Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
27 mars 2021

Des constellations de mots

Ce que révèlent mes migraines classiques, ou plus précisément un certain embarras causé par ces migraines, c’est la façon dont le langage se construit progressivement et imparfaitement par tentatives de circonscription approximative de champ sémantique. Voici ce que j’entends par là : tout esprit qui veut exprimer une idée tâche d’abord à la traduire en mots vagues, et, sitôt fait, si sa prudence minutieuse admet qu’ainsi spontanément traduite ces mots ne recoupent pas exactement la réalité idéale, il entreprend de quérir le soutien du lexique approchant de façon si possible à la circonscrire – il « tourne autour » de l’idée pour la définir, en force qu’il espère centripète jusqu’à atteindre son but, à savoir la sensation que l’expression se superpose à la pensée. C’est ainsi que procède l’écrivain : d’abord il ne dispose que de vocables immédiats relativement limités pour exprimer une représentation qu’il sent plus élaborée et difficilement transposable, puis il doute de leur équivalence avec ce qu’il appréhende en esprit – ce que la plupart des gens ne font jamais, se contentant du proverbe le plus proche et pratique –, il devine qu’il « recopie » mal, qu’il trahit quelque chose de son sentiment intérieur, qu’il n’y a pas de synonyme vraiment juste, alors il va chercher du secours dans la somme de termes relatifs à ce domaine, les explore, fusionne les phrases qu’on peut de cette manière développer en une plus grande variété de sens et de sensations, et il vérifie si d’autres mots, assemblés ou non, peuvent mieux convenir, jusqu’à ce qu’il soit satisfait de l’adéquation de sa tournure avec l’idée qu’il est enfin en mesure de fixer, de figer, de rendre plus réelle et inamovible, de ne pas abandonner à l’oubli perpétuel d’une sorte de vacuité semblable à la sénilité, à l’abandon banal de définition qui suffit à faire disparaître pour longtemps l’idée avec la chose elle-même dans le néant de l’averbal qui est aussi celui de l’impensé, de l’insaisi, de l’évanescent enfui faute d’une pareille punaise de la rigueur pour la clouer au panneau des concepts enfin dits c’est-à-dire compris.

La migraine classique désorganise d’une façon confondante et absurde le mécanisme de cette recherche. D’ordinaire, on se souvient le moins des mots qu’on utilise rarement, mais sous migraine une dégénérescence temporaire de cette faculté à ordonner avec vraisemblance produit parfois des oublis inattendus de notions élémentaires et peut cependant conserver la mémoire de termes rares ou compliqués : je puis alors tout à fait dire que je « n’ouïs pas » parce que je ne me rappelle pas le verbe « entendre ». La façon que j’ai, en ces circonstances, de rechercher mon vocabulaire met en évidence plus que toute réflexion théorique le procédé normal de la verbalisation dont je deviens alors difficilement capable, et je ressens par contraste plus qu’à nul autre moment comme le cerveau procède quand il n’est handicapé par rien, par amalgames, par rapprochements, par connexions de mots, comme des constellations de référence, véritables cartes spatiales du réel, dont les lumières d’étoiles en scintillant s’appellent et se répondent.

J’ai souvent remarqué que le sentiment de cohérence et de confiance – de clarté – qu’on éprouve quand on réfléchit, parce qu’on ne sait réfléchir qu’en mots, dépend de la célérité des liens qu’on est alors capable d’établir entre ces étoiles-termes : un trou de mémoire – un trou noir – paralyse et obscurcit tout le champ des pensées, interrompant une communication, tandis qu’au contraire d’heureuses liaisons entre des mots éloignés, comme si leur lumière était plus agile et plus rapide, induit une agréable estime de soi et une analyse de toutes choses avec plus d’efficacité et de sagacité : quand la carte est acquise, c’est le territoire même qui s’étend ; la connaissance des étoiles augmente les proportions de l’univers réel. C’est pourquoi, pour me trouver le moins possible en situation d’« égarement » ou de « désorientation », je me force depuis plus de vingt ans à référencer méthodiquement ces liens lexicaux – à expliciter et à tracer ces constellations – dans un dictionnaire tout personnel – véritable table d’astronomie – que j’augmente à chacun de mes manquements particuliers, à chacune de ces failles de vocabulaire qui me bloquent longtemps l’esprit, me frustrent de ma « fluidité », et me réclament des heures d’ardentes associations pour me ressouvenir : je conserve ainsi ces oublis sur un support qui me sert d’arbre de référence pour tous les mots-repères, les mots-lumières, les mots-parallaxes, que je tends à perdre. Pour l’heure, c’est un outil numérique qui compte, en écriture resserrée, une quarantaine de pages de termes associés où je vais quérir ma route lorsque je sais que j’achoppe à rencontrer une étoile que je devine rattachée par quelque arête sémantique à une étoile déjà connue.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité