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Henry War
15 décembre 2020

Le professionnel est intempestif

Si, comme je le pense, un professionnel est quelqu’un qui sait prévoir et qui, par souci d’honnêteté, ne s’abstient pas de le signifier chaque fois qu’une occasion se présente pour lui d’apporter la preuve de sa compétence ; si son haut souci d’excellence l’incite régulièrement à réaliser la critique de son métier englobant celle de ses confrères (en quoi j’estime, surtout à notre époque, qu’un véritable professionnel est quelqu’un qui s’attèle premièrement à l’écriture d’un mémoire sur les pratiques personnelles et générales de son métier de façon à améliorer) ; si cette attitude, logiquement peu discrète pour ne pas dire ostensible implique une façon d’orgueil qui tend à humilier ceux qui rendent un travail sans soin et à dessein exclusif d’être le plus tranquille possible et de « gagner leur vie » ; alors il est inévitable et nécessaire qu’un professionnel, dans ce monde-ci, constitue une sorte de paria exécré, car il a l’air d’écraser de sa morgue dédaigneuse les artisans pitoyables de l’inefficacité majoritaires et qui occupent indûment des places où ils préfèreraient, pour leur conscience, qu’on continue d’ignorer leur incompétence répandue. Ce professionnel soulèvera contre lui toutes les bandes misérables qui ne tolèrent pas l’intolérance qu’on pose sur l’abandon de leurs efforts, il suscitera la conjuration des imbéciles, provoquera l’indignation de ceux qui tiennent principalement à la paix de leur innocuité, à la quiétude de leur inconséquence, et on peut même supposer qu’il attirera à lui les haines les plus éhontées, les impudeurs de hargne les plus défoulées, par la façon qu’il a de les accuser perpétuellement, d’un regard ou d’un mot, de ne pas tenir leur rang d’homme, c’est-à-dire leur dignité et leur légitimité d’exister. Un professionnel n’est apprécié que tant qu’il ne s’est pas élevé jusqu’à adresser des reproches : s’il ne l’a pas fait, on suppose au mieux qu’il est « assez bon » praticien « dans son coin » et qu’à défaut de communiquer sur ce qu’il fait et pense, il dispose comme chacun d’une réserve abondante d’injuste bienveillance qu’on nomme autrement, chez les plus instruits : complaisance. En somme, un professionnel qui ne s’est pas déclaré, on le suppose doux comme n’importe qui, on ne lui prête pas d’intentions dénigrantes, c’est probablement par défaut quelqu’un qui vous apprécie et qui ne vous juge point, tout inutile et piteux que vous soyez ; c’est quelqu’un qui n’est pas censé s’apercevoir de sa supériorité ou dont la supériorité ne consiste en rien d’autre, croit-on, qu’en l’une des innombrables variétés de la « chance ».

