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Henry War
4 février 2021

Recrutement des Féaux

C’est dit : il faut enfin résolument former ce bataillon d’élite intellectuelle et artistique, et le plus tôt possible de façon que, sous une bannière commune, nous ne nous contentions plus de déplorer à part et in petto l’affligeante stagnation de la société. Il faut se réunir solidement, en superbe soudure, en cohésion splendide et identifiable, avec la décision ferme de l’attaquer méthodiquement y compris et en particulier par le moyen le plus cruellement légal de l’exemple, pour que, sans vergogne, on procède à l’ablation de sa gangrène si nauséabonde, de sa nécrose tant dénoncée et que le monde entier finit par ne plus voir, s’y vautrant sans volonté, inconscient de la corruption même où il végète, parangon de décadence où rien ne subsiste qui ressemble à un individu concentré. Par une souveraine attitude de mépris dont la légitimité doit inciter chacun à se l’approprier et à la rendre universelle, contre tout ce qui paralyse et pullule, étendre un groupe d’influence incontesté, reposant sur un génie indéniable, vers lequel le prestige attire et au contact de qui la raison se consolide.

Je crois ce rêve à portée, à présent ; je le crois sans illusion : ce n’est pas si difficile au juste, il n’a pas de grands besoins « logistiques », il ne nécessite que volontés et talents humains. Je sais pourtant qu’ils sont devenus rares, volontés et talents, mais j’ai déjà constaté qu’on peut encore les trouver ; j’ai reconnu, ici et là, des témoignages de grandeur passée, des halos affadis de gloire, comme des vestiges d’un brillant incendie mais… encore fumants : il n’y aurait, me dis-je, qu’à souffler sur ces braises pour les attiser ? Qui peut se résoudre, de toute façon, à les laisser s’éteindre comme une fatalité de noirceur et de froid ? Pas moi : ce gâchis m’oppresse, à la fin ; mon esprit en le constatant, ainsi que des mains qui palpitent devant une injustice à laquelle l’action peut remédier, se révulse, s’agite et bouillonne. Il faut à tous ces rares créateurs une contention et une direction, conditions d’un perfectionnement vers l’excellence. Quand on se discipline et qu’on se représente précisément ce qui est efficace, on devient un haut guerrier de la pensée et de l’art.

Mais avant cela, il faut s’accorder bien nettement sur les critères de sélection, sur ce qui fera, toujours, la distinction des élus ; voici : rien d’autre que l’Œuvre des individus permettra d’intégrer ce régiment. Nul ne doit déroger à cette règle primordiale : on entre et on reste dans ces rangs parce qu’on a prouvé et prouve encore sa valeur. Il ne doit pas y avoir le plus petit soupçon de corruption dans le grand bataillon des incorruptibles, tout doit être fiabilité, vertu, honneur approuvés par les faits : dans une formation d’hoplites, la petitesse du voisin amoindrit votre défense, un bouclier trop bas faisant brèche d’épaule à épaule. Même, le sentiment de la combativité s’en trouverait altéré : on ne se bat au nom d’une cohorte que parce que les unités qui la composent reçoivent notre confiance et notre sympathie : on est entre individus puissants, c’est donc que la cause est juste, cela soulève à l’assaut. C’est pourquoi il ne doit pas y avoir d’exception au régime d’admission et de maintien au sein de ce groupe spartiate : tous égaux dans le désir de mérite, tous présents par la dignité des efforts.

