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Henry War
9 novembre 2020

La fin de la contrée

Le contemporain, à force de voies instantanées où il peut vagabonder sans scrupule sa certainement très enviable personne, ne se figure plus qu’il existait autrefois un espace hors de ses poursuites et de ses assiduités quotidiennes, un lieu même pas si lointain où il n’était pas fort question qu’il puisse se rendre. Souligner qu’il ne se le figure plus est, certes, de l’ordre du pléonasme, car quoi, au juste, le contemporain se « figure »-t-il, si l’on admet par ce vocable une faculté de son esprit à « insister » ainsi qu’une mise à disposition d’un temps nécessaire à considérer une notion distincte de ses ordinaires préoccupations prosaïques ? Mais d’intuition je crois discerner que cette autre représentation qui lui manque est de nature, pour celui qui ne redoute pas l’édification et l’accueille avec ouverture, à éclairer et à compléter une définition, disons, « intéressante » et enrichie de notre si caractéristique modernité.

À présent, l’espace n’est presque absolument plus une contrainte ; c’est à peine s’il peut encore se représenter à nous ainsi qu’une dimension présentant ses lois propres et immuables. Chacun sans limite n’envisage plus la frontière que comme ligne officielle et administrative, un trait sur une carte de France, d’Europe ou du monde, chargée de séparer des désignations elles-mêmes à peu près arbitraires de villes, de régions ou de pays. Notre rapport à l’espace, dont la réalité et notamment le passage se présentaient auparavant comme un ensemble de défis qu’il fallait au préalable longuement envisager pour les résoudre, a diamétralement muté vers une sorte d’abstraction négligente sans intérêt existentiel à l’exception de questionnements concrets qui peuvent se résumer à un seul : quelle loi a cours ici dans tel domaine d’activité pour que je ne sois pas « pris en défaut » ? (en cela, le lieu n’affiche que des règles et des normes : vitesse, quantité, température, valeur, droit…) Comme l’effort intellectuel et matériel du voyage est de nos jours largement anéanti – il suffit de payer et de laisser le souci du trajet à d’autres, on se réservera même le droit d’être exigeant et de se plaindre d’une incommodité ou d’un retard, attitude aux antipodes aussi bien de l’implication que de l’émerveillement –, le contemporain fuse d’un lieu à un autre sans beaucoup de soin des horizons qu’il traverse ; il n’est même jamais en repos nulle part, l’espace ne se présentant à lui que sous la forme continûment mouvante de l’endroit qu’il faut avoir bientôt épuisé (toute résignation à un seul espace l’impatiente plutôt qu’elle ne le détend ou l’apaise, même en vacances il se sent prisonnier quand il n’est pas « en transit »), et le touriste invasif ne s’interroge jamais vraiment, jamais fondamentalement, sur ce que serait l’identité de tant d’endroits qu’il exploite et consomme, il s’en moque au juste, il ne désire que s’approprier une vue, ses sensations lui sont tout ce qui compte, et jamais un visiteur ne se représente l’ailleurs qu’il prétend « rencontrer » que comme un passage et un provisoire pour sa satisfaction insatiable et personnelle : il « transite », c’est bien le mot, durant le temps qu’il sait éphémère des vacances (de son esprit) où il intègre la donnée qu’il doit, pour ne pas gâcher ce temps, absorber le plus d’espaces possibles. Il voit, il perçoit, et il sait que bientôt il aura vu et perçu, et il retournera chez lui, en cet autre lieu où il vit, sans attache particulière plus qu’un opportunisme de contentement réitéré et forcé : s’il est toujours bien à demeure, c’est parce que paresseux il préfère se satisfaire du lieu où il est plutôt que de se résoudre péniblement à en changer. Mais il ne sait pas plus où il vit, je veux dire qu’il n’appose pas sur cet endroit des valeurs, des limites serrées, des caractéristiques plus que superficielles et comptables, parce qu’il se sent toujours, au fond de lui, la possibilité de se déplacer en un autre lieu de sorte qu’il n’a, hormis l’autojustification de son mode de vie sédentaire, aucun intérêt à améliorer ou même à véritablement connaître le lieu où il est. Il n’a, pour tout endroit, qu’une curiosité restreinte et pointue quand elle se présente à lui, ce qui est rare : pour l’étancher et répondre à ses questions, il va sur Internet, qui est le contraire d’un lieu ; et ainsi, dans ses usages essentiels, il n’a jamais besoin de se savoir quelque part, c’est tout à fait pour lui une circonstance fortuite et secondaire tant que personne ne l’oblige longtemps à contempler par sa fenêtre, ce qui ne lui arrive point.

