disciplines qu’une mentalité moderne de spécialistes appointés prétend devoir dissocier pour leur propre avantage, fragmentant toujours davantage la réalité pour nous la rendre plus inappréciable : en voici un qu’il faut connaître, et peut-être apprendre par cœur. Si ce n’est pas la littérature contemporaine, c’est la littérature contemporaine quand même, et voilà pourquoi : parce qu’à peu près rien de plus récent ne mérite d’être appelé littérature, et qu’ainsi ce livre figure tristement en matière de littérature tout ce qui y a de plus contemporain. Baignez-vous dans cette eau forte de façon à en garder la mesure, et, après ça, comparez, rien qu’en fragrance lointaine, à ce qui s’écrit de nos jours, et voyez combien poisseuse, encombrée, fainéante et maladivement pleutre est toute la bouquinerie débonnaire de notre temps : pas même de l’excrément, rien qu’une odeur de cendre faite pour se dissoudre dans l’odeur d’échappement de notre époque. Darien est l’étalon qu’on doit garder à l’esprit pour toute estimation de qualité artistique, il constitue une pierre de touche, avec quelques autres, de ce qu’on voudra prétendre fait d’or peut-être un peu vite, de tout ce par quoi il faudra recommencer, et le plus tôt possible si l’on veut le bien de l’humanité. S’il n’y avait que des auteurs et des livres ainsi faits, on ne s’ennuierait pas à déchiffrer de longues colonnes de platitudes dont notre accoutumance exténuée atténue notre exaspération. Il n’y aurait que des êtres aguerris et forts pour s’avancer sur la voie exemplaire de l’écriture, et non plus de ces innombrables fantoches qui, faute de trouver des concurrents pour les bien durablement humilier, osent marcher sur des brisées où ils sont non seulement incompétents de toute évidence, mais non moins évidemment ridicules…

Ah ! 150 ans de néant tout à coup me donnent le vertige. 150 ans… et nous y sommes encore en plein, rien n’a changé. J’entends le cri timoré, la plainte lugubre et pitoyable, de ces pauvres espèces d’hommes qui appellent après un droit tout en continuant de se saisir du hochet qui les tient en imbécillité et en esclavage. Leurs gémissements veules sont des meuglements de morale qui n’incitent pas du tout à les élever : leur bien absolu consisterait d’abord à leur faire relativement mal, et ils n’y tiennent pas du tout ; tout ce qu’ils veulent, c’est d’être toujours provisoirement contents, avec des jouets entre les doigts. Sans idéal, ils croient former de petites sapes dont ils espèrent creuser des profondeurs considérables, mais rien n’advient, mais ils ont fait ce qu’ils ont pu, mais c’est insignifiant, mais quand même ils ne sont pas restés les bras croisés, mais la télécommande demeure dans leur main directrice, mais ils ont bien le devoir de s’informer, mais assis ils n’agissent pas ou si minusculement, mais, mais, mais… déjà 150 ans ainsi, 150 ans au moins !

 

À suivre : Les plus qu’humains, Sturgeon.

 

***

 

« Les êtres d’âme virile, doués d’une volonté clairvoyante et tenace qui se sait se choisir un but et faire tous ses efforts pour l’atteindre, – les individus, en un mot, – sont rares en France. Quand ils existent, leur situation n’est pas enviable. Je dirais même qu’ils fort à plaindre, si je ne savais qu’ils ont le mépris de la pitié et qu’ils refusent d’être plaints. La France a la haine de l’homme qui pense par lui-même, qui veut agir par lui-même, qui n’a pas ramassé ses idées dans la poubelle réglementaire et qui fait fi des statuts des coteries abjectes que patente la sottise envieuse. Cet homme est marqué au front, dès qu’il se montre, d’un signe à la vue duquel tout le monde s’écarte. C’est un pestiféré. Un pestiféré pour lequel il n’y aura pas même d’hôpital. Il faut qu’il disparaisse, et le plus vite possible. Quelquefois il a la vie dure ; quelquefois il parvient, en dépit de tout, à atteindre presque son but, à obliger la foule imbécile à le regarder ou à l’écouter ; mais il est trop tard. Les temps d’épreuves, les années de misère ont fait leur œuvre ; et, en même temps que le succès, voilà le corbillard qui arrive. Car il ne faut pas que l’individu puisse vivre ; il ne faut pas qu’il donne au monde ce qu’il était venu pour donner ; il ne faut pas qu’il trouble le sommeil ou la digestion de la tourbe ignoble qui règne ; et, bien moins, qu’il puisse décider la horde d’esclaves qu’elle asservit à écoutes ses paroles de révolte ; ou – plus dangereux encore – à contempler ses chefs-d’œuvre. Il faut qu’il crève. Il crève. Alors Mayeux, avec la bave de Jules Lemaître au coin des lèvres, prononce son oraison funèbre. En l’écoutant, le hideux Coppée ricane derrière le dos du petit épicier, tandis que Prudhomme pisse de l’œil – des larmes sincères souvent, et plus immonde, dix mille fois plus, que si c’étaient des pleurs de crocodile.

