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Henry War
15 novembre 2020

L'étrange défaite, Marc Bloch, 1946, ou Fin de légende pour notre post-modernité

L'étrange défaiteTout ce que réclame la morale française depuis au moins cent cinquante ans, c’est un esprit de fonctionnaire motivé par le goût et l’appât du confort : voilà ce qui innerve notre belle société et en fonde la structurante mentalité, pas autre chose, n’en déplaise aux flatteurs et aux amateurs des raccourcis de l’Histoire. Nous ne sommes ni des philosophes ni des révoltés : ces images et ces fables servent de propagandes dont l’effet de répétition obtuse, comme de puérils proverbes, fabrique, établit et perpétue ce que nous ne constatons point à dessein de se consoler ne n’être pas meilleurs que nous sommes. Un Français typique n’a ni hauteur ni énergie, il n’en a ni l’idée ni le temps ; un Français n’est ni Descartes, ni Voltaire, ni Hugo, bien qu’il soit vrai que ces trois furent français, mais ils furent incontestablement au-delà d’un Français. D’ailleurs, cette faiblesse générale des vertus, ce manque d’importance, de conscience et d’individu, bien des indices historiques et littéraires m’incitent à penser à son ancienneté : je ne puis admettre que notre « ère » ne daterait que des années 2000 et attribuer à cette si courte période le nom de « post-modernité » ; je trouve à cette théorie une surestimation du potentiel d’innovation d’un peuple balourd comme le nôtre, qui ne pense ni ne fait rien, dont le caractère n’a pas varié du constat implacable qu’en fit Georges Darien dans La belle France en 1900, on y reconnaît sans différences notables le Français d’aujourd’hui, inerte et bas, indolent et mesquin. Une nationale fierté, dont l’orgueil aveugle ne tolère pas d’être confronté à une réalité crue qui la désavoue, suppose à tort que tout son rapport est refondé puisqu’à chaque guerre on s’entr’extermine pour rien, il ne se peut donc que ces anciens si absurdes nous ressemblent encore, c’est pourquoi on préfère, sur toutes ces morts scandaleuses, fabriquer de nouvelles et symboliques renaissances, célébrer de nouveaux baptêmes d’humanité, pour s’imaginer que les fils de la France ont été, on ne sait pourquoi ni comment, révolutionnés des flagrantes erreurs de leurs pères, sans doute sous l’impulsion de ce devoir de mémoire qui, pour quiconque, ne signifie que ceci : il faut se croire une meilleur conscience, et ne pas oublier qu’on vaut un peu mieux. Pourtant, c’est sans mal qu’on peut oublier quand on ne sait rien, quand il n’y a rien de précieux à garder, quand tout ce qu’on sait est une légende qui n’édifia jamais – car les Français par tradition et sous la volonté immatérielle de ses institutions morales ne conservent des guerres successives que le catéchisme simpliste qu’on leur a donné à retenir, avec leurs divers Clovis et vases de Soissons. Sans mal également, on peut oublier ceux qui furent avant nous quand on leur est si conforme, si identique, si inchangé : c’est alors en soi qu’on porte la bêtise immémoriale des siècles, et il n’est pas nécessaire de rien fixer en arrière, puisqu’autrui en arrière, c’est soi maintenant. Je ne sache pas par où l’on pourrait démontrer que nos aïeux aux fusils à baïonnette et en pantalon garance furent différents de nous en quelque point fondamental – si l’État d’à présent ne retenait pas les crétines véhémences de son peuple, qui sait si nous n’en serions pas à faire la guerre aux islamistes de la manière tout semblable dont nos prédécesseurs firent croisades, s’il existait ici encore des troupes mercenaires (quoique, certes, avec un armement différent). C’est ce que je veux expliciter ici, à la troublante lumière du brillant texte de Marc Bloch venu là comme une confirmation. Notre ferveur débilitante à croire au changement en général et en particulier à son changement est une persuasion suggestive en contradiction patente avec la réalité de la passivité immuable des Français. Mais il est vrai que ce mythe du progrès est ancien en France où l’on suppose inexorable l’évolution de l’être en proportion du passage du temps et de l’apparition des technologies. On veut espérer depuis longtemps en la mythologie selon laquelle les humains s’améliorent suivant quelque destin inopposable, une force édificatrice courant et se renforçant dans le cycle des ères pour nous rendre meilleur, pour adoucir et perfectionner nos mœurs, pour civiliser lentement et irrépressiblement chacune de nos engeances. Mais partout où l’on impense d’automatisme ce processus, on ne fixe qu’un regard partial sur l’Histoire, et celle-ci se teinte évidemment de ce lot de préjugés antérieurs, et l’on en cherche systématiquement des leçons à tirer par lesquelles, à force de déformations complaisantes, nous aurions vaincu telle primitivité en nous tandis qu’en vérité l’homme demeure. C’est au point que l’on se sert perpétuellement de la variété des couleurs locales et temporelles, qui ne sont que des circonstances contingentes, pour déduire des altérités essentielles, admettant bêtement que là où simplement le décor se différencie, la personne n’est diamétralement plus la même ; on ne voit pas la même chose en surface, donc les changements profonds sont incontestables – mais qui de nos jours porterait de tels pantalons rouges pour aller à la guerre : c’est bien la preuve irréfutable que tout a changé ! Pourtant, je crois qu’en loin un doute ne cesse de nous tenailler là-dessus ; je crois que nous soupçonnons l’imposture de si promptes déclarations ; je crois même que chez nous, puisqu’on ne parvient pas à se cacher entièrement la stupidité de ses historiques prédécesseurs (mais bien davantage la sienne), on a particulièrement besoin de croire que l’on est « passé à autre chose », au point de créer des fragments millimétrés de périodes dont naturellement nous ne devrions point faire partie, étant si distincts que nous ne nous assimilons à rien ni personne avant nous ; il ne faut pas que nous en soyons restés là. C’est flatteur de se sentir uniques quand nous sommes en vérité si confusément communs ; nous nous sentons relevés d’avoir une place à part, même factice, bien qu’on ignore au juste où elle se situe et comment la distinguer ; il va de soi qu’on n’est comparable à nul autre, même si l’on est absolument en peine de dire en quoi. Mais il y a toujours le décor insistant, la surface éblouissante des choses, les technologies superficielles et accapareuses, et tout cela ne correspond certes pas aux cartes postales jaunies d’autrefois ; c’est donc bel et bien qu’il y a eu un bouleversement et donc que nous sommes singuliers. C’est une façon d’espérance et d’oubli, je crois, en opposition avec le constat des êtres. Mais il est vrai qu’on ne réfléchit pas, de nos jours. À ma connaissance, personne (ou alors bien peu, si peu que mes recherches sont restées à peu près vaines) n’a fait l’effort de mesurer avec minutie l’esprit de ces anciens qu’on déclare si opposés à nous ; on n’a même pas eu le soin d’examiner notre propre esprit contemporain et ses caractéristiques – je suis l’un des premiers sur le sujet. On se contente d’affirmer des platitudes. « Nous sommes dissemblables. — En quoi ? questionne-t-on. — Mais ça se voit ! — Ah ? — Oui, c’est évident : a-t-on jamais de sa vie télégraphié un câblogramme. » Ni examen, ni analyse, ni le plus petit commencement de méthode : il faut. C’est si bon de ne ressembler à personne que l’assertion doit suffire, il s’agira de trouver après coup des idées pour s’en persuader. On peut mettre un nom précis sur soi, se sentir dignifié par l’appellation qui ne désigne personne d’autre : « Post-moderne ». N’importe si ça ne veut rien dire, si ça ne correspond à rien, si c’est vide comme Léviathan ou comme le complexe d’Œdipe : d’autres enfin trouveront des raisons ; aujourd’hui la vérité vient bien avant les raisons, on n’a pas besoin d’arguments quand on a l’intuition, on sait avant que de savoir pourquoi on sait. Je pense post-moderne donc je le suis. Et – irréfutabilité maximale – puisque j’en suis heureux, alors c’est vrai indubitablement.

