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Henry War
8 avril 2021

L'immoral est l'inédit

On n’accueille plus la nouveauté avec aménité ; si l’on se figure une telle bienveillance, c’est seulement parce que les nouveautés qu’on reçoit sans déplaisir n’en sont pas (ce qu’on ignore ou feint d’ignorer), qu’elles ne consistent qu’en des variations de réalité déjà connue, qu’en des nuances de pensées qu’on croit déjà acquises, mais tout véritable renversement de paradigme est un tabou âprement abhorré ; on lui prête les attributs de l’immoral pour le discréditer d’office tandis qu’il n’est qu’inédit ; il faut que derrière toute singularité discordante se cache une sorte de malice qui la rend d’emblée suspecte ; toute personne et toute société tiennent à la certitude que ce qui n’est pas déjà en elles est a priori un vice ; la différence, foncièrement, pousse au soupçon et au paria, et il n’existe rien de plus différent que la nouveauté.

Même, la nouveauté véritable est pour le contemporain une humiliation : ce qu’il ne sait pas, il préfère supposer que c’est un mensonge plutôt que d’avoir à faire l’effort de l’apprendre ; il le tient à distance pour ne pas s’en laisser contaminer, il refuse de s’y confronter avant toute une batterie de tests préliminaires et extérieurs – il est sceptique par paresse : ce qui est établi et nécessite un assez difficile apprentissage doit être admis sans examen ou carrément rejeté. Dorénavant, le savoir vient d’autrui, et pour qu’il mérite la peine d’une assimilation, il lui faut au préalable une importante somme d’arguments d’autorité, comme cachets ou comme sceaux : diplômes, image vénérable, consensus, soutien des pairs, et adéquation, surtout, avec ce qu’on ne veut pas contester. Une objection à ce qu’on sait est une instabilité insupportable pour la conscience du contemporain qui se devine si fragile, si vacillant au moindre choc, si proche de l’effondrement qu’il s’accroche à pleines dents à ce que désespérément il a besoin de supposer inébranlable : c’est que, si la croyance cède, tout s’effondre en même temps. Il faut donc qu’une nouveauté présente le caractère doux et tendre de ce qu’on est en mesure d’accepter sans effort, de ce qui ne heurte pas la sensibilité incluse dans la considération « heureusement » permanente du déjà-su.

Qu’on juge combien mes écrits, qui ne s’efforcent qu’à découvrir des vérités tout à fait neuves, dont le principal critère de rédaction consiste justement en ce que je n’ai jamais rien lu de ce que j’ai « couché » (faute de quoi je les croirais des redites inutiles), déplaisent et agacent : aussitôt, je ne suis pas « qualifié », ma raison n’émane pas d’une « spécialité », je critique des suppositions aventurées qu’on estime des dogmes infrangibles parce qu’elles proviennent de « sommités » par exemple littéraires ou d’évidences qu’on ne veut point se fatiguer à remettre en cause : je deviens « arrogant », « méchant », je suis bien « immoral » ! Il est vrai cependant que par ma conséquence je nuis profondément à l’image de la normalité : qu’un homme seul, ordinaire comme moi, sans bagage que ma raison et mes quelques lectures, puisse, en plus de son travail, apporter des lumières au champ des arts et de la connaissance, voilà qui n’est pas pour flatter ceux qui, sous couvert d’humilité, préfèrent se représenter que ce n’est pas leur manque de courage qui les empêche d’être des individus, mais qu’il n’y a que des chercheurs appointés qui sont tenus et habilités à mettre ainsi leur esprit à l’épreuve, que c’est un métier en somme que d’être quelqu’un, de sorte que rien n’y oblige les autres et que ce serait même de leur part « vaniteux » et « outrecuidant » de s’y essayer. Mon exception les irrite : puisque je leur ressemble, ils s’aperçoivent logiquement qu’ils pourraient tenter de s’extraire de leur banalité, et c’est une preuve tangible de leur médiocrité : il faut donc que mon élévation ne soit qu’une d’illusion ou qu’une enflure, qu’une « arrogance », précisément. Alors, seules deux attitudes sont possibles : le dénigrement ou le mépris, c’est-à-dire la réfutation forcenée de mes « trouvailles » ou le réconfortant oubli de mon œuvre – et en effet je ne rencontre pas beaucoup autre chose.

