Ce qu'est devenu le rire
Comme il est curieux et terrible, quand on n’a pas de raison de rire, qu’on s’en abstient par jeu ou pour l’expérimentation et qu’on ne regarde pas son entourage, de s’apercevoir qu’on ne sourit presque toujours que par convention et même parfois pour désamorcer la maladresse des autres, pour atténuer en somme la pitié qu’ils nous inspirent ou risquent d’inspirer autour de nous : le rire que nous avons le plus souvent « prend la défense », mais il est dénué de spontanéité, il ne sert pas à l’humour, c’est une manière d’agrément qui rassure et aide à trouver le chemin de la normalité – en quoi on n’est jamais soi-même parmi des amis.
Perdre l’habitude de sourire par automatisme ou par politesse (ce qui revient au même), c’est recouvrer son intégrité, c’est retrouver son humour-propre. L’usage majoritaire du rire dépossède : on oublie ses attributs dans cet échange qu’on octroie ou qu’on extirpe. Le régime « de ne pas se forcer », c’est-à-dire la désaccoutumance, la désintoxication du rire-sans-penser, avoir une raison de rire par adhésion plutôt que par code auquel on réagit et se soumet de bon ou mauvais gré, voilà qui doit sainement rééquilibrer le tempérament, lui rendre son bon aloi, sa spontanéité et sa franchise – son honnêteté, en somme.
La conformité où se situe toujours une crainte n’indique qu’une routine acquise : cela vaut pour le rire dont nul ne sait plus peut-être ce qu’il signifie dès lors qu’on l’a vidé de sa substance intime, de ses variétés naturelles, de ses expressions idiosyncratiques – son essence n’est plus qu’une imitation un peu angoissée et un simulacre de complaisance ; c’est largement pour cela qu’on constate qu’il n’y a en effet presque plus de fou rire inextinguible.
Le port obligatoire du masque sanitaire, dissimulant la bouche et réduisant à presque rien la nécessité d’accompagner des lèvres par sociabilité une détente commune, m’a donné l’occasion de ne rire qu’en volonté véritable, qu’avec la fraîcheur qui justement n’est pas un masque ; or, on se force généralement à rire, il suffit d’écouter les autres : la même plaisanterie ne suscite pas les mêmes rires selon qu’un supérieur, qu’un ami, ou qu’un indifférent l’ait prononcée, y compris si c’est peu ou prou de la même manière – j’ai remarqué terriblement cela qu’autrui rend toujours une sorte de rire hiérarchique qui est le contraire d’un abandon, qui est un désir presque fébrile de connivence et de statut. J’aimerais vérifier ce qui se produirait si je ne riais plus qu’aux traits effectivement drôles, sans jamais désamorcer quelque chose. On me jugerait encore plus monstrueux sans doute, mais je devine déjà que c’est pour ce genre d’attitudes qu’on ne m’estime pas du tout empathique, parce que je ne feins jamais un soutien ou une adversité.