La cause, justement : l’appartenance à cette fraternité – l’engagement de chacun – devra se présenter intimement comme une nécessité, comme un espoir et comme un devoir sans tache, non comme quelque jeu dérisoire auquel on participe par curiosité parce que tout est insignifiant et vain. Il faut une conviction, pas un blasement, pas un abandon, pas une vague paresse ni une habituation. Ne pas se dégrader, d’abord. Ne pas stagner en se sentant seul spécialiste. S’offrir à l’émulation la plus objective : il y aura de quoi. S’édifier au maximum de son être. Une école de la direction de soi. Une convergence : améliorer par l’effort constant. Foin des facilités : tout combat élevé se définit comme le succès d’une discipline, c’est-à-dire d’une force correctement dirigée. C’est seulement de cette impressionnante unité de valeurs, de cette surprenante volonté commune portée par l’indéniable qualité de nos œuvres individuelles, que les soutiens pourront venir par où débute si tristement aujourd’hui tout développement concret sur le monde : on verra d’emblée une gloire même circonscrite à peu d’hommes, un noyau d’éclat inégalé, comme une oasis, comme un miracle dans le désert, alors on s’approchera pour vérifier qu’il ne s’agit pas d’un leurre ou d’un mirage – et il ne s’en agira pas, on discernera bien des individus tendant au perfectionnement et rencontrant à cette tâche quelque flagrant succès. Nos armures et nos lances resplendiront de notre prodigieuse position de combat : on croira mirer dans des glaces profondes, profondes et fluides comme des mers…

           

***

 

Je me connais. Je sais que j’ai l’action longue, certaines surtout comme celles qui meuvent des ressources et des forces collectives : je contemple trop, je doute trop de ma faculté de diriger, je renonce trop aux projets de groupe par souci de devoir répondre fermement à des idées qui me déplaisent, par incommodité à être dépossédé et altéré de la pensée pure qui anime mon intention initiale. Je suis trop sociable et je ne le suis pas assez, parce qu’en même temps j’hésite beaucoup à dire non et ne peux me résoudre à accepter ce qui me répugne. Je n’ai pas confiance, c’est vrai. Pour tout dire, j’en sais la cause : c’est qu’il faut toujours composer avec des gens qu’on mésestime en certaine part et dont on a de bonnes raisons de présumer qu’ils ne seront pas à la hauteur – ni impliqués, ni compétents, ni ponctuels, tout travail est ici une négligence et un passe-temps – : il faut donc compenser des défaillances prévisibles en général et indevinables en particulier, et c’est souvent plus pénible que d’œuvrer seul – les personnes en toute chose ne sont pas fiables. On attend, s’impatiente, chacun ne rend pas sa part convenue, il faut insister, se comporter en autorité – ce qui n’était pas prévu –, on risque de contrarier, on offusque alors sans doute, on finit par se renseigner pour faire à la place de qui ne remplit pas sa part du contrat tacite, même simple, même secondaire, même infime. On souffre in petto de ce qu’une moindre chose un tant soit peu coordonnée mette des semaines à se réaliser à cause d’une particulière insuffisance de volonté ou d’une circonstance que quelqu’un n’a pas souhaité braver au nom du sain travail commun : il semble qu’en moins de temps que cela on aurait pu apprendre par toutes sortes de moyens à faire la chose soi-même, à remplacer, à se substituer. J’ai de plus en plus, dans l’existence, appris à devenir les gens avant de demander leur aide : ça fonctionne généralement bien. Et je ne demande plus rien.

Oui mais… mais s’il y avait, dans cette alliance, une sélection préalable, une épreuve d’aptitude et d’investissement ? Ce serait différent sans doute, on pourrait compter sur, se fier, miser sur une constance ; on pourrait même admettre, au lieu de sempiternels soupçons a priori, des préventions favorables : la part déléguée d’une œuvre serait enfin mieux réalisée qu’on ne s’y serait attendu même à partir de critères raisonnables ; on serait souvent étonné d’un succès inespéré qu’on estimerait un don, on redécouvrirait qu’il existe des êtres capables de réussir au-delà de toute espérance