Cette rengaine persuasive comporte les failles élémentaires de la pensée qui exhausse d’emblée le sujet irrationnel pour en faire un être d’éloge. On dispose même en France d’une école de sociologie qui admet pour vraie une idée absurde et infondée dont le postulat est : « Il y a quelque chose d’unique dans la mentalité à notre époque. » Préjugé, croyance, religion que cet axiome désiré. J’imagine que c’est une fierté ou du moins une consolation d’exister quand c’est pour affirmer qu’on est nouveau et donc libre. La valeur d’un tel système ne va pas au-delà de cette rassurante surestime de soi. Encore un domaine où il s’agit de plaire, d’attirer des suffrages, de faire des émules en flattant : la réalité passe après. C’est à cause de ce genre d’a priori qu’on est restés incapables de tirer effectivement des leçons du passé : le passé ne saurait consister en un objet de leçon, le passé, en effet, ne pouvant pas se reproduire à l’identique ni semblablement, puisque le temps vient après lui et l’efface qui nous rend automatiquement si dissemblables et méritants ; ainsi l’homme appartient continuellement à une autre période, ainsi tout a, toujours, tellement changé sous l’effet du progrès des âges qu’il est même inutile d’aller chercher des références pour provoquer ce changement : l’espèce, sans qu’il en aille presque de sa volonté, mute. On s’est obstiné notamment à mal comprendre la défaite de 1940 qui n’est due qu’à cela, qui fut elle-même une réitération des principales défaites de la grande Guerre, je veux dire qu’on doit tous ces échecs aux vices imputables au contemporain français et demeurés universellement en l’état aujourd’hui aussi bien qu’à ces époques où, déjà, on s’était empressés de remiser de pareilles fautes à des « jadis » devenus impossibles et dont les conditions étaient heureusement « définitivement surannées ». Les manuels prétendent encore que c’est à cause de l’état-major qui n’avait pas su s’adapter aux conditions inédites du conflit, et c’est lui qui a porté toute la responsabilité de la déconfiture, on a reporté les malheurs de la France sur une poignée de vieillards « dépassés et obtus », une minorité de piètres professionnels, de mauvais fonctionnaires, en somme, n’est-ce pas ? pas du tout comme des travailleurs aujourd’hui ! eux qui jouissaient du privilège exclusif de l’obscurité mentale et de la mauvaise foi ! On a admis une fois pour toutes que, sans eux, tout aurait tourné autrement, et comme on n’a quand même pas osé examiner plus loin, preuve de la permanence d’une obscurité mentale et d’une mauvaise foi, non seulement on s’est dépêchés de pardonner à ces pathétiques cacochymes, mais la seule résolution qu’on a prise là-dessus fut de déléguer le soin d’éviter le renouvellement de pareille gabegie à… des fonctionnaires vieillissants chargés d’y remédier ! Pour pallier l’insuffisance intrinsèque de cet esprit de fonctionnariat qui a tué tant de Français, on a déterminé qu’il fallait que des fonctionnaires français résolussent le problème ! Il est bien clair qu’on n’a décidément rien compris ; ce devoir de mémoire décidément ne vaut rien si c’est pour se répéter des mantras faux et déculpabilisateurs ! Nos administrations sont demeurées les mêmes, et elles représentent strictement – strictement ! – le mode d’existence et les aspirations du Français contemporain, être d’incurie, celui de 2020. On ne veut pas entendre chez nous que la hiérarchie, qu’on a tant blâmée, ne fait pas différer les hommes aux divers grades : c’est que, pour devenir un supérieur, il faut presque toujours avoir été subalterne à quelque niveau, de sorte que les déviances qu’on constate chez nos dirigeants existent toujours en germe chez le citoyen-type. Le Français ne comprend jamais que le supérieur, c’est lui-même accédé à une situation avantageuse, et qu’il comporte ainsi en ferment la « qualité » de sa propre administration. Voilà pourquoi une guerre menée sur notre sol, animée par une armée de conscrits et de généraux fonctionnaires, rendrait de nos jours exactement les mêmes résultats qu’en 1939 ; voilà pourquoi toute entreprise, petite ou d’ampleur, qui privilégie le caractère national est condamnée aux mêmes effets, aux mêmes illusions et aux mêmes échecs : nous sommes la France de 1939, ainsi que celle de 1914, et celle aussi de la fin du XIXe siècle ! Remplacez les chevaux par les autos et les journaux par les téléphones, vous conservez les mêmes dispositions personnelles, les mêmes turpitudes, le même état d’esprit général, la même inaptitude congénitale ! La différence, vous verrez, n’est qu’une façon de mode, une couleur induite par les parures et les technologies, une apparence ou une superficie. Ce qui s’est mis en travers de cette évidente et dure réalité de notre constance dans l’insolente médiocrité, c’est De Gaulle, parce qu’on n’a pas voulu reconnaître qu’il était une exception parmi les Français et non un Français caractéristique ou même un produit de la France comme on a préféré le représenter par amour-propre, et aussi parce qu’il a remplacé son constat réel et intime d’un peuple vachard avec lequel il devait composer, pour louer des êtres surestimés et veules en distribuant à la cantonade des médailles et des milliers d’attestations de service. Quoi ? on voudrait me réfuter encore là-dessus ?!