Cette conception neuve du lieu devenu vague, flou, inconsistant, sans apport et même sans représentation, s’entend et se distingue particulièrement quand on s’attarde à imaginer ce qu’était il y a plus de cent ans un endroit d’où on ne pouvait pas aisément sortir. Bien souvent, rien que le village où l’on avait grandi constituait un foyer dont on n’avait l’espoir de s’éloigner que par exception et pour des affaires d’importance : on ne se rendait pas ailleurs par exemple pour faire des courses ou quotidiennement pour visiter des amis, faute de voies praticables et de moyens de locomotion bon marché, ainsi se contentait-on de ses maisons connues, de ses forêts et de ses collines qui faisaient son décor, auxquelles on n’échappait guère et que, pour ces raisons justement, on aspirait à connaître. Au lieu de courir la Terre pendant tel forfait de quinze nuits quatorze jours sans en rapporter qu’une agitation frénétique où, à force de vouloir tout voir, on s’aperçoit inévitablement qu’on n’a fait que survoler un environnement sans jamais y mettre vraiment les pieds – tout lieu demeure étranger parce qu’on n’y entre jamais en intrus humble et discret, on s’y impose très à l’aise et strictement comme en sa propre demeure qu’on suppose n’importe où, mais c’est sous réserve, bien sûr, que tout lieu ait conservé une identité c’est-à-dire quelque parcelle de singularité qui n’ait pas été pervertie elle-même par cet oubli presque omniprésent des espaces différenciés : un lieu ne garde cette homogénéité essentielle qu’à condition que ses occupants s’estiment exactement chez eux. Dans des temps encore assez récents, on commençait chez soi par se familiariser avec son décor et notamment avec la nature environnante, on prenait la mesure d’un espace qui avait imprimé sur les êtres des mentalités sensiblement locales, on s’y faisait tôt des repères puisqu’on était condamné à y rester la plupart du temps, c’était déjà une façon de voyage d’aller trouver non dans l’infiniment différent et lointain quelques sujet d’intérêt superficiel, mais au contraire dans le détail pittoresque, dans la note curieuse dénichée ici ou là, dans la lumière inhabituelle par exemple d’un soleil couchant sur le bois qu’on connaissait pourtant de toute éternité, cette valeur des lieux si difficile à saisir et où, en même temps que s’affinait le sens de l’observation, naissait une profondeur et une sorte de philosophie compréhensive des influences. Cette recherche scrupuleuse, minutieuse et nécessaire à l’esprit pour s’entretenir un sentiment de nouveauté était un travail de finesse au lieu de généralité dont j’ai parlé en matière de « survol » ; une attention était portée sur des choses et des gens qu’on ne pouvait pas fuir, par conséquent il était probablement assez naturel de s’efforcer de s’entendre avec eux, de comprendre leur inclination, de pénétrer leurs mystères, de s’imprégner d’eux. On devait finir, à force de s’y mêler, par appartenir au lieu où l’on vivait en ce que les idiosyncrasies du décor exerçaient logiquement leur correspondance et apposaient leur marque spécifique sur les identités ; autrement dit, il y avait sans doute quelque chose comme une mentalité communale, une façon particulière de penser et de percevoir la vie mue par un « esprit local », et ces subtilités impliquaient nécessairement, par exemple après tout déménagement, une lente acclimatation au nouveau lieu de résidence au gré de ces échanges délicats qu’on était contraint, faute d’échappatoire, d’engager avec lui : et c’est ainsi fatalement qu’on avait l’obligation d’acquérir un art d’observation et de nuance, parce qu’on dépendait pour son bonheur du milieu où l’on vivait, qu’il fallait examiner et dont on ne savait aisément s’extirper. On s’acclimatait, dans tous les sens et connotations du terme. On trouvait des explications aux choses qui avaient paru haïssables parce qu’on ne pouvait pas les fuir dès le premier abord désagréable. Il fallait comprendre, il y avait de la patience et de la psychologie en chaque homme. On se promenait sur des sentiers connus, et on distinguait avec réflexion ce qui faisait une différence, c’est-à-dire des broutilles. Et on avait certainement de la tempérance, parce que cette réflexion n’avait d’autre