Et cela, en effet, se produirait régulièrement, car l’étroitesse d’une affinité implique des engagements forts. Quand on respecte un individu, quand on éprouve un sentiment d’élection à s’associer avec lui, quand on se sent participer à une œuvre qu’on sait, qu’on devine ou qu’on reconnaît supérieure et où tout paraît correspondre en soi avec le plus objectif jugement de la valeur et des règles-de-l’art, on s’efforce, je suppose, à prendre au sérieux la responsabilité qui vous incombe et que ces individus vous confient : on veut égaler, ne pas gâcher, on refuse que son écot soit négativement visible, on veut triompher comme les autres. Or, il n’y aurait pas de modique projet dans ce groupe, il n’y aurait pas d’enfantillages créatifs : une crainte de ne pas être à la hauteur innerverait constamment l’œuvre collective. Ne pas faire honte, ne pas se situer en-dessous de ses facultés, que chaque participation soit une preuve réitérée et une justification perpétuelle de sa présence et de sa cohérence au sein de cet ensemble. Un devoir d’abord dû à soi-même mais qui rejaillit en réputation, en beauté, en utilité, sur les autres qu’on admire et auxquels on veut, du moins, atteindre. Et personne ne déchoirait qu’il ne serait remontré.

Voilà ce qui est possible, logique même d’après les lois d’une rigoureuse sélection. On regrette toujours trop tard d’avoir mal choisi ses ingrédients pour telle recette : mieux vaut trop peu, en général.

Je ne recruterai pas quelqu’un dont je pourrais douter ; je ne recruterai pas au bénéfice du doute.

 

***

 

Il faut inonder la société de nos paroles-marteaux, de mots-cognées, d’opinions-actes, méticuleusement agrémentés des œuvres de notre génie de manière à donner de la substance démonstrative. Je tiens beaucoup à l’évidence du génie : qui n’a pas vu une œuvre véritable ne peut pas savoir ce dont il s’agit et doit encore supposer toute œuvre relative – c’est précisément ce dilettantisme intéressé qui est en cause. Les journaux, la politique, tous les médias doivent savoir jusqu’à quel point de vilenie l’intelligence globale et la capacité de discernement se sont globalement effondrées, de façon que nul citoyen ne puisse plus saisir un livre contemporain sans se trouver coupable d’attenter à sa dignité et à son honneur – au même titre exactement que de fécondes campagnes d’information sont parvenues à créer de l’hésitation et de la honte à se servir d’un produit dit « polluant ». La pensée et l’art doivent devenir une préoccupation permanente et personnelle : il faut rétablir, dans l’esprit public, dans la voix des peuples, le sentiment de prérogative des exercices de la pensée jusqu’à se sentir contributif ou redevable de tous les efforts patents pour élever l’homme au-delà du confort de la bête. Tout dans nos propos doit convaincre avec une clarté presque humiliante, tout doit y retentir, frapper comme un avertissement, comme une évidence irréfragable et qu’on ne peut contourner, à laquelle on ne peut échapper. C’est pourquoi il faudra que toutes nos interventions soient exemplaires – et en cela surprenantes, intempestives, éclatantes de vérités, qualités qu’on n’a plus entendues si implacablement depuis des décennies – : d’un recul assaini, d’une distance stupéfiante, d’une foi irrécusable, irréprochable, décompromise. Il faut subjuguer d’admiration en reprenant l’art et la philosophie où ils se sont arrêtés il y a plus de cent ans suite au dévoiement du commerce et des marchands. Nous devrons être parfaitement intègres en réflexions, aboutis, soigneux, sincères, des créateurs immaculés, capables de nuancer un mot, véraces et conséquents jusque dans nos rétractations, jusque dans notre attitude profonde par rapport à l’erreur, à nos aveux, à nos échecs. Celui qui se trompe le plus, le plus fautif et le plus coupable des hommes, c’est celui qui s’enferre par faux amour-propre et par goût de son image, négligeant de comprendre qu’à présent presque toute erreur est décelable, vérifiable aisément après coup, tout en restant logiquement éliminatoire de la confiance qu’on accorde à tout locuteur, que l’image pâtit inévitablement de persister dans l’incertitude et la mauvaise foi, jusqu’à sa propre image dès lors qu’on se sait – ou qu’on refuse de se savoir – mentir. D’autant qu’ici, l’image ne t’engagera pas seul : tout ton régiment devra endurer ton préjudice, déçu de t’avoir donné sa confiance peut-être, plus critique comme tu ne l’ignores pas qu’aucun autre ; aussi, ne te condamne pas à transporter ce fardeau : avouer son ignorance ne nuit ni à soi-même, ni à la vérité. On nous reconnaîtra aussi à ce que, dans nos déclarations, nos certitudes les plus inébranlables et brutales se mêleront, sur des choses simples et sans doute dérisoires mais dont les apparences plaisent à ce monde que nous combattrons, à des aveux de méconnaissance totale ou de complet désintérêt – comme Sherlock Holmes admit qu’il se fichait du mouvement des planètes.