Voyons donc. Préférence chronique pour l’irresponsabilité. Désir de stricte obéissance passive, allant jusqu’au refus même d’interpréter un ordre : pensée unique et indéfectible de la procédure. Aspiration insatiable à davantage de divertissement. Pénibilité presque pathologique à approfondir, à s’informer, à intellectualiser, à rendre un vrai effort mental, à s’intéresser au-delà de sa charge. Peur fondamentale des reproches par inhabitude d’agir de façon autonome. Langage d’inessentiel, variétés de proverbes, copies d’éléments courus, jargon déshumanisé dans toutes communications officielles, reprise d’expressions arrêtées et publiques – tout cela comme sentiment d’astuce et d’adaptation pour initier la fierté. Lenteurs, paperasserie, rapports, protocoles, degrés multiples et échelons assez étanches où reporter toujours opportunément son devoir. Absence systématique d’initiative individuelle. Rivalités des services ; rivalités au sein même des services : conflits particuliers et dérisoires que nul n’essaie d’arranger au nom de la liberté d’expression. Faiblesse des comptes rendus : imprécisions, creux, négligences de toutes sortes sans remords ni reproche, flou omniprésent fait pour entretenir la relativité des volontés et des décisions. Préséances et cooptations abolissant la justice des promotions et des sanctions : mélange bureaucratique et partial d’autoritarismes et de laxismes avec, en général, conservation des plus anciens et insignes faveurs accordées aux jeunes à conditions qu’ils soient disciples de l’ordre établi. Formation – initiale ou continue – théorique, déconnectée, obsolète et absurde. Défiance contre l’innovation véritable et ostracisme des partisans de l’altérité : un conformisme scrupuleux d’où naît la dénonciation en cas d’enfreinte au règlement. Offuscation du sens de recul au seul profit d’un objectif étroit de secteur sourd à l’intérêt général. Renoncement à fixer et à définir ses propres objectifs, c’est-à-dire à verbaliser soi-même un idéal à son action ainsi que des critères intérieurs et intègres de succès. Principe de précaution généralisé : l’action est licite seulement si elle est inscrite au protocole, à moins qu’elle soit présentée comme un risque, auquel cas elle donne lieu à une note de service. Et, par-dessus tout cela, crainte formidable des décisions personnelles, égoïsme de fuite, stratégie d’évitement : référer toujours à un supérieur qui n’ose guère lui-même, que vous importunez manifestement d’une responsabilité qu’il doit prendre, dont il devra référer à son tour et préfèrerait ne pas entendre parler : d’où hésitation à transmettre un renseignement, et enterrement d’informations capitales, à cause de cela.

Avez-vous reconnu de quoi je parle ? Quoi ? « l’esprit sénescent de l’état-major durant la seconde Guerre mondiale ? Mais non ! Rien qu’un fonctionnaire ou un salarié contemporain, rien qu’un citoyen français d’aujourd’hui ! Ce mécanisme mental n’est ni d’une époque, ni d’une politique, ni d’une mode révolue : c’est celui de la France et des Français aussi bien d’hier que d’à présent, depuis cent cinquante ans au moins, mécanisme auquel nos compatriotes ne s’opposent point, qui les conforte dans leurs agréables dispositions à regarder ailleurs, à mener leur profession et leur vie dans l’insouci et la routine les plus reposants. Or, c’est précisément ce mécanisme qui a conditionné l’écrasante défaite de 1940 quand 1918 ne nécessitait environ qu’une lourde obstination et de lents changements stratégiques. Nous l’emportâmes, oui, mais c’est à condition qu’il ne suffise pour cela que d’appliquer une procédure, à la rigueur altérée avec force parcimonie et moult consultations majoritaires et non sans inépuisables râleries. Le changement n’est pas français ; comment notre peuple serait-il altéré de quelque chose ? Rien n’est « blitz » chez nous ; ce n’est pas du tout une question d’états-majors ou de généralissimes : c’est nous tous ensemble et nous en particulier, c’est nous comme somme de personnes avec cet immobilisme confortable inscrit loin, très loin dans nos usages. Nous ne sommes plus des inventeurs, des explorateurs, des artistes, des exemples, des caractères. Il est permis de penser que si Bonaparte l’emportait, c’est parce qu’il n’avait pas l’esprit français, que ce n’est pas la France qui gagnait grâce à Bonaparte mais que Napoléon triomphait seul contre les Français qu’il lui fallait remuer contre leur gré, muter malgré eux ! Pourtant, le Français aime la victoire, ça oui, il se l’approprie quand il est forcé d’y apporter son concours ; mais ce qu’il y a de plus français dans Waterloo, c’est la charge stupide du général Ney qui fait ce qu’il a l’habitude de faire en chargeant contre des carrés anglais, dans un massacre résigné et à peu près inutile. Les tranchées longues et bêtes au rythme lancinant, les assauts stériles à telle heure précise contre des barbelés et une mitraille invincibles, sans évaluation de nécessité comme à Azincourt, le sifflet qui fait grimper des échelles par centaines au suicide délibéré dans une grande bassesse d’inconséquence bovine : ça, c’est français, voilà qui est la France ! On dit qu’il y eut partout des résistants : eh bien ! je prétends qu’ils n’étaient pas foncièrement français, ces résistants de mon cœur, qu’ils étaient comme De Gaulle bien supérieurs à la France énorme et massive, faite d’inertie et de grogne molle, bien supérieurs à cette masse où heureusement ils n’ont pu se confondre, bien supérieurs, oui, et c’est justement ce qui les a rendus ostensibles à l’Histoire. J’exagère ? Mais est-ce qu’on « résiste » au travail de nos jours, et à toutes sortes de peines et d’injustices ? Allons ! vous le savez bien : on meugle et on se résout, sauf si bien sûr on est une multitude ! L’esprit français est depuis longtemps, a contrario de toutes fanfaronnades, pour l’essentiel un esprit stylé de collaboration ainsi que d’intérêt personnel par insouci d’idéal actif, par souhait de confort, par peur du risque, au fond par manque d’individu : le socialisme qui a si bien pris chez nous est bien français, parce qu’il importe par-dessus tout au Français d’être solidaire et d’aspirer à la légèreté ; or, le socialisme, c’est l’esprit devenu politique par lequel un Français besogneux et pratique réclame d’être irresponsable et content ; le socialisme, c’est devenu la théorie des moyens d’accès à la nouvelle bourgeoisie déchue de sa hauteur de vue, si celle-ci exista jamais. Le citoyen est au bourgeois ce que le bourgeois est à l’aristocrate, et le bourgeois est socialiste partout où il aspire à l’aristocratie, c’est-à-dire au privilège mais sans la responsabilité ; en quoi le socialisme est déclin et décadence dans l’abandon relatif ou absolu du principe de distinction individuelle. Ai-je tort ? Est-ce qu’on ne vous demande pas en tous lieux de « bien vouloir vous conformer » ? et est-ce que vous ne vous livrez pas obligeamment aussitôt à toutes ces injonctions tant que vous êtes seuls et peu suivis ? Est-ce que vous trouvez seulement une raison personnelle de vous démarquer ? Et ça devient une seconde nature, n’est-ce pas ? une imprégnation culturelle, un moule qui contraint n’importe qui jusqu’à la forme de votre pensée, de votre cerveau même : nos arts, nos arts aussi qui appartiennent logiquement au domaine des plus vastes libertés, nos arts sont à présent tous « sur commande », et l’on publie en septembre ! Le Français consent, il ne fait que cela, il n’y a rien d’autre qu’il sache encore faire de lui-même, c’est un élève à la fois appliqué et paresseux qu’il dissimule sous des feintes de fatigue, il aime les félicitations qui consolent sa médiocrité d’une flatterie, et s’il a l’air, dans un second temps, de réclamer des conditions à son action, il les présente bien plutôt comme des récompenses, s’il vous plaît, à son assiduité !

