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Henry War
29 janvier 2021

Le sentiment du bien

Chez tous ceux qui se répandent en associations diverses et en actes d’officielle bonté, on trouve une espèce de béatitude comme récompense qui se résume à peu près à ceci : faire le bien induit des remerciements plus ou moins extérieurs, les gens auxquels on agrée reçoivent du plaisir, les sourires de sympathie qu’ils vous rendent témoignent du bienfait que vous avez réalisé. De façon générale, les personnes activement philanthropes trouvent l’essentiel de leur satisfaction dans le fait de décharger les autres de leur peine et de s’attirer leur affection. Par conséquent, comme je l’ai déjà expliqué, il n’existe pas de solidarité ni de désintéressement : la sympathie agréable qu’on suscite est toujours en large part ce qu’on aspire à tirer de toute action de bienfaisance. Donner, c’est recevoir, et l’on peut fort bien admettre que ce qu’on reçoit vaut davantage que ce que l’on donne, notamment quand il s’agit de dépenser un temps désœuvré et inutile pour gagner une bonne conscience permettant de prétendre à un haut confort moral. C’est en cela un « don » rentable, un bon investissement ; consciemment ou non, c’est un placement à haut rendement et sans aucun risque.

Si l’on y songe, la prostitution susciterait aussi la gratitude si on l’exerçait gratuitement : le client serait content et sourirait aussi. L’esclavage volontaire également, qui n’est rien d’autre qu’une forme d’abnégation extrême comparable à celle qu’on déploierait pour une multiplicité d’œuvres gracieuses, compterait parmi les actes susceptibles de produire un immense bonheur à celui qui en bénéficierait sans l’avoir demandé. Globalement, on pourrait vérifier, et c’est logique, que toute soumission spontanée, qu’elle soit d’ailleurs dirigée envers des puissants ou des misérables, provoque l’agrément et la reconnaissance de qui la reçoit : mais est-ce là, je le demande, un critère d’action morale ? Que je m’humilie jusqu’à faire plaisir à quelqu’un, et que le plaisir qu’on me retourne me donne l’impression d’être utile dans la vie, je n’entends pas encore en quoi cet acte d’humilité en serait véritablement bon. Ne faudrait-il pas au moins examiner au préalable si la personne à qui je procure ce plaisir mérite le soulagement par la bonté que je lui prodigue ? S’il ne s’agit que de recevoir des sourires même du diable, on peut tout aussi bien se passer de prétextes et ne pas prétendre que c’est pour le meilleur de l’homme : sait-on seulement si ces « actes de bonté » d’où naissent le bonheur et l’affection améliorent ? En quoi bonheur et affection renvoient-ils nécessairement au bien ? Je veux dire que, dans bien des systèmes philosophiques, le bonheur et l’affection qu’on tire d’une action sont, au contraire, précisément les indicateurs d’une action immorale : quoi ? le plaisir et le profit comme sources d’éthique ?!

Procurer à son entourage de l’agrément, en particulier quand cet entourage est défaillant et vicieux comme l’est intrinsèquement le contemporain, c’est complaire, rien de plus (et sans doute aussi, en loin, désirer être complu en retour car on n’a rarement vu que la charité perdurait quand le bénéficiaire n’exprimait aucune forme de gratitude) ; c’est ainsi faciliter les conditions de son inconséquence, c’est valoriser ses négligences, et, plus exactement, lui faire accroire qu’il a mérité l’avantage d’être satisfait tandis qu’en vérité, à l’heure actuelle, il a plus besoin d’être contrarié et corrigé, c’est-à-dire frustré de ses plaisirs, qu’accompagné dans ses travers de confort, d’abandon et d’oubli. Un monde meilleur ne se fabrique point avec la satisfaction intérieure des sourires et des remerciements, le bien ne dérive pas du bien-être, le bien-être ne fabrique pas le bien : le bien s’édifie par des représentations assorties de vexations qui obligent les gens à agir plutôt qu’à se laisser porter. Ne dites donc pas, ne pensez jamais : « Il est content, je suis content aussi : voilà où est la bonté », mais demandez-vous plutôt : « Par la satisfaction que j’ai procurée, ai-je servi un maître susceptible d’exercer sur le monde une influence d’effort et de grandeur ? » On n’est pas bon parce qu’on rend heureux, le bonheur est une grande source de malentendus parce qu’il n’édifie jamais, qu’il ne pousse pas à s’élever et pérennise souvent une certaine paresse : je ne suis pas bon moi-même parce que mes fils sont heureux, mais j’ai plaisir seulement à les voir heureux, et ce plaisir encore égoïste ne présume en rien des suites positives ou non auxquelles cet agrément peut conduire : mes fils heureux peuvent devenir de parfaits démons. On ne peut même pas affirmer qu’on réalise le bien-être d’autrui parce qu’on l’a reçu, cette assertion s’infirme de bien des façons et ne se vérifie peut-être pas une fois sur deux. Il faut être conscient que se sentir gonflé de fierté par les mignardises qu’on répand est une maladie semblable à la sénilité : une hébétude, candide autant que coupable, de suavité et de vacuité, imprègne l’esprit d’une paisible ouate inconsidérée de contentement et de tendresse, et il faut bientôt, pour la perpétuation même de cette sensation de volupté, trouver à justifier ce qui procure cet agréable endormissement, l’anesthésie tant enviée et renouvelée, par la « bonté universelle » qui serait un idéal et dont la mesure consisterait en un plaisir qu’on donne. Mais le plaisir ne vaut rien en soi, ni même l’intention de le dispenser. Mais la raison alors ne sert de rien contre ces drogués bienheureux, ils vous prétendront que ce bien existe mais qu’il n’est pas exprimable, qu’il se « sent » plutôt qu’il ne s’explique, enfin qu’ils ont l’absolue certitude de faire ce qui est bon en agissant comme ils font. Mais leur incapacité d’exprimer objectivement cela, et la façon dont ils préfèrent manifestement décrire l’impression qu’ils en tirent plutôt que de justifier le profit effectif de leurs actions, indique clairement qu’ils ont bien davantage besoin de se sentir bon que de faire le bien : ils cherchent des prétextes à leurs propres penchants, mais les arguments ne se rencontrent point ; n’importe quel fou sait qu’il a raison sans vouloir jamais le démontrer.

En quoi il faut cesser instamment de considérer le bien une satisfaction, un plaisir ou un bonheur que l’on prodigue à l’homme.

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