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Henry War
19 février 2021

La Faute de l'abbé Mouret, Emile Zola, 1875

La Faute de l'abbé Mouret Il fallait donc un prêtre pour compléter cette grande galerie de portraits issus de toute la société, pour réaliser la peinture complète d’une époque, pour rendre en une seule œuvre l’impression d’une totalité humaine embrassée et fragmentée dans l’écriture méthodique d’un homme de sciences, de sciences multiples, de sciences globales et sensément capables de percer les secrets de la vie moderne – projet ambitieux, délicat, faramineux, presque alchimique, et louche en quelque probable surestime de soi, propre à la gloire ou à la gloriole, aussi formidable que dérisoire, peut-être. Dans cette typologie des êtres, dans cette puissante machine littéraire où la volonté surplombante, objectiviste, naturaliste, mais peu apte et peu désireuse en réalité à se départir d’une fondamentale et axiomatique thèse, trahit la plupart du temps son intention de faire du personnage un rôle tout net, débarrassé des scories de la subtilité personnelle et des réalités de la singularité, au sein d’un théâtre forcément significatif où l’individu tend à s’effacer au profit d’une sorte de porte-parolat, d’une allégorie, d’une figure opportune, voire carrément d’une caricature. Il n’y a guère de personnes chez Zola – on en rencontre quelques-uns, mais c’est seulement quand ils sont nés et extraits de l’imitation scrupuleuse d’une identité connue, comme l’écrivain secondaire de L’Œuvre, recopié de l’auteur lui-même et qui devient, chose caractéristique alors, plus discret et plus crédibleà maints égards que le protagoniste parce qu’il est inspiré de faits qui n’ont pas besoin d’insistance et se départissent de volonté démonstrative –, mais on y voit quantité de lieux, d’incarnations, de modèles politiques, qu’une technique bien rodée et censément scientifique est chargée d’entraîner, parmi une certaine intrigue décidée d’avance pour l’effet romanesque, dans les retranchements cohésifs et les conclusions logiques de leur caractère reconnaissable, établi fermement, à peu près normal, aux aspérités rares, des êtres tracés pour suivre une direction, des êtres foncièrement influençables : ils sont toujours ce que Zola a décidé au départ par la supposition plus ou moins documentée de leur « caste », ce qui n’empêche pas le maintien des préjugés (autrement, la vie d’un homme ordinaire ne serait, grâce à l’expérience progressive et cumulée, qu’un lent dépassement des préjugés, ce qui ne se constate point : souvent, au contraire, le constat d’une réalité contradictoire affermit, obstine et ancre le préjugé dans l’irrationnalité) d’une conception d’un métier, d’une classe sociale, d’une valeur ou d’une foi, d’une mentalité plutôt typique que particulière, et ils ne deviennent guère que les conséquences prévisibles, non pas aventurées, soupçonnées ou supposées mais bel et bien fabriquées et préparées dans un objectif précis, quelle que soit l’illusion d’objectivité que l’auteur prétend apporter à la peinture de son microcosme. On constate que Zola, par exemple, ne révèle jamais une réalité inattendue, étonnante, troublante à lui-même et aux théories qu’il soutient depuis toujours, surprise à laquelle devraient pourtant au moins quelquefois le conduire logiquement le respect et l’exercice de son fameux « protocole naturaliste » consistant à placer un être dans un univers et à le laisser « agir à sa guise » en fonction des facteurs déterminants de ce milieu, mais il a toujours, bien à rebours de cette impeccable honnêteté, dressé son plan initial auquel il se réfère et qu’il suit à la lettre, forçant même le personnage, l’obligeant aux pensées et aux actions qu’il a planifiées, et, si cette volonté de fiction ne s’y résout pas « d’elle-même », Zola l’y contraint malgré tout, comme dans ce roman, par le fabriqué d’une situation improbable faite justement pour le déprendre de sa volonté et l’empêcher de se mouvoir par la logique de son fonctionnement interne (il suffit, d’ailleurs, même sans péripétie d’artifice, de créer en préambule les règles de ce fonctionnement et de le présenter au lecteur à la façon d’une limitation, et, dès lors, dans ce cadre, le personnage circonscrit pense et agit, « logiquement », exactement comme on l’a décidé, la bonne affaire !). Dans les romans de Zola, si celui-ci était vraiment sincère et s’il appliquait son programme conformément au principe « scientifique » qu’il s’est fixé et qu’il rapporte dans toutes ses profession de foi, il devrait y avoir sérendipité, c’est-à-dire que ses recherches « neutres » et « dépassionnées » devraient parfois conduire, tout particulièrement s’agissant de sciences humaines, à des trouvailles curieuses, à des surprises variées, à des inférences inenvisagées et capables de réfuter au moins partiellement la théorie générale ; or, ce qui dément le plus la franchise et la validité du manifeste naturaliste, c’est qu’il est manifeste qu’il n’en dément rien et ne fait justement que valider : on feint à chaque fois qu’il y a juste un observateur peu soucieux d’intervenir dans l’univers de fiction, que cet observateur se contente d’aller en tapinois, avec d’infinies précautions analytiques, et avec une rigueur de concentration immense, des causes aux conséquences extrêmement cohérentes du personnage, mais l’observateur lui-même, quand son observation mentale réfute sa thèse, ne rapporte point ce qu’il a imaginé ou pressenti, il ne témoigne point ce qu’il « voit », il refuse d’être dérangé de son projet ou de son message par le sujet qu’il observe, alors, quand cette déviation se produit ou risque de se produire, quand potentiellement elle se réalise par projection avant d’être écrite, il redresse et reconditionne le personnage en le plongeant dans une situation où il n’a pas d’autre choix que de réaliser l’observation exigée : l’observateur naturaliste trop souvent ne se pose pas en simple sujet pensant de la nature ou de la nature humaine qu’il dit examiner, il est le Dieu, le démiurge tout puissant qui fabrique cette nature à son gré et qui décide encore, mais comme ç’avait toujours été le cas dans l’art du romancier, de ce qu’il veut remarquer ; autrement dit, il donne naissance à sa volonté et rien d’autre, exauce ses propres vœux, et il ose ensuite clamer : « Vous voyez bien que, par hasard, ça s’est passé exactement comme je l’avais prévu ! » : mais c’est lui qui a provoqué l’état de ce qu’il observe, c’est lui qui a orienté l’observation depuis le début et dans toutes ses étapes, c’est lui qui a induit, trié et corrigé tout écart et toute norme de l’observé pour parvenir à la conclusion qu’il avait tirée et fixée dès l’origine de son livre ; ainsi ce n’est pas du tout une observation, ce n’est rien que la démonstration dirigée d’un axiome ou d’un présupposé ! Comme en physique quantique, l’observation crée le phénomène, davantage même qu’en cette science puisque l’observateur ne tient pas compte de l’imprévu et ne dirige ses regards que vers ce qui le confirme, négligeant délibérément les observations mentales qui le contredisent ; ainsi Zola ne fait-il généralement de « libre » que la narration manipulée de ce qu’un jouet d’influence, de ce qu’un conditionnement d’emblée, peut supporter d’originalités maigres et de simulations de changements anticipés au sein de sa fixité foncière, principielle, paradigmatique. Voilà pourquoi le naturalisme n’est après tout qu’un romantisme comme les autres : il fige le personnage aux règles d’un système qui limite la réalisation des individus (les romantiques disposaient seulement d’autres règles, l’être isolé, génial, introverti, sentimental, croyant, conspué par la société et contrarié par le sort, etc.), le philologue attentif y sent toujours à l’excès le fardeau d’un auteur qui simule, menant des destinées jouées d’avance, instruisant peu de profondeur, posant des vraisemblances louches et n’admettant guère de surprise, tout est mu par des valeurs a priori qui sourdent de toutes parts comme un rayonnement ou comme une radioactivité, et ce ne serait pas un tel inconvénient si ces valeurs reposaient sur une véritable science de l’observation plutôt que sur une théorie « coûte que coûte », au même titre environ que la phrénologie, c’est-à-dire l’étude de la forme du crâne, chez Balzac, devait indiquer avec certitude inébranlable un caractère ou un tempérament. Si j’écris si vertement que le naturalisme est généralement une continuation du romantisme et en cela une antiquité, une obsolescence et un art que l’évolution et le progrès auraient dû dépasser et rendre primitif sinon ridicules, c’est qu’il n’a pas cessé de vanter le dogme plutôt que l’analyse vérace de l’être ; il a préféré – et, je crois, en toute conscience de son insuffisance, de sa relative superficialité voire de son effet d’épate et « d’avant-garde » – reposer sur une poignée de procédés, plutôt trucs qu’expériences, pour expliquer d’un seul tenant tout le matériau humain et le faire se comporter exactement en artificielle conformité avec trois ou quatre lois considérées comme suffisantes et jugées comme exhaustives, de façon à suggérer le sérieux et le mérite de « l’artiste moderne », plutôt que de composer honnêtement, douloureusement et consciencieusement, l’élaboration d’un individu supérieurement fin, avec ses altérations subtiles et ses constructions souterraines, même avec ses curiosités et ses étonnements pour nous, pour le mode de la normalité prescriptive, et, en ce qu’il aurait été élu justement comme entité plus réelle que la réalité, plus complexe et moins poseuse que le stupide monde qui ne vaut pas qu’on en parle si c’est juste pour le flatter ou le caricaturer, qui surprendrait de réactions inattendues et vraisemblables – car c’est bien l’homme moderne à mon sens qui n’est pas vraisemblable –, au lieu de ce pantin démonstratif et figé qui sert soi-disant à représenter sa réalité, chez Hugo aussi bien que chez Zola. La faille commune du romantisme et du naturalisme qui n’en fait que de la fiction sans beaucoup d’usage, ce n’est même pas l’illusion de la réalité qui est propre à l’art, qui peut fort être imparfaite et, bien sûr, involontaire dans ses imperfections pardonnables, mais c’est la machination, la manœuvre, le stratagème, le subterfuge, toute la manipulation bâtie sur des vœux de pureté ou de probité, la superposition mécanique, la manigance sue, l’échafaudage en trompe-l’œil, la composition sur un simulacre, la perversion secrète sur fond de chasteté alléguée, constitués sur des préjugés probablement conscients, valorisants et flatteurs, et que l’auteur, s’il n’est pas idiot au point de les ignorer c’est-à-dire de s’ignorer lui-même, exprime en l’œuvre mais dissimule en manifeste.