Ce que j’ai lu de Marc Bloch, cet historien de style minutieux, admirable de tact et d’une objectivité si précautionneuse qu’on pourrait, rien que par son penchant au doute et son souci d’exactitude, le qualifier sans risque non seulement d’anti-historien mais d’homme d’honneur, auquel je me sens attiré par le sentiment d’une race commune et supérieure – ce que j’ai lu m’a confirmé notamment, au moyen de maints exemples concrets, à la fois l’impossibilité pressentie d’une défaite française selon les critères officiels, et l’intuition de l’immutabilité foncière des Français : non, les Allemands n’étaient pas trop forts, ni trop stupéfiants de génie militaire, ni trop imprévisibles de stratégies et de tactiques subtiles, mais ils combattaient des Français, des êtres vieux d’esprit, sans mobilité intellectuelle, sans initiative ni innovation, enfoncés dans des routines déjà délétères en temps de paix comme elles le sont encore chez nous, n’ayant rien préparé spontanément sans l’aval ratifié de supérieurs conservateurs, pensant rivaliser grâce à des institutions pataudes et inchangées, à des machines bureaucratiques d’extrême lourdeur, et au plomb de leurs habitudes et formations, bourgeois-fonctionnaires sans zèle, d’une prudence incompatible avec tout caractère de perfectionnement et toute circonstance de guerre, c’est-à-dire, en somme, oui, très exactement des gens de maintenant, avec tous notre gouvernement, nos ministères, notre conseil scientifique, etc. Ces Allemands-là ont vraisemblablement été fort surpris de l’absence de réaction des Français, de leur désorganisation épatante, de ne jamais les trouver en opposition rangée, des effets de ces mouvements pourtant relativement simples et prévisibles que notre Nation n’était pas disposée à parer : le mouvement, notre ennemi premier, notre ennemi héréditaire, notre ennemi congénital et perpétuel ! Les Allemands attendaient une bataille vraiment sérieuse, et en 1940 nous leur avons volé jusqu’au droit au triomphe difficile, avec notre indolente guerre. Il semble qu’en Belgique on se soit déjà mieux battu : tout le temps que la Wehrmacht y a perdu par rapport aux pronostics de ses généraux, elle l’a économisé en France, et c’est revenu à peu près au même quant à la ponctualité globale, au point, fait énorme, inconcevable, infâmant pour notre pays, que les commandants allemands ont désobéi aux ordres de leurs généraux en s’aventurant plus loin que les exigences auxquelles ils étaient contraints – les historiens s’accordent pourtant à dire que les généraux du IIIe Reich n’étaient pas d’une grande révolution ni même toujours d’un professionnalisme sincère, mais ils osaient attaquer, encouragés par un management efficace et par toutes les facilités que leurs opposants tellement administratifs leur offraient tandis que pour se défendre les Français avaient besoin d’un plan concerté de longue date avec votes à l’unanimité et redoutes fortifiées (il est notable que les Allemands ont naturellement souffert à plus ou moins grande échelle de toutes les autres armées qui faisaient de la guerre une autre considération que la prolongation d’un devoir morne et sans effort, qu’une longue et rétive acclimatation à des consignes discutées). Le dynamisme d’une force s’est alors opposé à la pesanteur d’une masse, comme l’intelligence vive s’est longtemps opposée à la pesante permanence de la nature. « Défaite » est même un euphémisme selon toute apparence – je ne l’écris, même sans affliction particulière s’agissant d’hommes qui sont morts (quel gâchis !) qu’avec la distance d’un analyste neutre qui voit ses tristes soupçons confirmés, c’est-à-dire que ma logique de vraisemblance et de permanence fondée sur l’observation du contemporain s’en trouve renforcée : pour comprendre tout ce qui a existé chez nous au moins depuis 1870, il suffit d’examiner un compatriote d’aujourd’hui. Chaque anecdote que rapporte Bloch, en dépit de ses nuances prudentes pour épargner les susceptibilités particulières, est une honte, mais c’est une honte pérenne (qui donc oserait lui reprocher, lui, le Juif résistant exécuté en 44, d’injustement « prendre parti » contre son camp ?), une honte homogène avec la théorie que j’ai jusqu’alors prétendue, une honte qu’on n’a nulle raison de considérer révolue comme si nous étions meilleurs. Nous prétendons à des sursauts, à des volte-face, qui consistent en des retournements dirigés de calomnies pour gonfler notre orgueil, nous aurions, paraît-il évolué, spontanément depuis la condamnation des fautifs, le passé nous aurait appris, nous serions tous uniment des résistants à présent… ah bon ? Mais décidément à quoi résistons-nous ? à quoi ? Chaque fois que j’interroge des partisans de cette tenace et fabuleuse légende du « brave esprit français » là-dessus, j’obtiens la même réponse : « On ne nous donne pas encore le choix, et il faut nous soumettre. Mais si nous l’avions, ce choix, combien de révoltes nous muririons ! » Singulière idée d’un peuple de révolutionnaires exaltés, de révoltés, de rebelles, de renégats et d’enthousiastes de liberté aux résolutions les plus spontanées : « On ne se bat qu’à condition de franches ouvertures et d’assez fortes probabilités de succès, tout bien examiné » ! Je ne veux pourtant pas dire que le Français n’ose jamais manifester sa colère et son courage, mais il attend toujours que l’ardeur soit appuyée de circonstances évidemment favorables ou valorisantes ; ce caractère est si prégnant et relève d’un attribut si fondamental, si consubstantiel, qu’il faut, je crois, s’y arrêter un moment.

