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Henry War
24 novembre 2020

Monsieur Ouine, Georges Bernanos, 1943

Monsieur Ouine Quel singulier long-esprit, Bernanos, mystérieux, ombreux, solennel, précautionneux, grave, symboliste, économe, avec comme la cogitation compassée d’un vieil ecclésiastique, en chicane indécidable et en appesantissements d’apparente profondeur, tout en paraboles bizarres, ouvragées de soin sacerdotal, où l’on sent le tact compté de doigts froidement graciles espérant une révélation. Vient-elle, la révélation ? Elle est toujours mûrement attendue, comme la scène après un grondement d’orgue ou de cuivre. En quoi consiste-t-elle ? On l’ignore ; c’est sans doute le propre des mystères : un silence l’annonce, mais on ne la suppose propre qu’à certains élus. On baigne dans une beauté mystique, dans une littérarité départie d’intentions affirmées, aux effets circonscrits et successifs, où l’action séculaire est plutôt tue, et qui ne devine pas son plan général. À dire vrai, autant l’avouer net : on sait à peine ce que ça raconte.

Philippe, surnommé inexplicablement Steeny, las des enfantillages de son âge, profite d’une occasion pour se rendre au château de Mme de Néréis, de réputation extravagante, où se meurt son mari diabétique. Là, il rencontre M. Ouine, un professeur de langues vivantes, dont les manières et le style compassés le fascinent autant qu’ils lui semblent ridicules – on ne saura jamais tout à fait pourquoi c’est ce personnage que Bernanos a choisi en titre, car il disparaît d’assez longs moments, et son rôle est moins important que beaucoup d’autres. Puis un valet de ferme est tué en campagne – je n’ai pas réussi à trouver comment et pourquoi –, et notamment le maire du village, un médecin et un curé, considèrent avec philosophie et distance, d’un point de vue ontologique ou quelque chose comme ça, les effets de l’événement qui finit de corrompre la mentalité des habitants en bestiaux instinctifs et terreux. Une masse inédite, comme de plomb fermenté, enveloppe l’intrigue bizarrement cousue, constituée en scènes elles-mêmes séparées en fragments surtout dialogués, et ces scènes, au moins jusqu’à la page 75, désarçonnent par le difficultueux de leurs rapports et des antécédents narratifs qu’il faut avoir lentement assimilés ou pressentis pour comprendre leur teneur – et, certes, c’est impatientant. À ce stade, j’ai été tenté d’aller chercher un résumé de l’intrigue pour assembler ces extraits en un tout sensé et chronologique qui me débarrasserait de cet aspect d’inutile et pesante alambication de l’énigme et qui expliquerait une partie de l’obscurité des personnages, mais à partir de là, comme les situations paraissent se reconnecter – à moins que le lecteur ne s’habitue à ce genre de découpe –, on suit avec plus de fluidité les méditations de ces êtres qui, n’ayant guère à faire, s’épanchent en développements longs sur presque rien. À la fin, comme Steeny aventure cette phrase à son improbable mentor : « Vous parlez beaucoup pour ne rien dire, exprès. », son mot résonne en moi presque drôlement comme un aveu de l’auteur lui-même sur son œuvre. Sa réponse ? « J’ai bien d’autres choses à dire, en effet. En vain ai-je tâché de les mettre en ordre, elles s’échappent de moi toutes ensemble, je suis hors d’état de les retenir, tel est sans doute le premier symptôme de la corruption. D’autres vont suivre. » Ce n’est pas tellement une consolation, je trouve. Pour un artiste, c’est même un vice cruel : s’exprimer sans contenu ; logorrhée dont n’émane qu’une haleine, qui est le style, et qu’on charge d’ombres pour figurer quelque objet projeté, à deviner.