Inutile d’attendre des approbations publiques, des publicités spontanées, des soutiens variés et des encouragements extérieurs : nous ne sommes d’aucune religion, nous n’invitons pas aux alliances, nous rebutons d’austérité dans un monde que nous dénonçons justement pour son divertissement continu ; nous ne sommes pas « bons », nous n’appartenons qu’au parti du labeur et de la clairvoyance ; nous ne sommes bons, pour tous autres, qu’à faire concurrence. Beaucoup nous en voudront de ne pas les admettre ou les considérer ; d’autres en foule feindront de ne pas comprendre, multipliant les tentations pour rallier ; la plupart nous jugeront hautains, décalés, incongrus, disparates, importuns à leurs usages pratiques d’autojustification et de sauve conscience : ils souhaiteront des compromis pour qu’ils intègrent moralement notre cause juste. Il faudra nous contenter de persister sagement et uniment, sans défaut, pour qu’ils ne puissent pas sans honte et à leur insu négliger nos indications et nos œuvres. Ceci, bien sûr, c’est la fin, la fin lointaine, le dessein optimal, et l’on ne sait pas si cette fin est accessible compte tenu de l’actuel matériau humain : mais ne point redouter l’ambition par crainte de ne pas réussir à des objectifs élevés, n’est-ce pas pour cette faculté que tu seras élu ? À chacun de tes ouvrages tu auras déjà ambitionné et résolu de très grandes difficultés personnelles. Ainsi, tu contiendras à la fois l’effort et le dépassement, tu seras continuellement l’avenir ; accoutumé à ce processus tu n’auras rien à redouter des apparentes lenteurs du temps, des résultats longs à se produire, des changements trop progressifs, infinitésimaux peut-être, insensibles souvent : mais toute ton œuvre t’investira, et tu oublieras ce relatif échec du temps. Nous sommes inexorables parce que nous sommes toujours en travail et que c’est seulement l’inaction qui rend la mesure de l’ennui. Des circonstances seules peuvent ou non nous faire plus largement advenir, mais, pour nous, nous serons des êtres pleins, des Occupés, des Artistes et des Hauts. C’est tout modérément que nous devons nous inquiéter de notre obscurité : priorité aux œuvres – notre estampille, à travers elles, diffusera en acte notre manifeste et notre blason, il ne nous faut aspirer qu’à être distingués et reconnus par les valeurs de notre art – ; le nom de notre groupe, ce sont ceux qui n’en font pas partie qui trouveront intérêt à le demander.

Inutile aussi d’espérer même de l’intérieur force propositions, force initiatives, force suggestions structurantes, force volontés constitutives : ce que les autres n’ont pas fait jusqu’à présent, ce qu’ils n’ont pas osé entreprendre, pourquoi y deviendraient-ils des fondateurs et des législateurs sitôt l’idée transmise ? Quelle lâcheté étrange se cacherait derrière cette attitude : prendre les commandes d’un vaisseau qu’un autre a déjà construit ? Je demande des puissances créatrices, et il n’y aurait plus que des – directeurs ? Non, ce ne peut logiquement être que mon groupe, affidé et réuni sous mon propre credo, organisé suivant mes principes – bien qu’il me faille surtout être d’une incroyable ouverture : ce sera notre force que tout dans cette armée soit accessible. Et ce credo, je veux le rappeler ici, ineffaçablement, en termes sans ambiguïté :

 

***

 