Le Français – ce que je dis ici du Français dépasse probablement le cadre national, c’est peut-être tout l’Européen qui est en fait concerné, cependant, je dois dire que les dispositions dont je parle ne me semblent déjà pas symptomatiques du type anglo-saxon que, loin d’idéaliser, je ne consens pas à admettre aussi prompt à s’émouvoir, ni aussi hypocrite ou opportuniste dans ses adhésions en général –, le Français est certainement un grand amateur d’honneur, il aspire fort aux actes historiques qui distinguent, il goûte fort cette couleur qu’en son pays on nomme « truculence », il ne conçoit pas – et j’entends : y compris en son particulier, ce qui étonnera sans doute mes lecteurs habitués – de n’avoir pas son rôle de dignité dans les annales de la postérité, cependant il espère toujours des « augures », le moment où l’honneur sera caractérisé par des insignes manifestes ou irréfutables, il n’envisage pas de prêter de sa personne pour des événements secondaires, et comme il manque de jugement critique, c’est-à-dire qu’il ne dispose pas du sens de la distance pour délibérer si les circonstances qu’il rencontre sont d’une ampleur considérable ou de peu d’importance, il a besoin de conditions vraiment patentes, pour ne pas dire tout à fait caricaturales, où la hauteur d’un combat et sa nécessité puissent se reconnaître sans la moindre hésitation. Un Français est quelqu’un qui, fort peu subtil et pénétrant, ne trouve sa motivation d’agir qu’au moyen de signes extérieurs d’un éclat à peu près indiscutable : s’il rencontre par exemple un leader d’un charisme puissant, ou si au terme de plusieurs années de peine il ne lui est plus permis de douter qu’il vit dans des conditions intolérables et inédites de misère et d’oppression, ou encore si une foule omniprésente prend un parti qu’il ne peut guère atermoyer de suivre sans le sentiment de sa propre lâcheté, alors le Français se remue, certes, et il est alors capable quasi aveuglément de déplacer d’importantes quantités d’énergie : son estime-de-soi lui commande d’agir, parce que le camp du bien, que son maigre discernement ne lui permettait pas jusqu’alors de distinguer, lui est devenu aisément visible et identifiable. L’inconvénient, bien sûr, de ce mouvement tardif, c’est qu’il ne s’effectue que lorsque la cause a déjà été soutenue par quelques braves prédécesseurs, individus qui ont souvent beaucoup pâti d’objections et de difficultés, qui ont toujours souffert et sont parfois morts dans la plus parfaite et désespérante indifférence générale, dont l’avance sur ses contemporains leur fut extrêmement nuisible en dépit de la justesse de leur combat et de leurs bonnes raisons, de sorte qu’on peut trouver force opportunisme à leurs compatriotes quand ils n’ont plus qu’à relever en masse une cause dont le soutien peut être jugé, quelque peu, intempestif, hors-de-saison, sans grand risque. Non, le Français ne s’aventure jamais vraiment : il prend prudemment la teneur des forces en présence avant d’œuvrer dans le sens d’un idéal, mais il est incapable de mesurer précocement la légitimité de cet idéal. Toujours, il ne soutient de vastes campagnes que lorsque leurs meneurs deviennent figures ou symboles ; il n’appuie des résistances qu’après qu’une douleur longue soit rendue insupportable ; il a l’air d’attendre pour se battre le moment que la lutte soit à peu près sûre de se résoudre par la victoire ; dans un sens ou dans l’autre, ses batailles sont d’intérêt, ou pour sa bonne conscience parce qu’à la fin il ne peut décidément plus accepter son image de passivité, ou pour figurer dans le camp des justes, c’est-à-dire pas dans celui des vaincus qu’on méprise. Le défaitisme dont parle Bloch pour expliquer une part de l’abandon des forces armées et civiles dans le conflit contre l’Allemagne nazie est exactement une variété de cette lenteur morale particulière : la « cause » n’était pas encore apparue suffisamment haute et notoire chez les Français pour qu’ils fassent vraiment preuve d’activité et d’initiative éthique, ils ont souvent admis, semble-t-il, que leur pays pouvait être administré par des Allemands sans qu’il en advînt pour eux d’inconvénients majeurs, ils ne haïssaient sans doute pas tant la culture germanique qu’ils le prétendaient en fanfarons et pour les journaux patriotiques, c’étaient des voisins dont l’ordre et l’économie avaient peut-être su, en peu de temps, impressionner de volonté et éblouir l’imagination bien davantage en tous cas qu’un gouvernement d’Albert Lebrun que la postérité a totalement oublié. La liberté était un de ces mots placardés en devise, une façade dont la réalité n’était compromise qu’en l’esprit d’êtres d’intelligence et d’anticipation, et le Français normal, qui n’en fait pas partie et n’en est guère pourvu, qui en soi n’a jamais été un intellectuel actif, n’admettait plus facilement les rigueurs d’un régime d’occupation et de collaboration forcée. Je soupçonne logiquement qu’Adolf Hitler, avec son charisme et sa fermeté, ait paru au citoyen français, en dépit des défaveurs de la presse et des opinions des politiciens, une entité de charme pour ne pas carrément dire admirable, d’une nette apparence de grandeur et d’une volonté rare, ce qui suffit souvent à lui en imposer : Hitler était sous bien des aspects un leader d’exception, il le fut au moins au sens propre, et l’on ne voit pas pourquoi, quand cela suffit largement à nos contemporains pour susciter leurs suffrages, il en eût été alors autrement. C’est ce qui explique que nombre de Français se résolurent à la défaite, sans souci de fanatisme à défendre une nation dont ils ne sentaient pas émaner une représentation si frappante de grandeur et de légitimité, d’autant qu’alors la légitimité penchait fortement du côté de la figure honorée de Pétain, parce qu’il avait l’expérience et l’âge, deux attributs qui, irrésistiblement, font accroire chez nous en la raison inexpugnable, comme maintenant. Il n’existait pas réellement en France d’homme plus indiscutable que lui, parce qu’on n’avait pas plus que maintenant l’usage de délibérer sur des vérités profondes : un statut, un air, un discours clair, une stature de bon père décoré, il n’en faut ni n’en fallait pas davantage. Les Français sont longs à tout, n’ayant pas en eux le ferment du changement vif, se contentant en matière de jugement et d’action des rouages auxquels ils sont habitués et qui constituent autant de traditions auxquelles ils sont instinctivement attachés ; à plus forte raison – c’est un point capital à retenir –, ils détestent à jamais tous ceux qui leur ont adressé une fois un reproche : alors ces professeurs si durs à leur endroit, même justes, ne seront plus jamais leurs alliés, parce qu’on a besoin ici de se sentir irréprochable depuis toujours et qu’on ne tolère pas que la vision d’une personne qui nous a réprimandés rappelle nos fautes passées : jamais un leader n’existera en France tant qu’il voudra corriger, et De Gaulle cessa d’être un leader suivi dès le jour où il fit sentir qu’il méprisait la sottise des Français. Critiquer le contemporain, c’est se l’aliéner : nos grandes figures sont tous des hommes précautionneux à l’endroit des gens comme des Hugo, le peuple exige que sa légende soit sans tache, et il refuse que figure, au commencement du livre de la postérité, l’idée explicite de son insuffisance – et c’est exactement pourquoi De Gaulle, en stratège, osa cette complaisance mensongère que toute la France avait été résistante : il la lui fallait pour fédérer et ne pas être contesté, il