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Henry War
27 novembre 2020

Origine de la malveillance

À l’origine de la malveillance ne se trouve jamais la volonté de faire le mal : nul homme, quelle que soit la quantité de conscience dont il est pourvu, ne s’arrangerait en lui-même d’une tendance à la nuisance pure qui n’apporte logiquement qu’une dégradation de sa valeur c’est-à-dire de son amour-propre. Ainsi, il ne faut jamais présumer qu’une personne répande le mal comme un objectif en soi, ainsi que ces personnages invraisemblables de films ou de pièces à la Hugo, mais seul le plaisir vital qu’elle y prend peut justifier premièrement qu’elle exprime des saillies et calomnies contre autrui ; car, à ce que j’ai constaté, le mal s’exécute toujours tout d’abord par la bouche, c’est l’étape initiale de tout conflit, les gens dont il s’agit n’ayant point intérêt à exprimer par des actes manifestes les inimitiés qu’elles préfèrent, pour leur tranquillité, celer sans risque de représailles – en quoi la médisance est une maladie du confort. Je crois que nous connaissons tous, dans notre proche entourage, nombre de personnes qui se plaisent à communiquer sans cesse des indiscrétions et à rapporter des critiques toxiques, de celles qu’on s’étonne même de trouver par exception dans d’autre disposition mentale que la malveillance, qu’on admet toujours à l’apprêt d’une rumeur, et qui prennent soin de ne jamais être découvertes par celui sur qui porte leur médisance et à qui généralement elles continuent de s’entretenir avec ouverture en lui présentant un visage avenant. Une telle dissimulation est étrange et proprement paradoxale si l’on y réfléchit, car elle s’accompagne auprès de leur habituelle audience d’une certitude que ces personnes sont justement celles qu’il faut trouver si l’on veut se complaire au ragot et qu’au contraire il faut fuir si l’on n’est pas d’humeur à les supporter ; autrement dit, en général, nul n’ignore qui sont ces mauvaises langues, mais chacun à la faiblesse de croire qu’elles s’occupent uniquement des autres. C’est une naïveté coupable, en vérité, le vice même de ce « bénéfice-du-doute » tant vanté et de cette tolérance célébrée qui incite même à accepter les mensonges et les diffamations, car la cause de cet esprit malveillant, qui n’est pas, comme j’ai dit, à chercher en premier lieu du côté de l’intention de blesser, se situe sans nul doute dans le divertissement, ce qui se vérifie aisément en ce que des personnes occupées à des projets de quelque conséquence ne se livrent pas à de pareils délassements : on reconnaît les malveillants justement à leurs ennui et désœuvrement, ainsi qu’à une tendance à se connaître insuffisants, pour penser qu’ils mériteront l’attention des autres par les commérages ; c’est qu’alors au fond ils ne sentent pas pourquoi et de quelle autre manière ils mériteraient une attention ; ils n’ont rien à faire valoir que cet épanchement dont la cruauté peut servir du moins à réjouir les autres et à mettre leur personne en lumière par contraste. Si une telle violence est aussi d’emblée bien reçue du sage, quoique inhabituelle pour la plupart des gens, c’est parce qu’elle crée toujours la surprise et l’impression d’un surgissement inattendu qui « ne peut être gratuit », et c’est ainsi que l’amateur de vérités est lui-même d’abord intrigué par de vils propos pour la raison qu’il n’imagine pas toujours qu’on puisse faire des calomnies aussi éhontées, et qu’il ne se représente pas que, pour d’autres, le sens de la réalité est tout à fait inappréciable et exclu : ils reçoivent d’abord le plaisir vif de l’audace parce qu’ils ne croient pas à l’outrage et à la gratuité du mensonge, et parce qu’un éclat, par défaut, leur semble toujours servir ce qui est vrai – en quoi ils sont nettement abusés. Mais en fait le plaisir des « concierges » et la façon dont elles se sentent ainsi valorisées n’admettent pas la perception