Bernanos me fait l’effet de feindre le sage et de vouloir profiter du malentendu produit par des récits lents et obscurs pour induire chrétiennement l’idée que l’insaisissable est le propre du profond, et, partant, que son œuvre est abyssale et universelle. Je ne nierais pas son art parce que ce serait malhonnête – encore que son style soit plutôt alourdi de symboles qu’éclairé par eux, à force de cacher on surcharge –, mais la pesanteur omniprésente, pleine de nuits et de silences nécessaires, où point une tension bizarre, semble dissimuler l’absence de direction, la honte d’une attente forcée sans débouché, cette sorte de honte qui, chez l’artiste incomplet, veut se rehausser en marques d’humilité et de fausse pudeur ; et la tension n’éclate guère, comme dans les Conrad que j’ai lus, la faute à une faiblesse caractérisée de consistance qui empêche la possibilité même d’une surrection et qui ne permet que des épanchements vagues, de sorte que la volonté littéraire ne se rencontre que dans cette (dis)simulation d’une intrigue supposée sage et profonde, ponctuée de dialogues étrangement intellectuels et métaphoriques, où abondent des transitions compliquées, peu vraisemblables, artificieuses. Entre ces personnages, un ton trop unanime d’ampoule et d’obséquiosité, languide, torpide, rend une froideur de vieilles pierres où s’insinue et siffle un vent sinistre mais qui est peut-être une fausse distance, un simulacre de détachement, rien qu’une impression de perspective parce qu’on s’imagine toujours qu’un tel air traverse de vastes espaces et amasse quelque chose de sa vertigineuse sapience de nature en passant, et, pourtant, c’est fortuitement et rarement qu’on trouve entre ces pages des éléments précieux, des perspicacités, des leçons réelles qui soient plus que des péroraisons de vieillards qui s’écoutent, parmi nombre d’anodines formules et de figures blanches d’une assez insipide monotonie. Et je puis entendre qu’il faut un recul assez inhumain comme le mien pour ne pas se laisser attendrir par le bénéfice-du-doute de ces gros morceaux-de-bravoure amassés en effets impressionnants, par des soupçons de grandeur d’un écrivain d’une immaculée propreté, par des illusions de gouffre issues d’une voix caverneuse à maints échos, bien que des hasards aussi produisent des fulgurances dont l’augure plus que l’exactitude attire et dérange : on approche, on appréhende, on devine en loin des vérités plutôt qu’on ne les aborde ou saisit à plein, ce sont plutôt des vérités qu’on fait surgir de soi par désœuvrement et par réminiscences hasardeuses, par évocations fortuites, et qui ne procèdent pas du livre mais de l’ennui du livre dont le ton est comme l’inepte « om » indou, une note blanche, et plus ou moins vibrante, dans un contexte de mysticisme dont on tire toute la pensée d’une méditation, ce « om » ne signifiant rien par lui-même. Je crois que le continent de la vérité, pour Bernanos, n’est qu’une terre lointaine, floue par-delà le grand large de son discernement, et qu’il ne se le figurait qu’ainsi qu’une distorsion de couleurs à travers une éternelle brume – et c’est pourquoi à défaut de le décrire il se contentait d’en évoquer l’impression. J’ai rencontré ainsi quelques intelligences qui jouaient avec l’abord de la vérité, mais incapables de la saisir ou de la fixer, et qui le savaient, et qui s’en défendaient tant qu’il leur fallait beaucoup écrire pour n’en rien dire. J’ai lu nombre de critiques très avisés qui font de Bernanos, presque toujours avec Conrad, un auteur regorgeant ou plus exactement recelant de richesses insoupçonnées, mais c’est toujours en vain qu’on cherche leurs raisons, leurs raisons aussi sont masquées, ils sentent quelque chose par-delà cette écriture incontestable de finesse formelle, ils croient en sa sagesse ou bien ils veulent y croire mais ils ne parviennent pas plus qu’en arguties à la démontrer, ce sont les critiques de l’inexpliqué, ils s’en vanteraient même, à ce qu’il paraît – j’exige toujours, moi, qu’on me mette le sable de la sagesse entre les doigts. Mais ce que suggère un art peut être à l’opposé de ce qu’il est, l’artisan talentueux n’est pas toujours un penseur de génie, et l’insistance qu’on peut déployer pour se parer d’une aura de subtilité est aussi un indice de soupçon qu’on ne mérite pas ce qu’il suffirait de prouver en étant : en l’occurrence, il suffirait à Bernanos que soit une intrigue, que soit une progression, que soient une vision claire et une cohérence d’ensemble, que soit au moins une idée neuve et enfin exprimée sur quoi on pourrait, dans un livre, poser le doigt en disant : « C’est là ! C’est bien là ! », et il n’y aurait pas besoin de tout cet ornement mystérieux pour suggérer. Rien que le titre de cet ouvrage, à ce que dit la préface, est un marchandage de conscience, une insincérité encore, une question d’image : La Paroisse morte – titre excellent – serait devenue Monsieur Ouine – titre factice et captieux – parce que l’auteur en aurait eu assez d’être taxé de « romancier des curés » : mais l’importance d’une réputation ? ce souci est d’un mondain, pas d’un artiste ! En est-ce pareillement de l’étalement du temps, de la fragmentation du récit, des digressions disparates des personnages, de cette tonalité entretenue d’hiver de la conscience et de la vie… une pure volonté de paraître ? J’ai déjà constaté qu’il est des auteurs qui, faute d’originalité de leurs pensées, se raccrochent à certains thèmes dont ils se font une spécialité, satisfaits d’être ainsi chargés, réputés d’éloquence ; ils se contentent alors dans leurs œuvres d’induire une apparence de hauteur que le contemporain croit reconnaître dans l’assemblage de réflexions hétéroclites selon une unité insaisissable et dont on invente une façon de chausse-trappes ou de mise en abyme : c’est que le profond, pour l’ignorant naïf, est confondu avec l’obscur ; et il ne s’aperçoit pas qu’avec les ingrédients du flou on fabrique justement des leurres. Dans le doute, moi, je recherche d’édifiants éclairs en me fiant à mes expériences de la vérité, et je compare, sur l’ensemble de l’œuvre, pour distinguer ce qui constitue un apport, une contribution neuve à mon histoire, en tâchant de me défaire de tout préjugé sur ce qu’il me faudrait obtenir : ainsi, si je laisse ce que j’ignore au doute indécidable, est-ce que ce que je sais m’incite à accorder ma confiance à l’auteur ? Est-ce que sa méthode, ses effets, ses quelques clartés, et tout ce que je puis analyser, me font croire en lui quant à ce que je ne lui comprends pas ? Alors, il m’arrive de m’apercevoir, comme ici, que nombre d’éloquences sonnent creux comme des proverbes, par exemple la mixtion sempiternelle, d’un romantisme mièvre, de la folie et de la grandeur : du remplissage. J’aurais tendance à dire que Monsieur Ouine est bardé de tels remplissages, que son armature n’est fondée que de cette lenteur ouvragée où ne transparaît qu’une image, probablement fantasmée et fausse, de campagne paralysée, de ruralité régressive et de grégarité d’hommes vils au sein desquels germeraient spontanément et incompréhensiblement, comme pour veiller sur ce troupeau primitif, une plus haute engeance d’observateurs sagaces et rares, d’une tournure assez aristocratique, hommes-science ou hommes-sociologie. Et tout ceci me paraît une recette et une spécialité artificielles dont la réalisation donne lieu, dans le récit, à tout une fabrication de faux dilemmes et de gravités pontifiantes sans influence sur la vie : c’est beau, mais ce n’est pas signifiant, faute d’idées plus qu’éparses ou subliminales ; Bernanos en émaille prudemment son texte avec une régularité qui dénote un procédé rompu et indique la crainte qu’on s’aperçoive, faute de relevages, du vide de sa pensée – il se valorise, s’efforce de soulever hors du néant l’original dont il manque. Mais écrire, c’est tenir l’inédit : or, cet inédit, chez lui, se résume, je trouve, à la pesanteur des villages, idée dont la maigreur, dont la faiblesse, est travestie, maquillée par un style soigneux et maintes images composites et variées. Bernanos est minutieux, oui – d’aucuns diraient : empesé –, mais ça ne me suffit pas… et voilà pourquoi j’ose enfin le sacrilège qui scandalisera certainement ses admirateurs comme l’expression de quelque indécent paradoxe (paradoxe qui n’existe que dans leur esprit et à cause uniquement de leurs représentations, de leurs préjugés de la profondeur) :