avait compris que le Français n’agit avec volonté que lorsqu’il est sûr de n’être jamais repris, même pour des erreurs antérieures à ses résolutions nouvelles ; il lui faut une image immaculée, c’est-à-dire un mensonge qui lui plaise en lui offrant un rôle dont il se persuadera, et c’est ainsi qu’on entretient dans l’esprit des hommes, par calcul politique, un mépris de la vérité perpétuant un peuple sans idéal et si peu philosophe ! Les signes ! Ah ! les signes ostensibles ! Les signes très simples toujours, avec ce qu’ils ont de plus grossier ! Comme il fut facile de se gausser de De Gaulle, d’objecter à ses raisons et à ses dédains d’avant-guerre comme on objecte aux miennes, tandis qu’ainsi il « faisait son intéressant », puis d’en faire un héros ! N’a-t-on pas vu que la Résistance française se développa considérablement à partir de… 1943 : c’est qu’on devinait que les forces allemandes ne résisteraient pas longtemps au lot innombrable de leurs adversaires – il y avait, après la lâcheté évidente, un courage opportun à saisir. Pourtant, ça ne signifie pas – il est d’une grande importance de m’entendre là-dessus – qu’il y eut chez les Français une évaluation très consciente des profits et des pertes à lutter contre l’occupation ; je ne veux pas dire qu’un réel opportunisme, calculé et machiavélique fut à l’œuvre dans ces ralliements, mais la conscience personnelle – c’est de cela qu’il s’agit – n’a pas pu longtemps accepter, à l’impression de tant d’exemples écrasants multipliés autour d’elle, de demeurer inactive : ce n’est pas l’initiative individuelle qui fut à l’œuvre ni l’effet de quelque raisonnement spirituel quand il s’agit de se rendre à la mission de défense de la Nation (il est vrai par ailleurs qu’on ne pouvait exactement prévoir la défaite allemande), mais la nécessité de ne pas se mésestimer, mais la sensation – curieusement ravivée, tiens ! – du devoir à accomplir, mais le sentiment de manquer au sens de l’histoire et à la vertu des hommes de stature qui commençaient à se faire connaître et dont les actes audacieux et glorieux, surtout, ne pouvaient être rabattus dans une signification vaine ou intéressée – enfin, les signes étaient indéniables, voilà tout ! Pas davantage, j’en suis certain, les esprits libéraux d’aujourd’hui ne s’insurgeraient contre quelque attaque étrangère si celle-ci émanait d’un concurrent respectable, car on se trouve toujours alors des raisons d’inaction dont le pacifisme est la couverture honorable, on se constituerait des raisons belles et d’une nature semblable à celles qui nous firent, par exemple, accepter l’annexion de la Crimée ou l’invasion de notre économie par des tractations scandaleusement impures et désavantageuses : après tout, rien de ceci n’est véritablement notre problème, n’est-ce pas ? puisqu’il y a des responsables, et des spécialistes, suppose-t-on, pour s’en occuper ! Mais alors, qu’on cesse d’établir comme un fait immuable la « véhémence hardie » du Français, qu’on ne s’illusionne pas tant sur sa « noblesse d’âme » et qui serait remisée au prétexte qu’un hypothétique lion serait tapi sous sa pelisse et ses attitudes de bœuf : des décennies de troupeau lui en ont légué tous les réflexes conditionnels, et le fauve l’a de longtemps quitté s’il exista, c’est à peine s’il se souvient de ses dents et s’il lui reste de quoi rugir ! Et voyez plutôt comme il mugit plaintivement et en vain à chacune de ses peines comme l’animal qu’on peut (et que, pour cela, on est tenté d’) égorger ! Telle bête a peur du fusil, et on se l’imagine en manier ?! Alors une résistance ?! Une révolte ?! Une insoumission ?! Quoi ! parce qu’un Français râle souvent cependant qu’il obéit ? Mais les grands leaders ne sont plus, nul n’a plus le recul d’être grand : la poussée, l’élan, la fraîcheur et l’audace manquent dans nos écoles d’orthodoxie dont il faut sortir par pur bachotage pour qu’un Français vous admette seulement éligible à la grandeur. Notre système d’ailleurs a récemment fabriqué la plus grande machine à décomposer le souffle à naître des mouvements forts : le déni de grandeur, la suspicion systématique des vices, le relativisme absolu des vertus ainsi que la défiance de l’individu contre la collectivité en tant qu’il serait une insultante exception taxée d’orgueil ; il suffit que quelqu’un paraisse hausser la tête et semble ainsi indiquer l’ambition même fortuite et involontaire d’être considéré et distingué, on se méfie de ses vérités, on le juge arrogant malgré son exactitude, le voilà bientôt calomnié sur quelque insignifiance ou quelque malentendu (pauvre Dr Raoult !) : qui pourrait-on suivre après cette sape devenue nécessaire ? Qu’on se représente le De Gaulle envoûtant et triomphant d’alors, avec tous les médias qu’on a aujourd’hui toutes les associations bousculées pour lever des procès à la moindre peccadille ! L’individu à présent – tout ce qui présente le caractère d’un individu véritable – est celui qu’on dénigre, une fierté, une outrecuidance, un tyran qu’on scrute ; un leader ne tient plus trois mois à notre époque ; on lui invente des « affaires », on lui prête des intentions que des imaginations présentées comme celles de spécialistes prétendent démontrer, et le voici tout couvert de boues dont il ne se débarrasse, longtemps après, qu’à la sortie d’un tribunal ! Quel engouement espère-t-on encore produire, rendre possible, favoriser peut-être ? quand un Jean-François Toussaint suscite la calomnie tout autant qu’un Jean-François Delfraissy ? Les signes sont trop faibles ? Mais même les signes caractérisés ont à présent leurs détracteurs appointés, même les vertus indéniables disposent de leurs détracteurs adroits, même les puretés inattaquables s’attirent les insultants scepticismes de la contemporanéité ! Nous avons fabriqué, développé et encouragé une secte fort écoutée de contempteurs du Juste ! Il faudrait, à ces Justes, à ces Droits, à ces Hauts, le pouvoir de justement, droitement et hautement redresser la bassesse populaire, et pour cela lui insulter, lui rendre sensible la fange où elle existe et se complaît et qu’elle exhale : mais ce serait bien assez pour se faire honnir à vie – il ne reste donc que l’hypocrisie pour s’élever, pas autre chose ! Ou alors, montrez-moi un Français, n’importe qui, avec ses torts si connus, ses paresses et ses inconsistances, qui, après l’exposé même partiel de sa turpitude, assume sans broncher ce dont on l’accuse et reconnaisse en ce portrait de vices très ordinaires son image vérace et corrigible ! Mais où le trouverez-vous ? et où croyez-vous que vous l’auriez mieux rencontré il y a un siècle ou même deux ?! Pas de post-modernité, pas de changement, rien de nouveau hormis des ambiances et des couleurs d’anecdotes, des désirs universels d’unicité ainsi que des consolations de bonne conscience superficielles : l’homme contemporain n’apprend rien, ne se modifie qu’en apparence, se laisse même aller de ce qu’il croit que sa société évolue sans sa contribution volontaire au point qu’il n’a logiquement pas à s’efforcer de changer : tout « coule » béatement vers un avenir meilleur, l’individu devient même superflu, et c’est sans honte ni crainte qu’on peut s’imprégner de l’ondoyante torpeur du siècle irresponsable. Amen. Ayez confiance, tout ira bien sans que vous soyez jamais quelqu’un, sans que vous n’ayez à prendre une fois une vraie décision en votre nom propre ; vous n’aurez plus jamais besoin de vous contraindre à gagner une identité. Cela, il est vrai, a commencé il y a longtemps…

