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Henry War
22 octobre 2020

La femme du passé n'était qu'une représentation (pour l'homme)

Ce qui m’étonne et me confond dans le discours que les écrivains tiennent avant le XXe siècle sur les femmes, c’est, tout particulièrement lorsqu’ils parlent de celle qu’ils aimaient et qu’ils étaient censés adorer pour certaines raisons précises, la sidérante généralité de tournure dont ils usaient, le ton extrêmement vague et mièvre qu’ils prenaient pour la faire valoir, pour ne pas dire carrément l’interchangeabilité des compliments qu’ils adressaient en faveur d’une identité qui, par nature, aurait dû présenter des singularités différenciables, de nettes idiosyncrasies de caractère, ne serait-ce que pour donner de la crédibilité à l’éloge, pour autant que ces écrivains eussent seulement cherché à connaître cette femme et à la distinguer : mais là, on ne rencontre que des préjugés et des « âmes », on sent bien que pas un d’entre eux n’est en mesure de dresser le portrait de son amante en unicité, ou, pour être plus juste encore, on sent bien que ce portrait, quand il est fait, n’est au fond que le résultat d’un désir de l’auteur de se figurer en contraste de telle ou telle manière et nullement une peinture objective d’un être analysé et compris. La seule chose qu’on voit et perfectionne dans et à travers ces textes, c’est le style de l’auteur qui prétend avantageusement disserter d’amour et s’entraîne plutôt à affiner sa patte et ses effets en s’exerçant à des variations, façon de se valoriser, lui, mais l’objet en soi de sa prétendue sympathie est toujours, d’un artiste à l’autre, d’une similitude déconcertante, au point qu’il paraît secondaire : la femme est présentée à très peu de différences près comme une créature lointaine, intouchable, infiniment sensible et éthérée, pour laquelle vaut le sacrifice de tout talent et de toute espérance, et on croirait toujours, depuis Ronsard jusqu’à Aragon, lire un catalogue de gentillesses tout préparées et insincères produit par une même entreprise de superficialités pour égo en mal d’inspiration et d’originalités. Pourtant, je ne veux pas dire qu’il y ait lieu de croire que ces hommes se soient livrés en conscience à de purs exercices de style : ils étaient bien amoureux, j’en suis certain, et leurs bouleversements le prouvent, quelquefois même à un point d’extrêmes adulation et désespoir, mais voilà : ils ne savaient pas au juste de quoi ils étaient entichés si fort et, à vrai dire, ils n’avaient pas du tout besoin de le savoir. Pour leur plus grand confort, par facilité mentale, ils ignoraient celle qu’ils aimaient en-dehors des signes extérieurs par lesquels une femme était supposée se distinguer : on sait qu’elle était brune ou blonde, forcément belle, délicate, fine, gracieuse, paraissait sensible, avait un minimum d’à-propos et une façon de délicatesse d’esprit qui ressemble à ce qu’on appelle du « vernis » ou pire : de la « culture », mais elle n’était rien elle-même, c’était une clarté attrayante mais par réfraction sans être à l’origine de sa propre lumière, une statue vide qu’on préférait silencieuse, un prétexte d’extase littéraire : même les meilleurs artistes se sont enferrés à ce piège de la pensée où des penchants sentimentaux, quelque tendance par exemple à fuir la monotonie et le désœuvrement, ont livré des effusions floues. Il semble que les hommes n’admiraient la femme que tant qu’elle ne s’avisait pas de proposer hautement des vertus supplémentaires à l’apparence de diaphanéité religieuse et impersonnelle pour laquelle elle était communément et presque exclusivement célébrée : on lui demandait « d’être femme » c’est-à-dire de n’avoir que de ténues amorces d’individualités – jamais les femmes qui ont écrit n’ont représenté leurs amants d’une manière aussi vaguéale, aussi inconsistante et cliché. Même les protagonistes féminins de Jane Austen, pourtant présentées comme des sortes de modèles, des accomplissements, sont d’un tel matériau ; le peu qu’on sait d’elles souvent ne décolle pas d’une aimable capacité à prendre des poses mondaines et à adopter des pensées convenues ou dont les impromptus se réduisent à un faible espace de permission, et ce sont toujours ces poses et ces pensées que les hommes idolâtrent chez elles. Avant le XXe siècle, il semble qu’un homme n’ait eu aucune idée de l’intériorité de celle qu’il aimait ni un véritable goût de la découvrir, qu’il se la représentait plus aisément comme subsumée dans le lot – territoire distancié quoiqu’approprié de nombreuses coutumes – de la « féminité », et la raison de ce mépris, j’ose le dire, est sans doute qu’en effet la femme ne pensait à peu près rien : elle n’était de facto et c’est lamentable à dire, qu’une figure – j’excepte naturellement les cas hors-norme, comme toujours – ; elle ne valait rien et ne disposait d’aucune prise, d’aucune saillie particulière par où on pouvait dessiner une identité. On l’aimait, atrocement, pour son caractère de typique banalité.