Mais que ce professionnel proclame son exigence et sa direction, le voilà rapidement haï, abhorré, conspué ; il blesse la susceptibilité de gens qui, pendant des années, n’ont jamais cherché à évoluer, qui se sont maintenus dans un croupissement, qui se plaisent à n’être pas vus pour ce qu’ils sont ; il heurte la décence par sa morale élitiste ; il refuse d’admettre qu’il y a une petitesse ordinaire dont il faut s’accommoder parce qu’elle est passée en routine et ne devrait troubler personne ; lui, veut redresser des torts, contribuer à un idéal, poursuivre ne serait-ce qu’un but de franchise et de vérité opposé à cette condescendance habituelle qui se traduit par un laxisme à l’égard de tous ceux qui défaillent, comme s’il s’agissait d’enfants irresponsables et intraitables, inaccessibles à l’édification et à la raison (car il est indéniable que ses confrères non seulement sont moins bons que lui, mais qu’ils se situent très en-dessous de sa compétence). Cet homme-ci, dont on se méfiera incessamment comme d’un être qui « attente » à la quiétude – et l’auteur d’un attentat, comme on le sait bien, ne saurait être que terroriste –, sera forcément ostracisé jusqu’à ce qu’il se range à l’aveuglement ordinaire, jusqu’à ce qu’il se repente de cette conception selon laquelle toute œuvre ne se situe pas au même niveau d’égalité notamment de mérite, jusqu’à ce qu’il présente les caractéristiques du manque de détachement et de recul de nature à l’inclure parmi le lot commun des aveuglés de l’affect. Son geste de contrition le plus significatif sera toujours, avec visibilité, d’agréer l’opinion la plus unanime de ses collègues et compatriotes et contemporains, de leur être agréable, et d’adhérer à eux au point d’user de son initiative et de ses talents pour servir leur cause en quelque circonstance particulière : là, il sera réadmis avec plaisir, on lui reconnaîtra enfin une force pour ce qu’elle sera mise à leur service, en tant qu’outil du collectif on le louera au moins provisoirement – c’est à condition, bien sûr, que cet usage ne lui trouve pas encore de cette hauteur qui fait accroire à une hypocrisie ou à une retenue, insupportable d’austérité et de certitude. Il faut « rejoindre le rang », se soumettre à la loi de médiocrité qui s’estime légitime et refuse de se considérer telle inconséquente qu’elle est, oui mais comment un professionnel pourrait-il s’y résoudre sans renoncer simultanément à son désir d’être entouré de semblables ou sans s’aliéner sa vertu d’honnêteté intellectuelle c’est-à-dire ce qui fait depuis longtemps sa propreté ? Il lui faudrait accepter sans jamais broncher une proximité d’amateurs écervelés et inconvenants qui blessent à toute heure l’idéal qu’il place en l’homme : mais quelle transformation cette acceptation serait-elle susceptible de produire en lui ? à la fin, se résignerait-il aux défaillances d’autrui, et, partant, se résignerait-il à ses propres défaillances ? Ne devrait-il pas feindre peu à peu de n’avoir plus nulle attention pour les qualités de son entourage, car toute qualité se mesure aussi en termes de performance, et ainsi n’est-ce pas à se demander si cette « indulgence » à l’égard des autres ne contaminerait pas le jugement qu’il se fait de lui-même au point qu’il finirait, par souci d’égale considération et pour ne point se singulariser à son seul désavantage, par ne plus lui-même se contraindre à l’effort – du moins de cette façon serait-il aisément introduit dans le cercle banal des idiots malséants qu’il est forcé de fréquenter au travail, situation moins inconfortable que d’être constamment haï et, non sans hypocrisie, ponctuellement critiqué, et ceci tout en exigeant continûment de lui-même un labeur obstiné et pénible. Probablement s’interrogera-t-il tôt ou tard sur l’opportunité de remarquer les faiblesses et les vices de cet environnement qui n’est après tout pour lui qu’une obligation et dont il préfèrerait la cordialité plutôt que les chuchotements gênés à son approche, bien qu’il ne soit pas facile d’exister professionnellement au sein de tant de gens qui négligent si nettement leur métier en ne faisant que suivre des protocoles, parce que toutes ces gabegies ont d’évidentes répercussions sur l’activité du professionnel qui, alors, doit toujours de son côté « rattraper » une part importante de ces erreurs systématiques : il faut, dans ce cas, que ce professionnel soit bien endurci pour ne pas inciter ses collègues à « faire mieux », lui qui perd déjà tant de temps et d’efforts quotidiens à travailler, pour ainsi dire, à leur place, et pour corriger dans l’ombre leurs fautes ; ou bien il faut que son intérêt soit porté à toute autre chose qu’à l’efficacité globale de l’entreprise où il œuvre et où sa trace disparaît dans le lot des automatismes et des incuries communs ; oui, mais n’avoir plus cure d’une performance globale, n’est-ce pas précisément le début d’un relâchement individuel ?

N’importe s’agissant de la décision de notre prototype et de son évolution progressive, il est bien démontré à présent que dans notre société non seulement le professionnel ne reçoit aucune incitation à la performance, mais qu’au surplus c’est lui qui devra endurer avec le plus d’insistante importunité la rancune des sots pour la raison que ces derniers sont majoritaires et ne supportent pas qu’on signale des failles qu’ils se savent très bien… justement ne serait-ce que parce qu’ils se savent intimement – n’y avoir jamais réfléchi !

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