Ah ! il est vrai que je réprouve, blâme et réprimande beaucoup plus loin l’état de notre société que Bloch et son excellente synthèse dépassionnée et incontestable de la défaite qu’il a connue : lui était d’une discrétion excellente, un gentilhomme minutieux et accommodant, une élite de finesse et de pudeur, parcimonieux, fidèle, exact, supérieur et sans amertume – quoique peut-être un peu trop patriote pour n’avoir pas, lui aussi, de prévention excessive en faveur des Français et pour ne pas les excuser quelque peu de leur débâcle morale ; c’est, aussi, qu’il ne songe qu’à expliquer une défaillance militaire. J’instruis, moi, les causes plus profondes et plus scandaleuses non d’un échec circonscrit mais d’une décadence généralisée, exercice qui, chez un humaniste sincère et même optimiste, alors qu’une gabegie armée soulève déjà d’indignation contenue une âme stoïque comme celle de Marc Bloch, ne saurait aller, quand l’humanité est elle-même un gâchis, sans l’expression de son universel et impitoyable dépit.

 

À suivre : Monsieur Ouine, Bernanos.

 

***

 

« Il serait certainement peu équitable de borner aux échelons supérieurs les observations qui précèdent. Les exécutants n’ont pas, à l’ordinaire, beaucoup mieux réussi à accorder leurs prévisions ni leurs gestes à la vitesse allemande. Les deux carences étaient, d’ailleurs, étroitement liées. Non seulement la transmission des renseignements s’opérait fort mal, tant de bas en haut que de haut en bas ; les officiers de troupe avec, pour la plupart, moins de subtilité de doctrine, avaient été formés à la même école, en somme, que leurs camarades des états-majors. Tout le long de la campagne, les Allemands conservèrent la fâcheuse habitude d’apparaître là où ils n’auraient pas dû être. Ils ne jouaient pas le jeu. Nous avions entrepris, à Landrecies, vers les débuts du printemps, l’établissement d’un dépôt d’essence « semi-fixe » : grande pensée du G.Q.G., conçue à l’échelle d’un type de guerre qui ne se réalisa jamais que sur le papier. Un beau jour du mois de mai, l’officier, qui avait la charge de l’installation, rencontra dans la rue un détachement de chars. Il les jugea d’une couleur singulière. Mais quoi ! connaissait-il tous les modèles en usage dans l’armée française ? Surtout, la colonne lui parut bizarrement engagée : elle filait vers Cambrai, alors que la direction du « front » était, de toute évidence, à l’opposé. Dans une petite ville, aux voies un peu tournantes, n’arrive-t-il pas que les guides s’orientent de travers ? Notre homme s’apprêtait à courir après le chef du convoi, pour le remettre dans le droit chemin, quand un quidam, mieux avisé, le héla : « Attention ! ce sont les Allemands. »