L’artiste est un acharné de travail, un besogneux, un être de peines : il faut dénoncer la misère de l’art contemporain si facile. L’art se distingue par des critères stricts, dont l’effort est le principal vecteur, parmi lesquels les principaux sont la justesse de l’intention et la conformité de l’effet. Seul un artiste peut critiquer un artiste : non seulement il le peut, mais il le doit, car l’art se nourrit d’une émulation, ou elle devient un trône immérité et inconditionnel. Un artiste qui ne reçoit pas de critiques négatives stagne presque toujours : c’est une nécessité pour son perfectionnement qu’il soit incité à mieux et par des arguments exacts et précis.

Il nous faut d’abord des soldats – c’est un impératif éthique – et ensuite des mécènes ; et il importe que ces deux puissances soient toujours clairement distinctes et séparées, de façon qu’on n’aille jamais, notamment par quelque espèce de gratitude, porter sur le champ de bataille un de ces patriciens incapable de tenir et de manier la lance et qu’on prétend honorer parce qu’il a équipé une centurie. Ce dont nous avons le plus besoin, la rareté la plus nécessaire et la plus inestimable, c’est d’individus qui sont la preuve d’une capacité d’actions artistes et réflexives pour tracer la voie, déchiffrer le beau et le neuf non encore réalisés. Tout ce qui les soutient est un moyen, mais nous exigeons en tout premier lieu une substance c’est-à-dire à la fois des causes et des preuves : notre probité. Publicité et argent ne doivent servir qu’à recruter ceux qui, par cela, ont découvert notre mérite et veulent y contribuer.

 

***

 

Et je sens que le moment approche, oui, je le sens à ce que j’en ai assez, à ce que mon exaspération du monde atteint un point où la solitude volontaire, l’exil humain, semblerait ma seule solution pour conserver et garantir ma grandeur et mon intégrité : beaucoup l’ont réalisée, cette fuite, je les ai reconnus, et je veux qu’ils soient les premiers à recevoir l’information de mon recrutement – à eux de décider s’ils persistent à l’isolement. Mais je sais à présent que maints exercices m’ont donné les facultés nécessaires à distinguer : je suis bon juge, je sais discriminer, y compris parmi des variétés d’efforts qui ne sont pas les miennes propres ; je suis le meilleur éditeur que la France ait porté ces cents dernières années, bien que je n’aie publié aucun livre ! – je sais discerner, sélectionner, élire. Toujours, par crainte de ma surestime, je me suis rangé jusqu’à présent en tranquille conseiller, répondant à des invitations au lieu de les lancer moi-même, en ouvrier habile : je n’ai point voulu organiser parce qu’égoïstement j’avais mieux à faire en l’espèce de mon œuvre inlassable. Mais je suis au seuil de comprendre que c’est égoïstement, justement, que je dois dorénavant organiser, parce qu’en dépit du temps que cela peut prendre, j’ai besoin de sentir que la société peut être occupée, en un point unique, d’une saine émulation d’artistes et de penseurs, et je vois comme une étape supérieure de mon existence d’essayer d’affronter les responsabilités d’un organisateur. Il n’y a d’ailleurs pas d’alternative, si l’on ambitionne une fédération inédite telle que je la décris, à ce que ce soit un artiste et penseur qui s’en charge, parce que conformément à tous les constats, faute de pratique les organisateurs sont toujours devenus des amateurs aux goûts viciés, insoucieux ou incapables de fixer des critères intègres et des principes fermes à l’admission de leurs unités ; ils ne savent pas ou plus reconnaître un bon soldat parce qu’eux-mêmes ignorent l’art de la guerre : je n’ai jamais vu, en nos temps sans histoire, un grand fédérateur, un grand recruteur qui ne fût pas également un grand guerrier, mais un grand guerrier actuel, un guerrier d’aujourd’hui et pas d’une réputation ancienne et devenue douteuse. Il faut toujours qu’un commandant soit en première ligne de son régiment pour montrer l’exemple, qu’il ait le bras fort, la voix qui porte, l’expérience solide et toujours le désir insatiable d’en découdre parce qu’il sait sa cause juste. Mais les organisateurs du jour se sont installés dans leurs pantoufles propres, faisant leur profit d’une paix de médiocrité ; ils ronflent de tout cet argent qu’ils gagnent à présenter au défilé des femmelettes – ce ne sera pas long pour nous, rien qu’à prouver notre valeur même sans coup férir, à les exterminer et à les débander comme des brebis ! C’est leur chance – mais cette chance arrive à son terme – que jusqu’à présent le si peu d’hommes vaillants qui existent n’aient pas osé lancer contre eux des appels et structurer une brigade, même ceux d’expérience qui se sont contentés de déplorer à côté – ils sont peut-être trop vieux, qui sait ? pour s’encourager au commandement, et il ont préféré se figurer que tout était désespérément perdu pour ne pas constater leur renoncement qui est un manque de courage et d’honnêteté à reconnaître leur abandon : leur obscurité leur suffit, ont-ils toujours prétendu, mais cette obscurité est aussi un mensonge dont ils tâchent opportunément à se persuader, comme s’il n’étaient pas eux aussi des fuyards, parce qu’ils n’ont pas activement recherché la clarté qui pourrait les accompagner. Ils se sont résolus à la sombre solitude parce qu’il leur était difficile et pénible d’œuvrer pour distinguer les rares individus comme eux (ils en avaient pourtant un assez bon spécimen à titre de comparaison, à savoir : eux-mêmes !) – c’est seulement pour cela qu’ils se prétendent seuls, parce qu’ils ont achoppé à la volonté et à l’effort d’organiser une sélection : les individus de bon aloi sont peu nombreux, alors on se contente de les ignorer ; ils sont rares, alors ils ne sont pas – pleutrerie contre la vérité où l’on sent le désir indu de se figurer unique ! Ce sont certes des gens plus hauts que les autres mais qui ont fui leurs responsabilités, qui n’ont pas accompli toute leur œuvre, qui ont stoppé leur action en-deçà de leurs moyens. Je les flagelle un peu par émulation, justement : qu’ils me rejoignent au moins !