Oh ! cependant, je sais bien combien l’exercice que je propose – ce « programme » de supérieure observation d’un individu supérieur – est difficile, exigeant, impossible peut-être : entreprendre l’homme sans définitions préalables même mélioratives, sans préconceptions ni préventions de l’essence humaine, sans intentions ni projets réels c’est-à-dire sans même le vœu d’être un auteur au sens habituel et normal, c’est comprendre un au-delà de notre espèce qui ne serait représenté presque en aucun de ses membres, en aucun homme réel, une anomalie qui n’aurait pas d’incarnation, pas de réalisation manifeste et explicite, et, par conséquent, renoncer à l’attention du lecteur ordinaire qui estimerait nécessairement que cette profondeur est un pur style infondé, un jeu de parure du vrai et un embellissement mensonger, une sorte « d’art pour l’art » en travestissement vraiment trop léger, en une extrapolation gratuite : une fantaisie, pas du roman. Le lecteur, qui est à peine un homme parmi tant d’êtres aussi piètres que lui, qui vaut beaucoup moins qu’un homme, qui est en cela bien moins réel qu’un homme, ne pense lire qu’à dessein de reconnaître des hommes dans des situations humaines, à l’image de son existence : il n’aurait donc, à mon exemple et suivant mon but, aucune sensation de réalité, aucun intérêt de conformité, aucun soupçon de vraisemblance, à s’entendre décrire et raconter ce qu’il n’est pas et dont il ne trouve le modèle nulle part autour de lui, cet homme réel enfin, autrement dit cet individu qu’il n’est pas et qui n’existe apparemment point dans la circonscription de son univers mentalement étriqué, et, partant, il ne saurait ce qu’il fait là, il ne croirait même pas lire un livre, il ne se saurait pas lire, et, décontenancé, abasourdi, il se sentirait certainement révolté ou ennuyé, dépassé quoi qu’il en soit, par la nature de cette occupation déroutante et nouvelle qu’il n’assimilerait à rien de connu, à rien de confortable et de rassurant, qu’il se figurerait sans doute une moquerie ou bien quelque délire – même l’invraisemblable personnage romantique, si l’on y songe, est une figure connue. Il faut, pour plaire au lecteur, la médiocrité caractéristique qui lui ressemble, tous les gages compréhensibles et grossiers de la difformité vulgaire, et ce, non même pour qu’il se sente célébré, mais pour qu’il accorde son attention et croie en ce qu’on lui propose, parce qu’il n’imagine rien au-delà de sa brutale simplicité et de sa turpitude. Ce contemporain, si défaillant que c’en est pour moi incroyable, ne tolère plus, en somme, que des imitations de son incroyable défectuosité.