de la justice et de la mesure en ce que parler ne sert évidemment que leur dessein de se sentir aimables, et qu’en cela la fonction du langage ne leur paraît d’aucun rapport, du moins d’aucun rapport étroit et nécessaire, avec la vérité. Plus encore – et il faut bien entendre ceci –, peu à peu, à force de se sentir encouragées et récompensées à cette attitude de mesquineries perpétuelles, il est inévitable que ces personnes ont acquis – ce m’est devenu atrocement évident, il y a peu – une tournure d’esprit qui inclut systématiquement ce mode de relation à la conversation et aux autres : susciter des confidences et repérer des failles imaginaires ou réelles pour les rapporter, de façon à en tirer profit en termes de sociabilité. En somme, elles ne rentrent jamais chez elles, ne parlent jamais à quelqu’un, n’écoutent jamais une discussion, sans sélectionner, d’une manière devenue un automatisme, les informations qu’elles reçoivent pour enregistrer des soupçons utiles à médire : elles infèrent des idées extravagantes nourrissant leurs agréables méchancetés, véhiculent des malveillances pour confirmer leurs vilénies sous couvert de vérité et de transparence. C’est tout à fait, il faut le comprendre, un mode de relation au monde, au même titre qu’une valeur intime, au même titre que l’habitude passée en réflexe de marcher : l’esprit qui en a usé longtemps ne peut plus s’en débarrasser, ne sait plus comment s’en passer. Pour autant, je veux encore préciser ici que derrière cet usage ne se cache aucun machiavélisme assumé, aucune volonté maléfique : il ne s’agit jamais pour ces personnes de blesser, mais ou bien d’alimenter un divertissement qu’elles estiment pour leur avantage de peu de conséquence et donc innocent, ou bien de révéler une réalité supposée qu’on voudrait indûment leur cacher (en quoi elles ne font que « réagir », se défendraient-elles, aux honteux secrets qu’on leur fait). Ce dernier prétexte devient d’ailleurs progressivement essentiel dans l’ordre de leurs excuses, et la raison en est subtilement claire, ce n’est pas de ma part une variété du complotisme, je ne cherche pas à accabler les commères en leur fabriquant une réflexion bizarre et hideuse, mais c’est du bon sens tout net, si l’on y songe, et qui part de l’affirmation suivante : chacun ne juge des autres que par rapport à soi-même, et chacun se représente autrui à l’aune de ce qu’il est et notamment pense. Les gens ont naturellement la faiblesse de se prendre pour modèle, au sens de repère ou de mètre-étalon, avant d’inférer sur les autres, sur ce qu’ils jugent et sur les causes qui les déterminent à agir : ils subsument autrui dans l’humanité à laquelle ils se sentent appartenir et n’envisagent jamais sérieusement qu’il existe d’autres paradigmes comportementaux que les leurs, d’autres façons bien différentes d’être et de penser. Or, quelle supposition admettra d’emblée de ces commères en songeant aux autres, elles pour qui leur rapport au monde est tant conditionné et fixé par leur malveillance ordinaire ? Que chacun d’eux n’attend qu’à se livrer à pareils commérages et dissimule ce qu’il sait sans s’empêcher de médire simultanément – cette conclusion, quoique fausse, est de leur point de vue parfaitement logique. Aussi ne tâchent-elles constamment, dans tous les efforts de leur vie, qu’à « damner le pion » et à « donner le change » à ces autres, toutes leurs relations ayant selon elles ces priorités pour buts puisqu’il faut, comme elles, qu’on ne pense qu’à transmettre des rumeurs amusantes et des malveillances légères – puisque, pour le reformuler, il n’existe rien d’autre d’humain que d’être humain comme elles (c’est vertigineux d’y songer, mais irréfutable). Par conséquent, il va de soi pour elles qu’il n’y a aucun mal à agir comme les autres, que ces autres qu’elles n’imaginent que comme des sortes de concurrents à ce jeu de valorisation personnelle soient eux-aussi parfois victimes « de bonne guerre » de l’habitude jugée universelle et conventionnelle de la médisance. Je le répète, il est impossible à ces personnes de concevoir qu’autrui ne se comporte pas fondamentalement comme elles à des détails superficiels près, qu’on ne retourne pas toujours à son foyer en colportant à son conjoint les dernières méchancetés du jour ; c’est inimaginable ! qu’y aurait-il d’autre à raconter ? qu’y aurait-il comme façon-d’être alternative ? – il s’agit de personnes qui n’ont pas d’instruction, qui ne lisent pas, qui ne remettent jamais dans leurs entreprises un véritable effort, un effort de pur aloi. Parler pour elles, c’est médire ; elles vous jugeraient hypocrite de prétendre l’inverse, elles croient – comme chacun – en l’universalité de leurs procédés, vous seriez parfaitement extraterrestre de faire exception, c’est inenvisageable, une plaisanterie ou plus probablement une parade, un air de fausse dignité que vous vous donneriez pour feindre – air convenu qu’elles affectent aussi parce qu’elles estiment que, dans notre société, on fait toujours semblant d’être meilleur qu’on est, en puritains des apparences. Or, où la malveillance prendra des proportions énormes, c’est quand une fois démasquées elles s’offusqueront que les médisances qu’on leur a repérées se changent en actes à leur encontre : la médisance, à ce qu’elles ont toujours cru, était innocente et vaine, un simple jeu, le jeu normal et ordinaire, le lot commun, et nul ne s’en était plaint ouvertement ni ne leur en avait causé de la vexation quand elles-mêmes n’auraient jamais envisagé d’aller réclamer pour si peu : c’était « naturel et humain », tout ça, juste « des mots ». Mais la façon dont un autre leur jette alors à la face leur tournure d’esprit à laquelle elles ne peuvent rien, dont il les humilie en dénonçant leur faiblesse et leur faute morale, dont il exerce contre elles une action tangible au lieu de cette plaisante évanescence d’irresponsable qui caractérise leur entretien, voici qui leur semble tout à coup relever de la mauvaise foi ! C’est qu’au fond tous leurs propos, pour nuisibles qu’ils étaient par exemple en termes de réputation, ne leur paraissaient jamais sérieux ni vrais, des plaisanteries sans plus, un peu de quoi rire et s’amuser, rien de bien considérable. Mais voilà : on les leur reproche, à présent ! Des gens qui, à leur avis, font exactement de même ! On les convoque ! On les sermonne ! On les écrase de condescendance ! On les soumet à une pression et à une gravité qui est précisément le contraire de cette légèreté à laquelle elles aspirent, où elles vivent et qui explique leurs médisances ! On ose leur attribuer une particularité de méchanceté tandis qu’elles s’estiment appartenir à une généralité ! Des personnes qui ne voient pas seulement comment on pourrait être autrement : autant leur reprocher d’avoir des lèvres et de s’en servir pour parler ! Et puis, cet « air de saint » de qui les a tancées, cette fausse innocence, cette pudibonderie insupportable : quelle injustice ! Or, de ce sentiment d’âpre injustice vont naître la rancune et la haine, ainsi que toutes variétés de nuisance animée par un esprit de réparation, de revanche : « Il m’a conspué à tort comme s’il ne faisait pas la même chose ! Il m’a sanctionné d’une façon tellement concrète c’est-à-dire disproportionnée ! Il m’a créé un préjudice ! Il va me le payer ! » Là commence tout le réseau inarrêtable des méchancetés délibérées et abjectes, parce qu’un mode de médisance qui s’admet systématique ne peut comprendre son exception ; et alors, avec la douleur d’être frustré de ses comportements les plus essentiels, la commère se charge d’incompréhension et d’amertume et prépare non plus ses médires mais ses méfaits. Quelqu’un lui semble avoir tiré un motif de guerre d’un simple divertissement, d’une curiosité, d’une sociabilité et d’un désœuvrement fort naturels, et cet être, qui « évidemment » ne