Et si la femme n’était personne alors, un petit être timoré sans substance, c’est sans doute parce qu’elle était réduite, y compris et c’est terrible, quand on l’aimait, à une décoration pour homme, rôle que bon gré mal gré elle s’était accoutumée à prendre pour satisfaire et acquérir ainsi un certain nombre d’avantages au sein d’une existence qui dépendait tant de la puissance masculine. Mais il faut bien comprendre que je ne la blâme pas d’avoir été, à dessein ou non, anéantie de bêtise et de fadeur, en ce que sa relation d’une vacuité à un maître se faisait indéniablement au détriment et pour prouver la sottise des hommes qui, même supérieurs et artistes comme Nietzsche, n’avaient jamais manifesté une volonté véritable de distinguer chez une femme les attributs de la grandeur : ils se sont cantonnés à apprécier des rôles de femme, des chimères de femme, des constructions de femmes ; ils ont apprécié l’enivrement pour lui-même et ils paraissent en cela avoir plus tenu à l’entretien artificiel de leur transport qu’à une considération sainement éprouvée de leurs motifs d’affection, autrement dit ils se contentaient de s’aimer amoureux, ils s’écoutaient complaints et se plaisaient romantiques, se délectaient de leurs passions folles opportunément inexplicables, ils goûtaient infiniment l’élan souhaité tantôt voluptueux et tantôt déchirant, selon le sel du trouble qu’ils ambitionnaient, qui naissait d’une seule image majoritairement lisse et épidermique. La femme était un « genre », au même titre que pour Lovecraft le Noir était un « type », comme ça, de façon conceptuelle, sans en rien connaître du tout, comme un sujet de dissertation infinie et décontextualisée, la différence entre ces exemples se situant juste en ce que l’essence de la femme était traditionnellement inspirante et positive tandis que pour nombre de puritains l’Africain était d’emblée considéré brutal et négatif. Mais c’est au fond la même considération automatique qui désignait une forme, une aura, une tournure, une essence, un principe, à l’esprit des hommes, y compris dans les rapports qu’intérieurement ils entretenaient avec la vie réelle : je veux dire que ces hommes cherchaient activement la femme au même titre qu’ils fuyaient vivement le Noir, et que cette énergie était dépensée avec insistance et quelquefois avec une constance surprenante sans pour autant tâcher de mesurer la vérité de ce après ou devant quoi ils couraient – il suffit de lire par exemple toute poésie romantique et notamment hugolienne qui se croit en faculté de pérorer sur la femme mais demeure dans l’incapacité de parler d’une femme, au même titre qu’on peut discerner avec combien d’acharnement entêté Céline décrit le Juif sans manifestement en avoir jamais rencontré un seul.

Et cette considération m’apparaît tout à coup suprêmement stupéfiante : des hommes, pendant des siècles, manquant d’objet d’admiration, se sont fabriqué de toutes pièces des idoles, jouant à s’attendrir de rien, de rien en tous cas qu’ils n’eussent aussitôt critiqué et même conspué s’ils en avaient remarqué les attributs chez un homme, condescendants plutôt que pénétrants, ne pouvant rationnellement adorer un caractère qui ne se présentait alors à leur regard que sous les traits d’une docilité et d’une sensibilité largement dressées pour l’agrément social plutôt que spontanément éprouvées pour le perfectionnement de sa propre existence, ces hommes s’étant surtout complus à se faire plaisir, n’ayant jamais fait, en leurs discours, que parler d’eux-mêmes et de leurs illusions entretenues vainement, légèrement, pathétiquement, au préjudice même de celles qu’ils auraient eu intérêt à élever pour les admirer à plus juste titre c’est-à-dire avec des raisons, celles dont ils prétendaient, mais traîtreusement, faire l’avantage cependant qu’ils les maintenaient dans une vanité de choses impensées, de créatures abstraite et pures, et pire : avec une sorte de conviction absurde et étayée par rien, constituant ce linéament idéal bien loin de l’objet que ces exaltations de forme étaient censées contourer. Hommes étroitement flatteurs d’elles mais surtout d’eux-mêmes, se faisant une générosité d’admirer d’évidents néants et des faiblesses vantées, se trouvant bientôt ragaillardis et dignifiés de se percevoir enfin sensibles comme Prudhomme rédigeant ses âneries rosâtres, de la même façon, mais presque exactement, qu’un humain se penche sur un chaton délicat et fragile et préfère s’en figurer amoureux pour de nobles et indicibles raisons. Et toutes ces observations en sorte – et c’est fascinant à celui qui, comme moi, n’y avait jamais auparavant réfléchi – que l’amour tel qu’il existe comme estimation d’une valeur et comme distinction d’une personnalité est en réalité une invention toute nouvelle, au point qu’on pourrait dire, et la formule n’est pas exagérée, que les femmes d’à présent sont devenus, au sentiment des hommes, comme des hommes d’autrefois : ils ont dû réapprendre à les aimer de zéro pour des êtres comptables et distincts et non comme des entités représentatives c’est-à-dire religieusement comme des divinités, divinités qui se situent toujours en soi-même et qu’on n’a jamais véritablement besoin de voir incarnées. La figuration d’un dieu – c’est affreux – au même titre que la femme d’autrefois, n’exige pas de matérialité : le croyant le voit dans tout ce qu’il veut, son regard passe au travers de toutes choses, en méprise la substance effective et s’y figure une essence transcendantale ; ainsi la femme tout ce temps ne fut célébrée qu’avec la ferveur d’un mythe, et il fallut apprendre à la considérer de nouveau ainsi qu’un homme comme les autres qu’on est en droit d’examiner, perspective neuve dont elle chuta évidemment comme d’un piédestal érigé pour du vent, dont elle fut déboulonnée comme un cénotaphe en l’honneur d’une icône déchue, mais c’est de sa seule valeur qu’elle dut repartir pour se faire admirer. Et l’on voit, et c’est lugubre, combien elle a peu profité de cette occasion pour se créer une identité, mais à la hauteur exactement de ce que les hommes autour d’elle ne sont rien devenus non plus à force de stagnation, ni plus ni moins ; elle l’a rejoint avec une normale turpitude, et si elle n’est plus vantée pour ce qu’elle n’est pas et s’en félicite, c’est en contrepartie qu’elle n’est plus vantée du tout : voilà l’égalité qu’elle a acquise auprès de l’homme en une plus stricte et légitime manière d’être jugée pour ce qu’elle vaut ; et, personnellement, je crois que c’est quand même un peu mieux que tous les préjugés, que tous les mensonges et que toutes les tromperies dont on l’avait affublée et dont on croyait qu’elle profitait avec combien de mésestime et d’aveuglement bête… Mais j’écris « un peu » seulement, car il faut constater aujourd’hui comme humanisme, universalisme et tolérance sont les noms qu’on donne au fait d’attribuer automatiquement à tous, hommes et femmes cette fois mis ensemble, de la valeur sans aucun discernement : le traitement pitoyable et complaisant qu’on a fait si longtemps de la femme en la considérant d’emblée incluse dans un ensemble d’idées positives et infondées sinon mensongères a migré à l’humanité toute entière devenue catégorie estimable : le manque de jugement qui, avec tant de commisération mesquine et hors de sens, atteignait uniquement la moitié féminine de l’humanité, s’est étendu à toute, notamment par l’intermédiaire de l’amour entendu comme bonté a priori et comme acte de morale suprême ; c’est le sort auquel nous réduit collectivement la déchéance d’une intelligence globale dont le mode de perception est à considérer le monde et la réalité tels qu’ils devraient être plutôt que tels qu’ils sont – pauvres idolâtres imbéciles que nous sommes restés quand l’oblitération de l’esprit nous a même gagnés peut-être !