C’est néanmoins – et j’insiste – extraordinairement difficile, ce que j’objecte ici et propose.

Pour revenir à la critique de ce livre, il fallait donc à Zola, afin de définir encore tout un brutal quartier de société comme on coche sur une liste une région géographique du monde après l’avoir visitée, produire un prêtre, et ainsi, dans cette œuvre prétendument faite pour constituer le reflet général du monde, inclure l’Église et la spiritualité catholique. Un prêtre austère – car alors on n’aime guère les prêtres en naturaliste, en « matérialiste », il y faut un personnage rebutant quoique, puisque protagoniste à « regarder », pas tout à fait inhumain, pas trop désagréable en somme, séduisant par quelque aspect, on le choisit donc jeune de préférence et naïf, même endoctriné – figurera l’opiniâtreté des arriérés d’une lourde tradition attachée aux peines et à la mortalité contre les jouissances et la vitalité : exister pour souffrir plutôt que vivre pour le bonheur, la spiritualité comme domaine de l’après plutôt que comme urgence du présent, l’isolement pour borne d’expiation plutôt que la solitude pour condition illimitée de l’élévation. Mouret est un en-deçà de l’homme, un en-dessous et pour tout dire un élément inquiétant de la société qu’on enfermerait s’il n’avait pas une excuse et une permission singulières, inespérées et socialement intruses, aberrantes, je veux parler de l’exception offerte par les religions contre l’intérêt même des hommes. Mouret est, dès onomastiquement, variété de cadavre, mutique, mourant, introverti, mort-né, névrosé, muré dans son temple, avec le peu de doutes nécessaire à le rendre pathétique et le beaucoup d’obsessions utile à le présenter sincère autant que maladif – et je ne parlerai guère de Serge (Mouret), l’officiant, le sergent (sers-je ?), l’homme au cierge, à l’habit de serge, ce tissu « sec et serré ». Nietzsche, pourtant, prétendait qu’un prêtre sincère ne pouvait guère exister, affirmant qu’après le séminaire, tout prêtre, comme plus tard le Elmer Gantry de Théodore Dreiser, sait qu’il ment, ne serait-ce que parce qu’il a eu accès à l’histoire des réformes chrétiennes, autrement dit à la « fabrication » du christianisme et du catholicisme, à toute sa machine traître c’est-à-dire faussement historique et spontanée, et notamment à une vision globale de leurs opportunismes malhonnêtes et fondateurs. Mouret perplexe, languide, soucieux, errant, dans un décor qui lui est étal et que tout fige, le dogme comme les foncières altérités : on voit la campagne chaleureuse et les paysans vifs à travers le regard endormi et sceptique d’une robe sombre d’officiant. Le prêtre étant détaché de toute activité qu’il a appris à mépriser, son pays est une terre mobile, émotionnelle et donc étrangère, il se sait tacitement moqué de tous ces simples alentour et doit s’en consoler par un dédain apathique et universel qu’on lui a appris à nommer « compassion » et qui n’est qu’une sorte de condescendance pour la conservation de l’estime-de-soi. Toute son existence se résume à une contemplation inutile et monacale bercée de visions, de symboles bizarres et alambiqués produisant sur toutes choses vues, sur la moindre perception leurs déformation et hallucination incessantes et continues, en particulier parmi une société de la vitalité qui n’a manifestement pas du tout besoin de lui, ou, à la rigueur qu’à de rares occasions officielles et paradoxalement pratiques, comme le notaire ou l’employé des pompes funèbres. Toute cette première partie du roman est ennuyeuse presque logiquement, c’est une suite de validations thématiques l’une après l’autre sur la cure, à quoi Zola s’est obligé, dans le cadre de son projet « total ». On y rencontre les figures allongées de style factices et exercées, trop convenables, évoquant aussi bien la désespérante routine d’un curé désœuvré que l’importunité ressentie par l’auteur à produire ce pensum comme matière indispensable, où le rythme assez orthodoxe de la prose traduit maintes difficultés d’écriture surmontées laborieusement une à une, une marche inflexible et néanmoins pesante vers un but obstiné, la description de tout le culte, déroulement du culte, objets du culte, prières du culte, mentalité du culte – une sorte de calvaire, en fait. Ce commencement est ce qu’il fallait pour compléter, suivant un plan dressé, entêté et résolument « génial », la représentation d’un monde entier, et c’est certes, quoique sans grâce, et, j’ose le dire, quoique de mauvaise grâce, réalisé proprement, académiquement ou même un peu mieux c’est-à-dire avec des traces réitérées de personnalité littéraire, où l’on devine les nombreuses ratures et les satisfecits cumulés retenus à soi-même, comme un entraînement de difficultés patiemment résolues et menées à termes. La méthode naturaliste rigoureusement appliquée offre de surcroît de pousser à sa plus profonde logique les affres mystiques et hallucinés d’une psychologie qui, exposée comme des entrailles nauséabondes jusqu’à ses conséquences les plus hystériques, affiche plus qu’elle ne révèle une cohérence : plusieurs fois, Mouret reçoit les visions retournées d’un maniaque qui s’observe et qui poursuit jusqu’à l’absurde, jusqu’aux impasses, la dialectique fallacieuse et inentendable de la théologie et de la casuistique ; il est pourchassé par des culpabilités d’autorité et de doctrine contradictoires et inconciliables, il souffre infiniment du petit reliquat de vitalité et d’amour que contient la Bible et qui l’incite temporairement – temporellement ? – à justifier par le divin ses incartades, il s’amende aussitôt de ses propres conclusions qu’il suppose alors perpétuellement émaner de son démon pour le pousser insidieusement à la tentation et au vice, des sophismes bizarres s’opposent en lui à des spéciosités compliqués, il attend des signes en dernier ressort, il les espère tant qu’il les matérialise en visions, ses sens les incarnent, il se conduit fidèlement en toqué, il accorde une place symbolique prépondérante à n’importe quel rite institué, il prie en pénitent qui espère la communion, la révélation, l’élection ou, pour le moins, le rachat de ses dérisoires peccadilles ; la solitude intense mêlée d’abstinence lui est aussi un dérèglement et consume son esprit aussi bien que son corps dans le contre nature, sa physiologie s’abîme sous ce régime absurde, il ne mange plus, son cerveau à la fois sous et sur-alimenté se fabrique des passions, il est impuissant et il ressent des dégoûts subits de la vie même ; s’il est conforme en effet à ce qu’on peut inférer d’un curé au sens « pur », au sens « idéal » et d’une typicité fort peu réaliste à ce que je crois, d’un fanatique, d’un être préoccupé uniquement de fantasmagories maladives, d’un homme rongé par son ministère et incapable de relativité, d’un mannequin de ferveur absolu, c’est sans doute aussi, cette plongée dans la psychologie du religieux, bien plus de radicalité qu’on en trouverait dans la pensée d’un curé ordinaire, même à l’époque de Zola. En tous cas, j’ai perçu, moi, dans ce portrait en actes de l’abbé, bien du mal, je veux dire bien du travail et de la peine, bien de l’effort sensible, jusqu’aux passages obligés et justement parce qu’ils se sont présentés à la conscience professionnelle de Zola comme obligatoires. On obtient donc cette étrange créature, ce moine-là, désincarné, mort-vivant, une sorte de zombie, pas même vraiment intelligent, pas un bâtisseur mais un suiveur de doctrine, une silhouette grise, un fantôme, résigné, sans volonté, aux satisfactions toujours artificielles ou coupables, et bien un « type » dans une taxonomie, l’intériorité entièrement dirigée vers Dieu et la célébration, comme si c’était possible, comme s’il n’y avait pas, dans tout esprit humain même conditionné et largement lavé par l’éducation, des restes d’enthousiasmes à dimension humaine. C’est donc comme chez Hugo : une image, à laquelle on prête les pensées strictement de cette image, les passions en germe dans cette image qu’il suffit d’exacerber, comme une surrection en pleine lumière de ce que, c’est bien connu mais c’est un proverbe et c’est donc faux, l’intérieur est « évidemment » le miroir, mais accentué et bouillonnant, du peu qu’on en devine de l’extérieur – tandis qu’en vérité l’intérieur est généralement à très peu près l’extérieur, et ce n’est qu’une illusion psychologique de croire, parce qu’on se sent incessamment traversé de pensées en vérité si bénignes et inconsistantes, que ces sont des cogitations ou des émois qui valent plus que l’image même. Un prêtre devient alors pour l’auteur un métier transmis, une chasuble, tout un symbole, et il contient les traces de cette seule transmission, il est, en substance sublimée, ce qu’il paraît, avec un petit surcroît de ce qui décemment ne se montre pas et appartient à l’identité et à l’intégrité. Superficialité, prédestination. Un prêtre est une personne suprêmement aveuglée. Chez Zola, dans son œuvre, tout personnage est un métier et une fonction, exactement comme pour lui toute situation est une figure et une métaphore. Il n’y a point de réalité ici en-dehors de l’écrivain à la fois démiurge et interprète. La naturaliste, décidément, n’observe que lui-même.