S’il n’est pire disette pour un État que celle des hommes, ainsi que l’écrivait Jean-Jacques Rousseau, la France est pauvre. Elle l’est. Mais elle est satisfaite de l’être. Sa jalousie basse, l’envie abjecte et sans borne qui la caractérise sont satisfaites aussi. L’envie démocratique ! disent les coquins du Tiers-État, toujours heureux de jeter sur les épaules du peuple le poids et la responsabilité de leurs vices. Non ! Envie bourgeoise, simplement bourgeoise, dont le virus a contaminé la foule mais qui n’en émane pas. Et c’est précisément pourquoi ce sentiment vil, qui s’attaque non moins aux hommes supérieurs qu’aux nations fortes, est si puissant en France ; car la France est, entre tous, le pays où l’esprit bourgeois – si l’on peut donner le nom d’esprit à une pareille saleté – exerce une autorité souveraine. Depuis un siècle, en dépit de toutes transformations superficielles, il n’a pas cessé de régner en maître ; il n’a pas cessé de niveler ; il n’a pas interrompu sa besogne d’assassin. Les noms de ses victimes, vous les connaissez ; elles n’étaient pas toutes révolutionnaires : l’une d’elles, qu’il tua, s’appelait Ernest Hello ; elles n’étaient pas toutes françaises : l’une d’elles, qui put lui échapper à temps, s’appelait Richard Wagner. Combien d’autres !... J’ai parlé de leur mort. Je ne pourrais point parler de leur vie. Cela, c’est indicible. Je ne sais pas dans quelle langue on pourrait exprimer tout l’horreur de l’existence que fait la France, de parti-pris, aux êtres doués d’un caractère. J’ignore comment on pourrait dire ce qu’ils endurent, ce qu’ils souffrent, toutes leurs angoisses et tous leurs désespoirs. Ce sont des parias… Et cependant ce sont des hommes. (pages 57-58)