Ce qui, peut-être, présente le plus d’intérêt dans ce constat, c’est l’hypothèse d’ampleur universelle selon laquelle ce n’est pas la morale existante qui détermine le degré d’acceptabilité d’une notion, mais bien la préexistence d’une réalité qui conditionne la possibilité d’émergence d’une nouveauté, c’est-à-dire que tant qu’une nouveauté est relative c’est-à-dire rattachée à telle réalité déjà admise et connue, elle demeure admissible en tant qu’objet moral. Cette sentence, j’en conviens, n’est pas facile à comprendre, je dois la dire autrement : on admet parfaitement ce qui se rapporte à ce qui est et que l’on sait, et l’on examine encore avec assez de préventions favorables tout ce qui, quoique différent, se réfère à ces choses ou à ces concepts sus, mais on repousse sans considération toute innovation absolue qui se développe selon un axe entièrement inédit, et on la taxe aussitôt de dangereuse d’un point de vue éthique : ainsi l’acceptabilité d’une idée ne provient-elle que de ce que cette idée est périphérique à une autre reconnue, en sorte qu’il faut d’abord se rattacher à un « nom de domaine » avant de pouvoir seulement être entendu et raisonnablement étudié. Or, qu’on se représente comme cette condition d’acceptabilité freine considérablement les avancées de la pensée et des sciences : par exemple, sitôt des dieux admis, on tolère toutes sortes de développements curieux sur le champ théologique : Dieu unique, prophètes, Trinité, exégèse alambiquée, etc. mais alors envisager le paradigme d’un monde sans Dieu est une hérésie. Si par exemple, partant de ce qu’on croit savoir depuis longtemps, à mon tour je réfute la bonté dans la pitié, invoque la nécessité supérieure du mépris, prétends que rien n’existe qui ne soit d’abord nommé, ou si je déjuge Descartes ou Rousseau, je m’aventure dans un paradigme distinct de la sphère du su où affleurent aussitôt les réflexes d’accusation d’immoralité. Si je dépeins rationnellement ce qui n’est pas reconnu, c’est, à mon sens, une tentative qui suppose plutôt la reconnaissance d’une audace qu’un automatique discrédit. Il faut du moins s’y pencher, vérifier ma prétendue révolution, s’assurer qu’en effet un paradigme devenu peut-être obsolète n’a pas besoin d’être remplacé ou complété. Mais non, cela déplaît d’inconfort sur des sujets qui ne sont même plus propres à des constats d’évidence – car c’est tangiblement que l’évidence induit d’office des contradictions –, et l’on y maintient la tradition. Si l’on réfléchit bien, ce qui est désigné immoral, c’est toujours ce qui n’appartient pas à la tradition où l’on est : or, il faut bien voir que les gens n’adhèrent qu’à la tradition majoritaire de leur environnement. C’est donc tout logiquement qu’il n’y a plus de littérature : les gens ne sont intéressés que par ce qu’ils sont aptes à entendre et qui les rassure, ainsi la poésie de plus en plus leur communique-t-elle une impression négative pas loin de l’immoralité. Celui qui sait en-dehors de la commune mesure est un diable : c’est la leçon biblique par excellence que celui qui veut apporter la lumière doit, avant toute chose, se placer sous la protection d’une lumière similaire et déjà approuvée par la communauté. Il faut m’y résoudre : mon neuf sera toujours décrié, qu’il soit juste ou erroné ; je ne dois pas m’attendre à ce qu’il soit examiné plus que par quelques rares élus de l’esprit. Je suis un monstre définitif, non parce que je suis délibérément immoral, mais parce que j’arpente volontairement le terrain de l’inconnu.

… On a parlé des roses, de toutes les roses dans la littérature, et c’est grande réjouissance pour tout le monde d’en lire de semblables, odorantes, piquantes, même des noires ! Mais celles qui m’intéressent, moi, seraient transparentes ou n’auraient point de racine : « C’est mal ! Vade retro ! c’est mal ! » À peine a-t-on réussi à tolérer, après plus d’un siècle, d’un poète scandaleux les « fleurs maladives » ! Il eut son procès, d’ailleurs, lui aussi !... Ah ! pauvre monde !...

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