Et puisqu’il faut cette ombre caractéristique de la vieille pierre des ruines du passé pour représenter un pan du monde, le pan persistant des immobiles mystiques de la douleur, il faut aussi son « opposant caractérisé » : ne voit-on pas là le retour de l’effet romantique stéréotypé, le reflet exact du processus bien connu chez Hugo, la forge d’une pièce factice, et bien lissée, à laquelle il ne manque même pas le revers, c’est-à-dire la conception d’office, nécessaire à toute intrigue accessible et puérile comme un conte, d’une différence comme manichéisme ? Ainsi, sur l’avers, à l’opposé de Mouret noir et froid comme la mort, il y a Albine, initialement baptisée « Blanche », un être de légèreté, bohémienne presque, revenue à la saine vitalité de la nature, pleine de sève et de chaleur, riante et panthéiste, existant dans un jardin où le péché n’existe pas, encore un plein être de fiction, impossible comme une entité ou une allégorie : mais c’est Esmeralda vis-à-vis Frodo ! Mais tous ces gens sont donc des fonctions ! Mais on ne les revêt que de costumes, robes de taffetas ou de cilice ! N’importe, il faut arranger obligatoirement la rencontre de ces marionnettes marquées, et réaliser un accouplement, bien sûr, pour le plaisir de l’effet choc : c’est le désir expérimental du naturaliste Zola qui ferait même se reproduire toutes sortes de races antagonistes et monstrueuses s’il pouvait, comme un loup et un B2B2 panda, pour la curiosité, pour l’intrigue et pour l’audience, parce que le lecteur sans finesse ni patience exige un scénario d’actions et qu’il se trouve dans cette idée grotesque une matière évidemment épidictique : la fille sortira blanchie et le prêtre entaché, le lecteur doit percevoir la contradiction insupportable et l’absence de scrupule – où l’on voit d’évidence que le scénario se fonde bien davantage sur une intention que sur une expérimentation. En effet, Zola pourrait s’y prendre tout autrement si son but était la peinture de la triste mentalité ecclésiastique, mais il ne veut pas refaire Huysmans, impopulaire et « élitiste », en développant strictement un long portrait, comme celui que ce dernier fera dix ans plus tard de Des Esseintes. Or, comment organiser encore qu’Esméralda accueille graduellement Frodo sous ses jupons ? Ah ! lourd défi, gageure ardue, invraisemblance difficilement surmontable. Que programmer ? Qu’écrire pour que la situation devienne nécessaire ? Comment appareiller la femme bronzée aux rayons de vie et isolée dans un berceau de verdure coloré, avec une rigueur pâle, studieuse, captieuse, cloîtrée dans sa prison grise, dans son tombeau lourd et fléché ? Et aussi, comment faire pour que ces personnages échangent, s’apprécient, se touchent, s’embrassent, comment pour rendre possible une aventure, pour multiplier les interactions, eux que tout oppose, milieux, sexe, occupations, valeurs, eux qui, logiquement, ne devraient seulement pas user d’un commun langage, d’un langage dont ils pourraient mutuellement se comprendre, d’un langage complet de connotations entendable l’un à l’autre ? Douloureux, impensable travail : trouver un ressort, un procédé, un truc pour permettre cette rencontre féconde, cette fécondation. Cela, j’imagine, germine alors dans cette bête humaine, son excellence Zola. Soudain il trouve, et voilà à quoi sa réflexion aboutit : Mouret tombe malade, maladie de l’esprit liée bien sûr à ses obsessions religieuses, il lui faut du soleil franc et de quoi recouvrer ses sens primordiaux que la réclusion a viciés ; son oncle, le bon docteur Pascal, le place évanoui chez Jeanbernat, un farouche athée à qui l’on a confié Albine tout enfant, parce qu’il dispose d’un vaste domaine de saines beautés propice, selon lui, à un rétablissement, et parce qu’il espère que la fille en sortira un peu moins sauvage et comme progressivement éduquée par les manières pieuses d’un curé qui, après tout, est aussi enseignant quand il catéchise : on a la réunion en un seul espace, c’est bien, c’est un début. Oui, mais c’est pourtant encore insuffisant : comment Mouret trouverait-il à former une relation avec Albine, placée là comme garde-malade, s’il conserve sa froideur de fanatique rigidifié, lapidifié, perclus de mensonges acquis, tel qu’il faut le dépeindre pour représenter, selon le projet initial, le monde insensible et obtus de la religion ?