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Commentaires
A
Noté, je n'échapperai donc pas de peu aux foudres.
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A
L'à-propos n'est pas immédiat, il clapote tentant de remonter le fil de ses fraîches eaux. En coeur volé, gauche et désuet, j'ai senti grandir par cette analyse ce désastreux accroissement de médiocrité dont nous avons hérité et que mes générations ne se sont pas lassées à prolonger. Donc j'écrivais une maladroite chirurgie intime, très archaïque dont voici l'exhibition des traits - depuis le temps que je veux commenter pour encourager ce blog vivant. Donc: <br /> <br /> Croyez les mensonges, ils sont les inconnus dans la maison. Et la coupe espiègle.<br /> <br /> <br /> <br /> Nous étions les enfants désireux du cuir et de la poussière du désert, la fumée nous rapprochait, son rituel de nos héros, notre culte. Dans la cour de l'internat, à l'orée des clôtures du préau, à rejouer le film distillé en chaque semaine scolarisée, au cours des six ans emmaillés qui se poursuivirent fiancés à des rêves délavés de jeans, empoussiérés de routes et de ciels bleus en technicolor, bien plus vrais, bien plus vastes que ceux de nos villes.<br /> <br /> Quatre décennies égarées dans les volutes d'une autre fumée. Durant lesquelles aucune étude ne put résoudre les inclinations, ce qui en évidence amène à l'affaiblissement d'une équivoque volonté.<br /> <br /> Quant à heurter, se faire violence, à acharner le dépassement il n'en reste qu'une boussole démagnétisée par des rituels barbares et désuets menant aux errances dans les gouffres obscurs de toute incertitude. <br /> <br /> Malgré le courage à l'abandon pour dompter quelque peur, les effrois croissent en angoisses que l'on a pu croire tues, mais qui prolifèrent infectieuses aux dépens de l'intègre innocence.<br /> <br /> C'est effacé dans un songe fluctuant, le souvenir même de la première P4, ce désir de revanche pour abattre l'enfance par un élan impatient à s'affranchir adulte.<br /> <br /> A se proclamer libre en n'ayant jamais été capable de quelque renoncement responsable. Où l'on s'avoue envouté. Contre soi donc. Et bander sans risque ? Le risque est plutôt bandant.<br /> <br /> Ils se sont imposés efficacement d'eux-mêmes, comme les fruits secs de la critique, les petits raisins aigres-doux. Les testicules en témoignage. Niant toute ferveur, nos audaces ridicules se atransformèrent en pantomimes mortifères. Et certains eurent beau jeu d'en appeler à des horizons historiques, à des morales idéalisées, sans oser jamais le nom qui les porte.<br /> <br /> Ces confusions nous y avons consenti, le délabrement, plastique, placo plat, de notre monde en témoignage, notre legs ; pour le moins son inaccessible sidération sous la résine des hypocrites contradictions en leur atmosphère essoufflée. Souvenirs de chamailles et effilochages, ces offrandes à la disparition, à peine évoquée et séchée du sel sans mérite ni conviction. Un zéro infini d'imprudences. Quand j'étais une petite fille qui avait le feu au cul et que donc je n'allais plus à l'école républicaine, pour me bercer de chansons superficielles. Entre autres travers et déviances.<br /> <br /> Est-ce une révolte insincère, la plainte de l'enfant, son tourment jamais assez adoré ?<br /> <br /> Eventuellement elle dévoile juste ce qui se joue de l'assentiment incrusté et commandé par l'institution.<br /> <br /> Etaient les temps charnières, nos yeux emplis du spectacle d'un monde, le chapitre refermé, qui deviendrait sous d'autres bannières, balisé par ailleurs de nouveaux bétons quand nous y aurons accès.<br /> <br /> En purs nous nous sommes immolés, sacrifiés, désignés pour les fois abandonnées par nos prédécesseurs, les radicalités signaient l'extinction, en purs crétins.<br /> <br /> Le cynisme géniteur et celui génital, ces obsessions fatales tramaient la nature de nos coupables espérances. Nos aînés, eux aussi, sentaient la catin, la vieille pute, le sperme du proxo pâle étau idéal, la capote qui la finance. En remords épuisés les plus éclairés interdirent ce qui interdit d'interdire, il faudra faire la lumière sur cet étrangeté. Aveuglés nous étions sous cette lueur noire révélée par l'éclipse de nos vaillances faillies.<br /> <br /> En pensant libérer le champ de vastes espaces, nous n'avons pas compris, que se jouait plus précisement, circonscrit autour de l'intime, son esseulement, de plus en plus étroit, et de moins en moins uniques les désirs les plus illusoires.<br /> <br /> Il n'y avait pas tant de choix de grimaces.<br /> <br /> Mais les plus abrutis (dont je suis) ne s'en rendaient pas compte, incapables de discerner le froid sous le cri du vent, dérobant fièrement le flacon factice.<br /> <br /> C'était la conjugaison virale d'un idéalisme vain et d'un matérialisme contradictoire, assez stupide, à l'attention de crétins obstinés d'autant plus avertis.<br /> <br /> Ce n'est donc point faute de n'avoir rien tenté.<br /> <br /> Mais d'hystérie en procédure les insignifiants effets contentaient l'adversaire et aiguisèrent ses armes. Nous devînmes les vaccins, l'hygiène du système, son aversion nécessaire. Implacable.
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