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Henry War
6 mars 2021

Un conseil de votre ami

Notre époque est matoise et cauteleuse, et, pire encore que cela, elle s’ignore telle parce que la morale où elle baigne n’accède pas à la conscience de ses incarnations. On n’osera jamais délibérément vous nuire, certes, mais on vous nuira durement, cependant, avec la certitude de son bon droit et de sa bonne vertu. Au nom d’un nombre considérable et varié de valeurs jamais questionnées, automatiquement enregistrées et digérées depuis l’enfance comme des préceptes de nourrice, on ira vous contraindre, vous ranger, vous soumettre. Il n’existe pas d’ennemi plus retors que ce tyran-là, pour ce qu’il peut sincèrement pleurer devant le monde entier de toutes les incommodités qu’il vous inflige par amour pour vous et par humanité, et il le fera plus que certainement parce que la condition de la pudeur, c’est la profondeur : il ne vous hait pas, non, il vous veut du bien, il est votre ami, il est l’ami de tous les humains, mais paradoxalement il vous écrase, vous opprime et vous tue. Votre obstination à ne pas lui obéir le blesse beaucoup plus qu’elle ne l’interroge, il se sent peiné, affligé, souffrant de vos résistances, il voulait vous offrir paisiblement un conseil – un conseil d’ami – et vous l’obligez à en appeler à son sens du devoir et de l’honneur pour recourir à la dénonciation, à la calomnie publique et à l’ostracisme légal, mais c’est vraiment de votre faute parce qu’il n’y avait pas d’autre moyen de préservation d’un « intérêt supérieur » et par lui incontournable. C’est même « incompréhensiblement » que vous vous êtes « entêté », votre contradiction a créé une stupeur qui mérite en respect ce qu’on accorde au deuil, attendu que l’unanimité est clairement contre vous, qu’on vous l’a même fait entendre posément, que l’esprit du temps s’oppose de toute évidence à vos arguments, que vous ne faites qu’afficher une posture qui ne se peut pas prendre en réalité, qui est impossible, qui est invraisemblable : vous êtes logiquement insincère, vous, parce que vous n’êtes pas de leur avis et qu’il faut quantité de mauvaise foi pour ne pas se plier de bon gré à cette imprégnation générale et homogène qui fait tout le serrement des hommes qu’on veut baptiser, par sacrement tabou, de l’auguste nom d’humanité. En somme, c’est vous seul qui vous êtes marginalisé, vous l’avez fait exprès, vous avez mérité une bonne leçon, c’est votre sort légitime, à croire qu’au fond inconsciemment vous demandez à ce qu’on vous rabroue et c’est bien ce qu’on va faire, il faut que vous regagniez la convention collective, que vous retrouviez la norme et la mesure commune, que vous sortiez par la force de votre aberration et de votre horreur.

Le plus innocent des êtres peut à présent nourrir contre vous des rancunes gigantesques, d’un dramatique consommé, sans le recul de connaître son ignominie : il est lui, il est humain, donc il a raison, par conséquent vous êtes un monstre. On voit communément dans notre société que toutes remarques qui vous sont aimablement adressées en première instance et auxquelles vous refusez l’obéissance immédiate se changent inexorablement en pressions puis en calamités abattues sans scrupule sur vous qu’on désigne récalcitrant : l’absence de distance est le propre de la mentalité de bureau, on y extermine le rétif qui ne consent pas à éteindre sa cigarette. Le plus bonasse des idiots alimente contre vous, si vous objectez la moindre action à ce qu’il estime son nécessaire, des furibonderies inconcevables et exacerbées : ce sujet précis lui devient toute son obsession dans la vie, et comme il n’a pas l’épaisseur d’absorber une moindre contrariété, il faut qu’il se répande aussitôt en propos nuisibles ou, si possibles, en coalitions malveillantes justifiées de grégarité qu’il nomme solidarité, sans quoi il ne se sentira pas en paix. L’exemple le plus révélateur de cette méchanceté involontaire qui agite le contemporain à la moindre de ces rares et relatives peines se situe en ce fameux masque que d’aucuns osent avoir l’avis de ne pas vouloir porter en période de virus : comme on s’est déchaîné contre eux ! comme on les a injuriés ! comme on les a traités de chiens galeux, eux qui se réclament non d’une désobéissance civique mais juste d’une opinion contradictoire et argumentée ! « C’en est trop : puisqu’il refuse en théorie ce morceau de tissu, c’est bien qu’il veut ma mort en pratique ! » Voilà comment le plus insignifiant des hommes prétend faire régner son régime de terreur qui est bien sûr, comme n’importe quel fanatique le prétend, un régime paradisiaque, du moins un monde meilleur, une société de citoyenneté heureuse, parce que son univers de concepts restreints n’admet pas l’idée qu’on puisse accorder une priorité à la liberté plutôt qu’à la santé, ce qui n’a, je pense, après tout, rien d’inassimilable ni d’inadmissible. C’est ainsi que j’ai vu d’aimables petites personnes insignifiantes se changer en insoupçonnables zélés, vicieux, calomniateurs et paranoïaques, rendus littéralement fous – ce que même leurs alliés ne pouvaient tout à fait démentir – faisant leur rapport de tout, dénonçant leurs collègues, échafaudant des vengeances qu’ils estimaient méritées et même transcendantalement dues, et, après cela, après toutes les rancunes dont ils furent capables à leur niveau, encore désireux de se plaindre – se plaindre ! – avec des variétés de trémolos dans la voix et des gestes nerveux d’abattement, non tant parce qu’ils étaient abattus en effet que parce qu’en s’émouvant ils voulaient vous abattre davantage, de tout le mal que vous leur avez fait à penser comme vous faites et de façon si peu légère et solidaire, à être libre et à répondre franchement à leurs questions que jamais vous ne provoquâtes, à exister, en un mot, tel que vous êtes – vu ! Ah ! oui : vu ! trop vu ! Et ce sont ces mêmes gens, naturellement, qui déplorent et condamnent tout le mal passé, cruel et insoutenable, des tyrans célèbres ; or, un tyran qu’est-ce que ? C’est quelqu’un qui ne tolère pas l’existence de ce qu’il a lui-même rendu illégal.

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