Eh bien ! pardi ! il n’y a qu’à dire que la fièvre de Mouret lui a fait perdre la mémoire, que sa méchante typhoïde, provisoirement, l’a rendu tout à fait en enfance : c’est le vieux truc recyclé de l’amnésie, et ça prend toujours ! Zola se jette là-dessus, pitoyablement, content ainsi que l’élève qui découvre le raccourci d’une équation pour éviter d’élaborer un calcul compliqué. Et j’avoue que j’en fus tout de suite étonné, stupéfait d’une naïveté aussi hyperbolique, d’une rupture aussi indigne, d’une telle facilité. Cette « renaissance » de Mouret, si premier degré, presque idiote, déconcertante de puérilité, j’aimerais savoir si d’autres critiques en ont parlé, l’ont remarquée et s’en sont sidérés avant moi. Et l’on prétendra, peut-être, que le naturalisme veut représenter la réalité ? Peuh ! mais ce n’est pas seulement invraisemblable, c’est fabriqué, barbouillé, décomplexé, surfait sans aucun scrupule !

Alors, évidemment, cette astuce admet que Mouret n’est plus du tout Mouret (c’est très pratique pour en faire un gentil causeur), qu’il n’a plus rien d’un prêtre, de ce prêtre convaincu et fervent tel qu’il est exposé si méticuleusement dans la première partie du roman, qu’il se comporte en étranger de lui-même et de son existence antérieure, qu’il rompt nécessairement avec ses serments, ses vêtures, ses vœux passés, quoique sans les rompre véritablement puisque c’est à son insu qu’il les renie, que cette stature hiératique est métamorphosée en innocence gamine, qu’on passe soudain, sans transition, du vouvoiement fort distancié au tutoiement le plus affectueux, et que tout ce que fait le corps de Mouret, dès lors, dès l’accès de sa folie, n’est plus du tout l’esprit de Mouret, qu’il vient s’ajouter de fait un nouveau personnage, que toutes les actions de ce personnage ne sont plus du tout celles de Mouret, et qu’en définitive il n’y a plus de faute de l’abbé Mouret, il ne reste que la faute d’un homme qui n’était ni abbé ni Mouret, aucune faute que l’abbé Mouret aurait raison de s’attribuer, la situation rendant même, on en conviendra d’évidence, tout à fait inutile que Mouret soit prêtre ! Serait-il donc coupable non même, comme l’on suppose, d’un moment de faiblesse ou d’égarement, mais d’une évidente altération de la personnalité, d’une dissociation radicale et extraordinaire d’identité telle que l’a conçue Zola, le rendant plus qu’irresponsable, littéralement inconscient, tout bonnement absent de la scène même de ce crime qu’on voudrait tant lui reprocher ? Et si vous vous réveilliez d’un coma après qu’une infirmière ait enfourché votre corps, devrait-on, au surplus, vous obliger à reconnaître l’enfant à naître et vous faire un tort exemplaire du péché que vous avez commis au prétexte peut-être que c’est en prêtre vous avez été évanoui ? Et faudrait-il, semblablement, que Mouret assume, endosse et s’approprie, au début du roman, que Rosalie, une jeune paysanne, se couche dans les champs avec Fortuné et y conçoive une progéniture ? Non, bien sûr, il n’y peut rien, c’était là avant lui et ça se produit en-dehors de lui, et comme il y a, en l’occurrence, volonté persistante de commission sans aucun repentir, il ne peut que tâcher symboliquement de réparer le péché par quelque cérémonie, enjoliver cette « faute » par un mariage, arranger, replâtrer… or, quelle différence avec ce qu’on lui attribue ? Aurait-il une raison supplémentaire d’assumer le « péché » qu’un enfant malade a commis avec Albine, enfant d’une autre vie et qui n’était pas lui-même, qui était littéralement hors de lui, lui qui représente à présent l’adulte en la maturité du Christ et de Dieu, en ce sacerdoce qu’il sent d’accomplir l’œuvre des prophètes et des saints ? Ensuite, quand l’abbé revient à lui et quand il retourne à sa cure, il n’est coupable de rien, il n’a point rompu ses promesses, il n’est troublé que par la présence intruse, naguère en lui, d’une identité sans rapport avec lui et qui l’a déserté, mais c’est le lecteur qui, hâtivement et à cause de Zola parce qu’il devine où l’on veut le conduire et parce qu’il adhère à son auteur par obligeance, l’accuse d’insensibilité pour avoir partagé le corps d’un sensuel au même titre qu’une possession : tout le monde veut accabler Mouret, mais lui, dès l’instant qu’il réalise la teneur de son passé, dès l’initiale réminiscence de sa vocation, ne s’est-il pas secoué de l’enfant naïf du Paradou comme on s’ébroue d’une malpropreté et n’est-il pas redevenu aussitôt la dure gravité compassée du début ? On lui reproche ce qu’il n’a jamais été, on lui reproche le diable introduit avant l’exorcisme, on lui reproche le jeu invraisemblable de Zola opportuniste qui voudrait en faire un versatile, un ingrat, un parjure ! Et je dis que c’est mal que cette utilisation d’un personnage dirigé comme une poupée dans une situation impossible pour faire accroire qu’il s’est renié et n’a pas de valeur – on sait pourtant que je n’aime pas les prêtres, mais il faut en tout combat rendre des coups loyaux –, je dis qu’on doit avoir des égards même pour des personnages qui, à défaut d’une vie, peuvent quand même disposer d’un honneur et de sérieux avocats ; je dis que ce roman, quant à l’intrigue, est une imposture, une imposture pour gagner l’action, une action pour gagner les lecteurs, des lecteur pour gagner le succès ! Si l’objectif initial consistait à dépeindre un prêtre et par là seulement à en dresser l’implacable critique, il n’y avait pas besoin de cette narration émouvante et fausse, de cette aventure empruntée, de ce rocambolesque-là, ni même de ce mensonge de la fiction, et, comme il est notoire que l’apanage du prêtre est de ne faire rien, il aurait suffi de décrire une routine et, éventuellement, maintes obsessions rituelles, des tics de maniaque, des transferts de souci, des amertumes par défaut ou par procuration, des restes fumants de fanatisme, voire des exaltations hystériques, comme Bloy ou Bernanos l’écriront, mais aussi personne ne lira Bloy et Bernanos : Zola s’est donc résolu à bâtir une sorte de romance sur les vestiges faciles du romantisme et à ajouter du pathétique, de l’amour, des paysages pour le pittoresque et beaucoup de contrastes outrés. Il sent bien à la fin de sa première partie que ce lot de paralysie systémique, de torpeur jésuite, d’adoration exaltée à la névrose, va commencer à lasser le grand public pour qui il écrit, que son ultime rétrospective sur les années de séminaire de Mouret et que son introspection profonde sur la dilection de la Vierge sont les dernières patiences qu’il peut légitimement réclamer de ce lecteur mondain et lassable qui l’attend divertissant, et aussi qu’il risque fort, à insister, de s’établir dans Paris une réputation d’ennuyeux, de fâcheux, d’alangui ou de furieux matérialiste anticlérical, et il n’a pas du tout, cette audace de déplaire, cette ambition d’intégrité absolue, cette pureté littéraire de désespéré : il faut donc la couleur ! Un jardin ! Une amnésie ! Un amour vif et une grossesse scandaleuse ! La trouvaille ! Le génie ! Complaire ! Le succès !!!