possibilité que de se poser principalement sur des objets immobiles et connus. On connaissait son monde en somme, et certes jusqu’à la vétille peut-être, au dernier degré de raffinement qui est peut-être un commencement d’excès. L’absence de perspective alternative devait induire une propension au contentement et à l’écoute, l’homme ne sachant pas tout à fait s’abstenir de penser. On n’avait pas forcément peur de l’ailleurs, mais sans doute on l’estimait une quête assez inutile, une perte de temps, une énergie dépensée en vain. Quant aux choses dont on disposait et qui étaient d’origine locale aussi, comme on savait qui les avait fabriquées, on les estimait et on en prenait soin : ces choses étaient des mémoires de savoir-faire et des gages de fierté, elles représentaient des personnes. On peut comparer cela aux albums de musique qu’on écoutait à l’époque des vinyles ou des CD quand on avait peu d’argent : on les avait achetés, cela avait représenté une dépense et constituait un territoire contraint, alors on regardait la jaquette, on inspectait tout, on explorait chaque page du livret, et on allait jusqu’à interroger l’ordre des chansons qu’on écoutait toutes, mêmes celles qui d’emblée déplaisaient : il fallait « vivre dessus » un moment, alors on était extrêmement méticuleux pour juger même ce qui d’emblée semblait ne mériter aucune attention et qui recelait peut-être, derrières des atours désagréables, des qualités inusitées et surprenantes.

Mais la représentation actuelle et presque effrénée, illimitée, des changements devenus possibles et mêmes continuellement réalisés induit une mentalité de la route, de la superficialité, du passage, du zapping – c’est inévitable : il n’y a plus de « chez-soi » au sens intime où on l’entendait autrefois, avec ce goût ressassé des explorations minuscules, on n’est chez soi que par élection numérique et l’on prétend que demain on peut élire n’importe quoi d’autre, lieux et gens. On renonce sans souci aux amis qui ne sont que des circonstances virtuelles, rien ne nous attache plus à un lieu, on déteste ou on adore sa ville sans en rien savoir et davantage par principe que par observation, on a perdu le désir de flâner le nez en l’air sur des chemins acquis à la recherche d’une inflexion, on a dénaturé toute idée du voyage au service exclusif de l’argent pour qu’elle devienne une variété de la fuite et de la vanité. On ne s’accorde plus le temps de regarder les choses, mais on y glisse fugitivement des représentations qui, à première vue, s’adaptent à tous les modèles – on n’a plus besoin que d’une poignée de préjugés amovibles et interchangeables, la profondeur n’ayant d’intérêt que pour ceux qui peuvent vouloir s’appesantir et s’approprier. Et surtout, l’espace ne veut plus rien dire, ça n’a plus la moindre signification contextualisée, le contemporain pourrait exister au beau milieu de l’univers sidéral ou dans les tréfonds de la terre, c’est à peine s’il s’en rendrait compte tout d’abord – c’est tardivement qu’il s’apercevrait de ce qu’il a perdu en devenant « hors-sol », de ce sol qu’il néglige avec tant, je dirais, d’avidité. Cette dépossession de l’espace a contribué en lui à une perte de stabilité par laquelle il n’est plus qu’une nervosité et qu’une réaction. Mais surtout – et je tiens là, je crois une idée essentielle –, le contemporain a égaré, et durablement, tout effort d’adaptabilité auquel le lieu circonscrit le contraignait physiquement, car il n’avait d’autre choix alors que de considérer longtemps ce que son environnement lui proposait, adaptabilité qui, appliquée à la réflexion, impose toujours d’explorer plusieurs fois un fait, de le contempler sous tous ses angles, avant de le rejeter pour son caractère d’étrangeté ; mais tout est à présent si mouvant qu’il n’y a, pour une créature du présent, aucune raison de se plier à s’y atermoyer, l’extérieur ne se présente plus à lui comme un état qui l’oblige mais comme une somme d’alternatives presque infiniment libres qu’il peut mépriser et parmi lesquelles il n’a qu’à faire ses préférences comme au supermarché : en quoi les rigueurs d’un extérieur limité et défini se trouvent en étroite corrélation avec une intériorité densément appesantie, avec une intimité en somme, et