Bernanos n’est pas assez dense pour moi.

 

À suivre : Pierre, ou les ambiguïtés, Melville.

 

***

           

« Tenez, lorsque je me souviens de mon grand-père Artaud, ou du frère de ma mère – un Gentil – les Gentil de Mannerville, des hommes vigoureux, jamais malades, des hommes qui à quatre-vingts ans, ou plus, traversaient notre cour avec une manne de pommes sur chaque épaule, ça ne voyait pas plus loin que le travail, le travail était leur dieu. Pas trop rieurs, sinon un jour de ribote, mais tranquilles. La mort, pensez-vous ! c’était le repos, et cette terre fraîche qu’ils avaient ouverte tant de fois, qu’ils écrasaient dans leurs mains puis humaient comme ils auraient flairé un verre de genièvre – la terre ne leur faisait pas peur. Il n’y a rien à redouter de la terre. D’ailleurs, l’idée de la mort, à quoi bon ? C’est une idée qui ne vient pas naturellement, c’est une mauvaise idée – où irait-on si on suivait ses idées ? L’idée de la mort, c’est comme un mort, c’est point touchable. Mais ces gueux de vieux maintenant, ils en ont plein la bouche. Tant plus ils sont tristes, tant plus ils sont vicieux. Et tenez, docteur, justement la tristesse…

— Nous disons l’angoisse, remarqua le médecin de Fenouille.

— Je parle de la tristesse reprit la mairesse têtue. Autrefois, un bon ouvrier avait ses contrariétés, d’accord, ses mauvais jours. Ça ne durait jamais longtemps. La mé… La mel…

— La mélancolie.

— La mélancolie, c’était pour les riches. Il y a manière et manière d’avoir ses nerfs, pas vrai ? Les riches ont la leur – ils prennent des ennuis çà et là, des ennuis de riches, des ennuis pour rire, dans leurs livres, au théâtre, à la musique – enfin Dieu sait où ! Nos nigauds à nous sont bien forcés de les tirer d’eux-mêmes, ils se rongent, ils se dévorent. » (pages 258-259)

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Commentaires
A
D'un village, dans le brouillon sensationnel, je reconnais de chez nous, toujours sa tête mais dans le désordre, avec les mêmes gens cruels sans pouvoir en démordre.
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