Et c’est vrai, malgré tout, qu’ainsi ce roman est une superbe coloration, une sublimité, une vibrante et éblouissante sensation, même disparate ou incohérente, et que Zola, pour faire œuvre d’artiste, n’a nullement besoin de se forcer : toute la deuxième partie, pittoresque et d’un divin spectacle, élaborée d’une verve grandiose et d’une magnifique ciselure, constitue le plus souvent une virtuosité de littérature fin-de-siècle parvenue à son apogée, ainsi presque illisible aujourd’hui. Je ne présume pourtant pas que ç’ait été l’intention première de Zola qui, au préalable, ne devait pas, je pense, projeter un paradis aussi extraordinairement foisonnant et composé, mais cette occasion, et cela il s’en doutait au départ, était une source où il aspirait à puiser, et elle constitue de fait l’épanchement le plus splendide, l’effusion la plus spontanée et belle, la démonstration la plus prodigieuse et éclatante, de son talent à user de la langue avec faconde et épanouissement pour développer, en ornementations, en arabesques et en festons, les vitalités les plus motivées et données pour admirables. Toute cette recherche végétale, étalée jusqu’à la parure rhétorique et où la richesse du vocabulaire témoigne de la passion, se déploie en rythme de luxuriance comme une forêt tropicale de symboles : un prétexte lui est venu de représenter l’Éden qui, dans la Bible, manque, par sa sécheresse littéraire, à sa promesse d’aphrodisiaques délices, et Zola s’adonne volontiers à l’exercice, multipliant avec allégresse les sensuelles évocations, mais ce n’est pas chez lui un essai, c’est un triomphe ! On accusa sans doute l’auteur de maniérisme et d’étalage à pareil enthousiasme, et c’est peut-être vrai qu’il y eut, dans cette imagerie, l’occasion trop manifeste, excessive, d’un morceau de bravoure végétalisé, où ce sont des allégories plutôt qu’un homme et une femme qui gambadent nus, ravis, extasiés, exultant de tout, hypersensibles et manquant défaillir au moindre tressaillement d’émotion, l’âme à fleur et en continuelles pâmoisons dans un domaine dont la vastitude et la teneur ne sont pas même crédibles, et néanmoins telle peinture, quoiqu’insistante, débordante, est irréfutablement d’une orfèvrerie incomparable, c’est, si l’on veut, de l’ostentatoire efficace, d’une facture impeccable, d’une inspiration sans feinte par laquelle on reconnaît, en dépit des tours imposés et du goût de l’épatante proportion, le sentiment d’indiscrétion propre à tout chef d’œuvre. Si La Faute de l’abbé Mouret me paraît à bien des égards le travail laborieux qu’un ambitieux maître d’éloquence s’est thématiquement imposé, La Vie au Paradou, en revanche, est une pièce de haut style, sans enflure, je veux dire en l’occurrence sans plus d’enflure ni de parade que ce que son auteur a souhaité y mettre pour son plaisir et sa sincère valorisation. Le langage y joue à plein le rôle d’une traduction de beauté absolue, et l’action, devenue superflue, disparaît presque totalement (enfin ! cette action tant artificieuse, captieuse même !) au profit du tableau, tableau joyeux qui satisfera davantage le lecteur badin que l’exposition longuement critique d’un prêtre froid et rude dont on finirait, à force de tolérance et d’inconséquence propres aux modernes, par trouver la composition méchante et orientée. Pleine de dévoration subtile et de gueule gourmande, cette exacerbation littéraire, semblable à une toile épanouie de Monet, exaspérante de contemplation avide, forçant la métaphore de l’Éden et tous les progrès d’Adam et Ève vers la connaissance, dessinant des candeurs qui, ne brillant certes d’aucune crédibilité psychologique, servent un désir presque délirant à généreusement rapporter l’emphase qui est tant manquante à cette partie de la Genèse ! Et, entre quelques prétextes d’académisme, entre plusieurs situations-figures, entre des actions de classique symbole et ornées avec une facticité flagrante, comme des passages écrits pour la tradition de grandeur et pour la durable postérité – car toute littérature reconnue se fonde en partie sur les critères de tropes reconnaissables, et Zola ne s’abstient pas, à dessein, d’y multiplier les formes de complaisance et de vanité, quoique supérieurement maîtrisées –, je jure que j’avais senti que la scène où le soleil attendu promène infiniment son empreinte sur le mur de la chambre du convalescent avait été vécue, parce que c’est presque la seule qui, belle encore mais sans les atours superfétatoires de la fiction, sonne vraie comme une observation simple, ainsi que, je le suppose, les souliers ferrés de Jeanbernat qui font, en frottant les cailloux, des étincelles dans le soir sec d’été : c’est à cette finesse courte, au contraste de cette finesse presque humble en comparaison des exubérances manifestes, des extrapolations imagées et des amplifications fardées, que j’avais reconnu l’expérience et la vie réelle, par opposition à toutes les grandiloquences qui émaillent et exhaussent une imagination comme pour l’imprimer ou la justifier – on ne sent généralement, à dire le vrai nu, nul besoin d’insister pour opérer sa visualisation ; comme on sait sa réalité on s’empêche de la surexposer, autrement dit on ne se sent pas le besoin d’en persuader.