Bientôt, je lancerai mes invitations, j’énoncerai mes règles, nous serons de nouveau unis comme il aurait fallu que les Individus ne se désolidarisent jamais. Pour moi, il ne sera pas dit que je me serai contenté de mon ostracisme sans m’efforcer de rallier les derniers parias qui me ressemblent. Je compte assez, il est vrai, sur l’éclat auréolé, sur l’aura nimbé de gloire, du talent sans déni, pour espérer susciter des attentions et des émules : les vrais artistes et penseurs, après nous, sauront où chercher leurs semblables ; à défaut, ce sera la dernière entreprise de ce genre avant longtemps. Nous sommes peut-être déjà les derniers : qui d’autre ambitionnera une telle réunion après moi ?

Et puis, pour tout dire enfin, l’une des raisons de ma poignante ambition, c’est que je sens bien que mes différentes professions où j’excelle viendront à me procurer de l’ennui. Il me faut un défi nouveau, à ma mesure, comme le commencement d’une longue aventure, d’un voyage vers l’inconnu, il me faut l’Inopiné et l’Incalculable : les actions que j’ai entreprises à ce jour, je devine qu’elles ne me réservent plus assez de risques pour me stimuler. Et notamment mon métier, pour un amateur de combats, est un établissement de facile triomphe où nulle concurrence ni adversité ne trouve de quoi entretenir le sentiment d’un véritable effort et d’une puissance exhaussée de belle rivalité : un homme seul comme moi y écrase perpétuellement des foules, sans recourir à son génie, sans même recourir à son action bien plus qu’automatique : c’est qu’il ne s’y rencontre plus de combat, sans parler de combat à sa hauteur, de combat épique. C’est aussi cela qu’égoïstement, en plus de la trop lourde nullité de la société, il me faut essayer de vaincre ou de traverser – avec vous ?

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