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Henry War
13 février 2021

Ce qui n'a pas de mot n'existe pas

La plus grande objection qu’on peut faire contre toutes les formes du mysticisme et de la spiritualité quand ils prétendent à l’existence d’une transcendance « sans expression possible dans le vocabulaire » et qu’il faudrait seulement « expérimenter » pour l’entendre, outre que ce locuteur figure une impasse et sa limite dans le dialogue dont il devrait ressortir plutôt humilié que triomphant – quelle nécessité y aurait-il pour lui à parler de ce qu’il ne peut pas dire ? Il croit faire vive impression, mais c’est une impression vide ! Il faudrait au moins qu’il se résolve, en bon joueur et faute de moyen, à avoir perdu le débat ! –, c’est que, généalogiquement, dans l’histoire de l’humanité, tout ce qui a une consistance réelle, notamment de longue date, a trouvé tôt ou tard son lexique pour le dire. On n’imagine pas qu’une réalité existant en tout homme depuis toujours n’ait pas logiquement réussi, après tant de milliers d’années de langages si diversifiés sur terre, à fabriquer rien qu’une approximation universelle pour être traduite en mots : ce qui est le plus important trouve tout particulièrement sa verbalisation la plus précoce. D’ailleurs, pour un sentiment réel et indéfini qu’on éprouve, on tâche d’abord à chercher des périphrases pour le définir s’il nous manque le terme exact pour le nommer, et par l’usage d’approximations on parvient toujours graduellement à rencontrer, de façon centripète, quelque idée équivalente – mots, phrase, texte entier s’il le faut – qui rend l’impression qu’on supposait jusqu’alors délexicalisée : le mouvement intellectuel spontané à l’abord d’une réalité nouvelle n’est jamais de refuser la tentative à l’exprimer – c’est toujours louche, il se cache une mauvaise foi derrière cela – mais, au contraire, à persister à lui fabriquer des synonymes pour la partager. C’est ainsi que la langue, à force de faire mention de cette réalité d’autant indiscutée qu’elle est fréquente et commune, finit par fixer un terme pour l’appeler. D’où ce corollaire, déjà expliqué ailleurs, que le rôle le plus essentiel de l’écrivain est de faire émerger d’autres réalités par l’usage de désignations encore inexistantes – par exemple, on ignorait probablement comment nommer, d’une locution précise, l’impression qui surprend à l’abord des objets qui rappellent d’un coup un passé qu’on croyait évanoui et qui resurgit, et puis un écrivain a inventé la « madeleine de Proust » dont tout le monde s’est aussitôt emparé.

À l’inverse, il faut conclure que celui qui renonce d’emblée ou très tôt à fournir rien qu’une définition approximative d’une sensation, notamment s’il la croit capitale, prouve par là-même l’inexistence de cette sensation : cet abandon et ce refus constituent en soi un aveu, et particulièrement lorsqu’ils touchent à quelque chose d’aussi censément essentiel et profond que l’existence d’un monde intérieur alternatif à l’intelligence ou à la raison. On peut admettre que, d’une façon générale, tout ce qui n’a pas de mot, tout ce qu’on ne peut pas dire ou traduire verbalement, n’existe pas – je ne ferais pas même d’exception pour les bébés comme on pourrait vouloir m’en rétorquer : je dirais juste que leur langage n’étant pas articulé, ils ont, en pensée, une appréhension des choses réelles qui est l’équivalent primitif de notre codage en mots. Ainsi par exemple, lorsque des gens affirment que ce qu’ils éprouvent à l’égard de quelqu’un ne saurait être exprimé, il faut systématiquement les soupçonner de ne pas ressentir ce qu’ils disent et de se servir d’un argument lâche pour ne rien prouver, car autrement, que feraient-ils ? Ils placeraient ce sentiment en regard de tout ce qu’ils connaissent déjà, et ils tâcheraient, même avec des mots relativement inadaptés, même imparfaitement, à le recopier. Cette traduction, certes, comporterait sans doute une trahison de l’idée première, un travestissement de son sens, un affaiblissement de son essence, mais à force de rencontrer cette difficulté en maints sujets parlants, la langue générale s’efforcerait activement de la résoudre.

Bien entendu, tout cet article ne signifie qu’une chose, et c’est que ce que nous n’avons pas désigné jusqu’à présent n’existe pas pour nous – ce qui revient au juste presque exactement à dire : n’existe pas tout court. Que j’ignore comment nommer telle chose située à l’autre bout de l’univers et que l’homme n’a pas encore repérée, qu’il n’y ait jusqu’à présent nul mot humain pour la dire, ni par son apparence, ni par ses effets, voilà qui revient presque rigoureusement à dire que cette chose n’est rien : et quelle influence pourrait-elle avoir sur nous qui la sentons si peu qu’on ne sait pas qu’elle est ?

En revanche, cette théorie n’admet pas vraie sa réciproque : une chose, parce qu’on l’a crue réelle, peut fort bien avoir été dénommée faute d’exister, et ce n’est alors que tardivement que le terme disparaîtra du langage sitôt qu’on en aura démontré l’illusion ou la fausseté ; ainsi pour les mots et expressions : « équilibre des humeurs », « léviathan », « complexe universel d’Œdipe », « discours performatif », « Dieu » etc.

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Commentaires
A
J'en suis désolé, jongleries et pirouettes ne sont qu'à faire sourire, souvent plus étales que profondes, malgré certains sujets suscitant une confusion affligée. C'est un peu le noyau de votre propos qui dévoile mon impertinence, ses maladresses occasionnées.
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A
La pertinence de l'occis mort, s'accomplit éblouissante.
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