Et toute cette voluptueuse licence emparadée de haut style a, comme on le devine, pour point de mire la faute à laquelle tout le paradis est souriant complice plutôt que terrible tentateur, le paradis n’étant ici rien que la nature conférant à toute créature le droit de s’épanouir et de jouir – à part, dans l’innocuité et l’oubli de la civilisation, dans l’amnésie même de soi. Alors, cette merveilleuse sensualité, cet étalage de beautés audacieuses en floraison de lumière et de style, toute cette puissance d’attente et de tension vers l’accomplissement total de l’amour, vers la sexualité, en un mot, tant d’odeurs et de sons et de couleurs et de touchers et de goût mis ensemble, mis en appétit, mis en alerte, mis en agacement pour confiner à l’explosion d’un orgasme physique, aboutit enfin, au comble de maintes exaltations graduées, à cette scène tant espérée avec émoi, (page 384) :

« Albine se livra. Serge la posséda. »

… stupeur, donc !

Ah ! et rien de plus, si ce n’est que le jardin tout entier vibre d’un orgasme fervent et fusionnel, proprement symbiotique, et que cet orgasme de nature est une figure de plus, timorée, pudique, pour détourner la narration de la seule audace véritable qui nous tenait en haleine, pour masquer comme une stupide feuille de vigne le récit de l’impudeur, le récit juste, le récit un tant soit peu réaliste : c’est vraiment à croire, après de tels effets, qu’on ne faisait pas l’amour au XIXe siècle comme aujourd’hui, avec un corps, des spasmes et des gémissements, avec un sexe en somme – Zola, semble-t-il, baisait apparemment avec des végétations, et quand il avait bien écouté et senti les arbres et les mouvements de l’air, c’était bientôt fini, la femme s’était livrée, il l’avait possédée. J’appelle cela une trahison, moi, et Zola un lâche ; j’appelle cela une faute littéraire ; j’appelle cela le contraire de la littérature. Il renonce, par couardise, après une telle gradation, pour complaire encore et ne rien risquer de la censure, pour accéder au succès qu’un scandale, a priori, je veux dire dans son a priori à lui, ne devait point permettre : des plantes et des fleurs et des animaux copulent dans l’ardeur et la fièvre, tandis que, comme toujours aussi bien chez lui que chez Hugo, l’homme ensemence sec, net, efficace – la graine est plantée du premier coup, l’enfant germine déjà. C’est consternant, c’est nul, c’est zéro. « Mais comprenez, Mr War : la plume ne peut toucher à cela, ne le frôle même pas : il faut métaphores, élégances, mondanités ! » C’est pourtant une plume supérieure et la seule peut-être capable d’y atteindre, d’atteindre à la peinture, même imagée mais pleine et non fuyante, d’un abandon paradisiaque ; mais non, pas ce défi, pas cette gageure, c’est une question morale et la morale, même chez un naturaliste, ne doit être enfreinte qu’avec parcimonie, alors pas même une suggestion, rien, le néant : « Albine se livra. Serge la posséda. »  Le corps est tabou – pas plus haut que la cheville ! – et Zola, pusillanime, respecte ce tabou, n’ose point lui objecter et y interposer la réalité ; ainsi, veut-il conspuer le prêtre, mais il préfère confirmer les interdits du chrétien : c’est affligeant de frilosité. Et je tiens à dire que ce n’est pas qu’une question toute relative de société et de mœurs, de perspectives sociale en somme, c’est une question d’art, une question délicate, une question de difficile, une question redoutable à laquelle l’artiste technique et particulièrement l’artiste qui a fait profession de rendre l’exacte réalité, ne peut se dérober et surseoir : or, Zola sursoit longtemps, et quand il ne peut plus surseoir, quand il y est enfin, il se dérobe. Il tourne autour, seulement, et de loin ; il prononce, mais ailleurs, dans des passages moins périlleux, le mot : « gorge », et des mains se frôlent un peu. Pour évoquer la sexualité, il y a, dans la chambre de Serge, en haut des murs près des moulures, d’anciennes peintures de silhouettes renversées, dans des poses vaguement suggestives, dont les chairs rebondies sont heureusement effacées ou ternies, et cela suffit à troubler nos bambins chéris, nos chérubins, nos anges. C’est moral, c’est éthique, c’est déontologique comme tout, on n’attente quand même pas aux mœurs qu’on condamne, il ne faudrait pas s’aliéner la mentalité de ceux par qui on aspire à être adulé ! Zola est mondain, aussi, ce qui me répugne – mais voyez, sentez cela : « Albine se livra. Serge la posséda. » ! Même la crudité de la chose est compensée par la forme acceptable de l’alexandrin classique et plus ou moins gracieux, l’excuse racinienne ; une césure forte à l’hémistiche, voilà de quoi faire crâne, en indiquant qu’on se tait pour préserver le public, le bonne, la généreuse intention ! Rien de crâne, c’est, artistiquement, un abandon au premier degré : non un transport, une fuite ! Quand on n’ose pas dire le principal, on ne doit pas accommoder le secondaire. Si ce roman est l’histoire d’une faute comme son titre l’annonce, alors c’est bien la peinture de la faute qu’il s’agit surtout de ne pas rater, autrement on atermoie, on exaspère et l’on déçoit. Tout ce qui mène au sexe, tout ce qui se résout comme ici par le sexe, quelle que soit l’époque, doit naturellement, chez un couple hétérosexuel, se conclure par l’évocation d’une verge et d’un vagin : ou bien une société le permet et il faut l’exprimer, ou elle ne le permet pas et il ne faut pas même essayer de le dire, pas même l’évoquer, car c’est encore consentir à l’injustice, et la renouveler, que de se plier à des censures. Si Zola était trop lâche pour écrire sur la sexualité, non seulement il n’était pas obligé d’écrire tout court, mais surtout rien ne l’obligeait d’en parler plutôt que d’en parler mal, que d’en parler faux : rien ne devrait jamais constituer une excuse, pour un auteur, à écrire mal, comme ici à dissimuler la couleur brute d’un phénomène pourtant connu et naturel, en déparant du reste de l’œuvre minutieusement composée. C’est d’ailleurs manifestement que Zola eut tort et manqua de vision, car c’est bien par le scandale que viendra son succès avec L’Assommoir un an plus tard, tandis que ses cinq premiers livres demeuraient à peu près des échecs : il n’a pas eu cette hauteur vérace, et je doute que même ensuite il augura, en écrivant la déchéance de Gervaise Macquart, que c’est au moyen du choc qu’il obtiendrait la reconnaissance publique, car rien non plus dans ce roman ne laisse supposer de sa part, si ma mémoire est bonne, le moindre désir de provocation : il aura été plus surpris que fauteur délibéré de l’événement qu’il aura provoqué et causé malgré lui.