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Commentaires
A
De facto je crois que c'est déjà le cas. Certaines transgressions n'aspirent qu'à la reconnaissance et les artistes grands et reconnus expriment toujours les fascinations qui les ébranlèrent, ainsi que celles qui les émulent. En l'attente je trémule.
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A
Votre proposition semble celle de "l'Hommage", que certaines, acculturées, ou manipulatrices, voulaient détourner, dans les orbes circonstancielles, en Femmage, c'est de l'hypocoristique pour les gros animaux fluviaux qui chantent le désespoir de leurs eaux glauques. <br /> <br /> Ceci dit, cela étant très cunnus oté, que les pleutres s'amusent, les langues n'appartiennent pas qu'à ceux qui les discernent. Comme en gastronomie, chacun accompagne sa tambouille de ses capacités, plus ou moins probantes, nous avons à manger, il faut bien. Adelante. Ah ! pero, asommos leoncitos, tambièn !
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A
Vrai. J'entends bien, mais la structure préexistante est un donné qui n'aboutit jamais, sauf que, si. Non, il n'y a pas d'absolu, les formes bougent, se métamorphosent pour continuer à s'établir dans leurs champs. Si indubitablement les strates principales n'attendent que des séismes pour se reconfigurer, car cela est la vie, sa reproduction utilise la caricature du schème pour le déplacer de manière plus ou moins importante, selon la capacité et l'urgence de l'adaptation. Néanmoins, au plan des intelligences, il est aisé de reconnaître que la paresse préfère oublier les "pleins" de l'existence et n'en retenir que les surfaces. Sous les tentes, nous savons que chaque passager aura un statut, de classe ou clandestin. Ce que je veux dire c'est que ne se détermine que ce qui agit, pourvoie, se fourvoie cheminant vers des appréciations, possiblement lamentables, oui, mais hissées plus hautes que cette simple combinaison qui les motorise. Et donc, partant, être à l'écoute de vos critiques tout comme respirer l'étant là, son devenir, ça en devient curieux. J'ai manqué d'intelligibilité, une fois encore, n'est-ce pas ? Certains nous estiment pénibles , hi !
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A
Cet être flou, outre la paralysie intellectuelle produite par certains types de sidération amoureuse, a été et en différents lieux et temps, très entretenu par les gynécées eux-même. Les "mystères" féminins ont ainsi été témoins d'aliénation autant que leviers dialectiques par les moitiés du ciel. Pour redonner du tonus à leur image, des contemporaines revalorisent et se réclament fièrement des attributs des sorcières dans un renversement facile, un peu niais mais somme toute interessant, souriant.
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