saurait vivre en pensant bien différemment, a poussé l’hypocrisie jusqu’à émettre contre elle une plainte solennelle : puis donc qu’il a ouvert les hostilités avec tant d’iniquité absurde, les réactions les plus irrationnelles sont, à son imitation, dès lors permises : n’est-ce pas lui qui a lancé ce ridicule de faire d’un mot un acte, n’est-ce pas à lui d’en payer le prix ? Il est également vrai que ce qui s’annonce est le prolongement d’un régime paranoïaque où, pendant des années, il ne s’est agi que d’opérer à couvert des petites vilenies rendues acceptables à la conscience par l’habitude et par le sentiment d’une réciprocité convenue : pourquoi voudrait-on, dès lors, que la vengeance se représentât soudain à elles en quelque caractère de franchise et de scrupule ? c’est la poursuite d’un mode de pensée du « biais obscur » qui se profile, mais ce procédé n’est plus légitimé ou « retenu » par le seul goût de la valorisation ou du divertissement : par celui d’une compensation personnelle, d’une égalité de préjudice. L’escalade, dès lors, est sans limite ; tout la justifie pour ces êtres d’ennui devenus furies : dénonciations, surveillances, rapport de peccadilles, nuisance quotidienne, harcèlement de toutes sortes. « Il s’est plaint de ma médisance, il a nui à ma tranquillité : on ne se plaint pas à bon droit de ce qui est humain et que tout le monde fait sans conséquence ; il va pâtir d’avoir osé cet excès de porter un coup avec ses airs de virginité contre la nature humaine, je vais bien lui nuire en retour pour lui faire regretter ! » Tout commence, on ne sait jusqu’où ; et pourquoi ? Simplement parce qu’à l’origine nul n’a fait entendre à la commère que ses propos choquaient la décence : un silence complice l’a encouragée quand ce n’est pas carrément l’adhésion à ses vices, personne n’a pris la peine de lui rappeler qu’une parole a des effets, qu’au langage sain la vérité prévaut, elle est devenue ce que sa société a toléré, une habitude de pensées mesquines, parce que nul n’a pris le courage de la corriger en amont de ses bêtises et médisances. À défaut de savoir la changer – il faudrait une influence sur elle qu’on n’a pas toujours –, on doit exercer d’emblée des mesures d’ostracisme au moins temporaire pour l’isoler de la bonne communauté des hommes, comme on met de côté la poire pourrie qui risque d’infecter les autres fruits… d’où cette conclusion en forme d’article de morale : ne laissez jamais quelqu’un répandre la saloperie, même contre vos ennemis, car quoiqu’il advienne, tôt ou tard, c’est toujours vous que la saloperie aura pour ennemi.

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Commentaires
A
C'est par un hasard du jour que je suis tombé sur cet extrait d'un texte de Jankélévitch, auteur ue j'avais lu nuitamment durant mes pérégrinations européennes à l'arrière d'un Ford Transit jaune qui passait des frontières en permanence et laissait beaucoup de temps à ses occupants tout au cours des inspections fiévreuses des douaniers tatillons. Complices par là, aussi de l'intérêt porté aux lampadaires de la voirie dans la Rhur. Encore une autre explication. Le hors-sujet on le frise ce soir avant le couvre-feu.
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A
Les hommes devraient donc chasser tous ces mauvais bergers, [les méchants et pêcheurs en eau trouble] ces fauteurs de guerre intestine : les sophistes qui brouillent les cartes, les avocats qui fomentent les procès et jettent de l'huile sur le feu de peur que les plaideurs ne se réconcilient, les belles-mères qui attisent instinctivement la désunion conjugale. − Il est facile d'imputer aux autres sa propre mauvaise volonté, et plus difficile, hélas! de liquider la mésentente en dénonçant les parasites ou la lune. Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien,1957, <br /> <br /> J'en ai presque une irréversible nostalgie.
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