Reste que ce livre, malgré ces quelques défauts d’atermoiement et ce vice essentiel de la fermeté, est d’une valeur précieuse, un ouvrage et une littérature, un témoignage de ce qui ne se fait plus – « ouvrage » et « littérature » ne méritant de se dire pour rien de ce qu’on publie : il est un fruit artiste, et son succès, même à rebours, témoigne de ce qu’il existait encore, au XIXe siècle, un public assez vaste pour en vouloir cueillir, malgré sa littérarité et justement parce que celle-ci indiquait une œuvre ; or, je ne demande pas même qui lirait Zola de nos jours, je demande seulement qui l’éditerait aujourd’hui.

 

À suivre : Modernité Modernité, Meschonnic.

 

***

 

« Quelle heureuse et tendre journée ! Le soleil entrait à droite, loin de l’alcôve. Serge, pendant toute la matinée, le regarda s’avancer à petits pas. Il le voyait venir à lui, jaune comme de l’or, écornant les vieux meubles, s'amusant aux angles, glissant parfois à terre, pareil à un bout d’étoffe déroulé. C’était une marche lente, assurée, une approche d’amoureuse, étirant ses membres blonds, s’allongeant jusqu’à l’alcôve d’un mouvement rythmé, avec une lenteur voluptueuse qui donnait un désir fou de sa possession. Enfin, vers deux heures, la nappe de soleil quitta le dernier fauteuil, monta le long des couvertures, s’étala sur le lit, ainsi qu’une chevelure dénouée. Serge abandonna ses mains amaigries de convalescent à cette caresse ardente, il fermait les yeux à demi, il sentait courir sur chacun de ses doigts des baisers de feu, il était dans un bain de lumière, dans une étreinte d'astre. » (page 252)

 

« « La vie, c'était le Paradou. Comme il nous paraissait grand ! Jamais nous ne savions en trouver le bout. Les feuillages y roulaient jusqu’à l’horizon, librement, avec un bruit de vagues. Et que de bleu sur nos têtes ! nous pouvions grandir, nous envoler, courir comme les nuages, sans rencontrer plus d’obstacles qu’eux. L’air était à nous. »

Elle s’arrêta, elle montra d'un geste les murs écrasés de l'église.

« Et, ici, tu es dans une fosse. Tu ne pourrais élargir les bras sans t’écorcher les mains à la pierre. La voûte te cache le ciel, te prend ta part de soleil. C’est si petit que tes membres s’y raidissent, comme si tu étais couché vivant dans la terre.

— Non, dit le prêtre, l’église est grande comme le monde. Dieu y tient tout entier. »

D’un nouveau geste, elle désigna les croix, les christs mourants, les supplices de la Passion.

« Et tu vis au milieu de la mort. Les herbes, les arbres, les eaux, le soleil, le ciel, tout agonise autour de toi.

— Non, tout revit, tout s’épure, tout remonte à la source de lumière. »

Il s’était redressé, avec une flamme dans les yeux. Il quitta l'autel, invincible désormais, embrasé d'une telle foi qu’il méprisait les dangers de la tentation. Et il prit la main d’Albine, il la tutoya comme une sœur, il l4emmena devant les images douloureuses du chemin de la Croix.

« Tiens, dit-il, voici ce que mon Dieu a souffert... Jésus est battu de verges. Tu vois, ses épaules sont nues, sa chair est déchirée, son sang coule sur ses reins... Jésus est couronné d’épines. Des larmes rouges ruissellent de son front troué. Une grande déchirure lui a fendu la tempe... Jésus est insulté par les soldats. Ses bourreaux lui ont jeté par dérision un lambeau de pourpre au cou, et ils couvrent sa face de crachats, ils le soufflettent, ils lui enfoncent à coups de roseau sa couronne dans le front... »

Albine détournait la tête pour ne pas voir les images rudement coloriées où les balafres de laque coupaient les chairs d'ocre de Jésus. Le manteau de pourpre semblait, à son cou, un lambeau de sa peau écorchée. » (pages 476-478)

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