Cette guerre a donc été faite de perpétuelles surprises. Il en résulta, sur le plan moral, des conséquences qui semblent avoir été fort graves. Je vais toucher, ici, à un sujet délicat et sur lequel, on le sait, je n’ai le droit que d’avoir des impressions un peu lointaines. Mais il importe que certaines choses soient dites, brutalement, s’il le faut. L’homme est ainsi bâti qu’il se bande à affronter un danger prévu, au lieu où il l’a prévu, beaucoup plus aisément qu’il ne supportera jamais le brusque surgissement d’une menace de mort, au détour d’un chemin prétendument paisible. J’ai vu naguère, après la Marne, une troupe qui, la veille, était montée bravement en ligne, sous un affreux bombardement, succomber à la panique, parce que trois obus étaient tombés, sans blesser personne, le long d’une route, au bord de laquelle on venait de former les faisceaux, pendant la corvée d’eau. « Nous sommes partis parce que les Allemands étaient là » : j’ai entendu plusieurs fois ces mots, en mai et juin derniers. Traduisez : là où nous ne les attendions point, où rien ne nous avait permis de supposer que nous devions les attendre. En sorte que certaines défaillances, qui, je le crains, ne sont guère niables, ont eu leur principale origine dans le battement trop lent auquel on avait dressé les cerveaux. Nos soldats ont été vaincus, ils se sont, en quelque mesure, beaucoup trop facilement laissé vaincre, avant tout parce que nous pensions en retard.

Les rencontres avec l’ennemi n’ont pas seulement été trop souvent, par le lieu et l’heure, inattendues. Elles se produisaient aussi, pour la plupart, et se produisirent surtout avec une fréquence croissante, d’une façon à laquelle ni les chefs ni, par suite, les troupes ne s’étaient préparés. On aurait bien admis de se canarder, à longueur de journée, de tranchée à tranchée — fût-ce, comme nous le faisions jadis, dans l’Argonne, à quelques mètres de distance. On eût jugé naturel de se chiper, de temps à autre, un petit poste. On se serait senti fort capable de repousser, de pied ferme, un assaut, derrière des barbelés, même plus ou moins démolis sous les « minen » ; ou de partir soi-même à l’attaque, héroïquement, vers des positions déjà pilonnées — bien qu’imparfaitement peut-être — par l’artillerie. Le tout, réglé par les états-majors, sur de belles idées de manœuvres, longuement, savamment mûries, de part et d’autre. Il paraissait beaucoup plus effrayant de se heurter, soudain, à quelques chars, en rase campagne. Les Allemands, eux, couraient un peu partout, à travers les chemins. Tâtant le terrain, ils s’arrêtaient là où la résistance s’avérait trop forte. S’ils tapaient « dans du mou », ils fonçaient au contraire, exploitant, après coup, leurs gains pour monter une manœuvre appropriée, ou plutôt, selon toute apparence, choisissant alors dans la multitude des plans que, conformément au méthodique opportunisme, si caractéristique de l’esprit hitlérien, ils avaient, d’avance, tenus en réserve. Ils croyaient à l’action et à l’imprévu. Nous avions donné notre foi à l’immobilité et au déjà fait.

Rien de plus significatif à cet égard, que les derniers épisodes de la campagne auxquels il m’ait été donné d’assister : à l’époque, précisément, où il eût pu sembler que les leçons de l’expérience auraient enfin fait entendre leur voix. On avait décidé de défendre la Bretagne, en y recueillant les forces en retraite depuis la Normandie et que l’avance ennemie, à l’ouest de Paris, déjà coupait des armées repliées sur la Loire. Qu’imagina-t-on ? On dépêcha, incontinent, un honorable général du génie, pour reconnaître une « position », d’une mer à l’autre. Car, pas moyen de tenir, n’est-ce pas, si l’on n’a, préalablement, tracé sur la carte, puis piqueté sur le sol, une belle « position » continue, avec bretelles, ligne avancée, ligne de résistance, et ainsi de suite. Il est vrai que nous n’avions ni le temps nécessaire à l’organisation du terrain, ni canons pour garnir en nombre suffisant les futurs ouvrages, ni les munitions pour tous ces canons, à supposer qu’on les eût pu trouver. Le résultat fut qu’après quelques rafales de mitrailleuses, échangées, m’a-t-on dit, à Fougères, les Allemands entrèrent, sans combat, à Rennes (que la « position » eût dû mettre à l’abri), se répandirent dans toute la péninsule et y firent des foules de prisonniers. » (pages 77-80)

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Commentaires
A
Le doublon du "l", qu'il est donc pathologiquement laid; la mise à jour de Big Sur n'y est, en l'occurrence, pour rien.
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L
Chef,<br /> <br /> <br /> <br /> Vous êtes un Français qui n'est ni inerte, ni bas, ni indolent et encore moins mesquin. "Z'êtes" pas fait pour l'époque actuelle, si "couarde", si défaitiste, apeurée par une grippe.<br /> <br /> Nietzsche pourrait même vous souffler dans l'oreillette que vous mériteriez d'être né allemand, avec tous les défauts et les qualités que cela implique.<br /> <br /> <br /> <br /> PS : je note que vous avez maintenant un "serial commentateur" au pseudo de riche camée warholienne.<br /> <br /> https://fr.wikipedia.org/wiki/Edie_Sedgwick<br /> <br /> <br /> <br /> Le monde est bizarre, Chef.
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A
Quant aux fanfaronnades de ceux qui sont fiers d'être nés quelque part, n'oublions pas les généreux Terriens qui veulent "sauver" la Planète. Ah wééé ?!!<br /> <br /> Sinon, suit un lien du témoignage d'Etienne fils de Marc. Vous connaissez sûrement, c'est un éclairage intéressant. <br /> <br /> http://clioweb.canalblog.com/archives/2018/07/10/36550999.html
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