exister au sein de ce qu’on quitte toujours sans la moindre difficulté réalise une mentalité du confort et de l’absence de considération : il suffit qu’une pièce du décor paraisse importune pour la déserter vers un ailleurs plus douillet qu’on peut élire n’importe comment sans incommodité ni regret. À l’inverse, on peut affirmer que l’absence d’espace est une condition essentielle de la vacuité et de l’évanescence : il n’y a plus rien où l’attention se concentre, car il n’y a plus d’intérêt imposé à le faire ; on peut se satisfaire perpétuellement de cette route intangible et sans direction où l’on erre nulle part, entre New York et Singapour, loin de toute matérialité antique de la nature et des êtres, et ce jusqu’à pouvoir finir par ignorer probablement toute notion de sens, d’approfondissement, d’effort et même d’amour de bon aloi. Sans espace à explorer, en effet, il n’y a plus que des aplats vite passés et des surfaces de gens où tombent des couleurs qu’on ne détaille plus : tout a disparu au contemporain avant d’y poser une idée, et son sentiment devient automatique, négligemment balancé, il n’a plus besoin de résoudre des problèmes avec soin, il lui suffit de les fuir vers un ailleurs de fréquentations qui est illusoirement un étrange, car dans l’éventail immense de ses destinations il élit toujours celles qui lui réclament le moins d’efforts, toujours une catégorie bien précise d’ailleurs, toujours les mêmes espaces où il devine qu’il s’insérera facilement : il est déjà évident, je crois, quant à l’usage du temps libre, que plus on a de choix dans la variété des occupations possibles, plus on se contente du confortable et du facile : idem pour l’usage de l’espace libre. Voilà pourquoi la multiplicité des lieux de transit, vertigineuse à notre époque, ainsi que l’absence de contrée « à l’extérieur » – j’entends par « contrée » l’espace de l’identité personnelle par excellence – marquent généralement l’absence exacte d’intérieur, de contenu : celui qui prétend regarder fugacement partout jamais ne concentre son esprit en un point ; or, cet esprit, qui donne toute sa matière à l’être, se définit justement et en tout premier lieu par une capacité à se concentrer – où le contemporain, au contraire, ne sait plus que se disperser.

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Commentaires
J
Marotte, sans doute ; je pourrais dire aussi : "tête de Turc". <br /> <br /> Obsession ?
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H
Si vous voulez, comme l'ethnographie était la marotte de Claude Lévi Strauss. Ah ! tant de gens de grand génie qui n'avaient que des vilaines manies ! Essayez tout de même de lire et de comprendre le fond au lieu simplement d'y repérer des récurrences, on ne sait jamais...
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A
Le content poreux et ses effrois s'en ponce le pilate.
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A
Le cépage et la contrée, sauvage puis apprivoisant son territoire se greffe sur le dos patient des hommes, le temps cette vastitude qui effraie nos modernes est pourtant le compagnon principal de cet apprentissage. Ce soir, un vin "tranquille".
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A
Mais tout à fait, j'étais parti saisissant une opportunité offerte par une amie, j'ai choisi donc le coeur de ce grand pays pour m'y dissoudre. Je n'attendais rien, je rencontrai des hommes ainsi que quelques dangers, mais somme toute je crois me souvenir être encore en vie. Quand l'aventure nous choisit cela est bien plus intéressant que toute projection aussi intelligente ou se prétendant généreuse soit-elle. Comme les ironies du destin, les plus grandes traversées j'en ai essayé en pays du Perche et c'était souriant de découvrir le lieu-dit et la ferme où vivent ces gens qui t'avaient offert leur (peu ragoûtant pâté). Nous sommes proches du pays beauceron, le pays de Gaston Couté, sa palabre est du même témoignage, avec d'autres masques et éventails, qu'en pays dogon. Partir c'est aller voir des amis, travailler, dévoiler des correspondances. Il faut créer des camps de rétention pour les touristes (ils pourraient y effectuer des tâches utiles quoique rudes).
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