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Henry War
23 avril 2021

La parole humiliée, Jacques Ellul, 1981 (inachevé)

La parole humiliéeJ’ignore, après avoir lu de concrets philosophes comme Nietzsche, sous l’effet de quel désœuvrement on peut, ou l’on a pu, produire des ouvrages comme La parole humiliée, et non seulement les écrire, mais encore les plébisciter comme lecteur. J’ai quitté 40 pages après le premier mot et j’ai fermé définitivement le livre, après y avoir rencontré la complaisance d’un penseur qui, sans doute de bonne foi c’est-à-dire incapable de mesurer sa vanité et sa verbosité, aime à s’écouter pérorer de choses inutiles et systématiquement douteuses, prises évidemment toujours dans un certain sens spécifique n’appartenant qu’à l’auteur, et que cet auteur à la fausse modestie d’exclure de tous les champs plus vastes qu’il ne maîtrise pas et refuse d’examiner. À croire que les années 80, avec des Meschonnic par exemple, n’auraient produit que des cuistres universitariens, s’il n’y avait pas eu de marginaux Muray, par exemple ! On reconnaît la sorte d’auteurs à laquelle appartient Ellul à ce que leurs assertions les plus principielles et censément les plus fortes, de forme toujours précieuse, réalisent un sentiment identique de vérité générale si on les reformule sous une forme contraire : c’est parce que justement ils ne traitent que de généralités déconnectées, de notions, de concepts, d’abstractions, et que c’est le propre de tels éthers de ne pouvoir être davantage réfutés que confirmés. Il manque à ces esprits boomer ce qu’on pourrait appeler le « sens quantique » : l’intelligence s’est figée et racornie à des procédés inessentielles, stylée à des écorces toujours pareilles, rendue progressivement inapte, après les premiers succès que ces auteurs se sont trop attachés à renouveler non pas au nom de la vérité mais de leur notoriété, de leur sensation d’importance, pour ne pas dire de leur carrière, à former des objections favorables et des contradictions propices, en somme à procéder d’une véritable faculté de dissociation. Un grand esprit est toujours temporairement extérieur à lui-même, il lui faut ce recul formidable et centripète pour envisager l’altérité, se l’approprier et en conformer une synthèse irréfragable ; mais ces penseurs-ci « pensent en rond », incapables de sortir d’eux-mêmes, incapables d’affronter des vérités inédites, incapables de flairer dans le fond inspirant de la réalité ; ils paraissent obtusément ignorer les reproches les plus évidents, aveuglés par une focalisation de suffisance ; ils ne sont pas orgueilleux comme Nietzsche pour ce qu’ils savent, ils sont enferrés dans leur illusion d’impeccabilité parce qu’ils sont accrédités et populaires ; ils se croient inattaquables parce qu’ils ont acquis une situation qu’ils se contentent de dérouler sans péril sous des ratiocinations similaires qui se reconnaissent et, prudemment, se confortent entre elles.

Il faudrait que j’illustre nettement ce vice philosophique du développement construit et cependant inutile, et l’on sait que j’en suis capable sur 40 pages aussi bien que sur 400, mais cela d’emblée m’importune d’évidence ; j’en dirais cependant ceci : qu’il suffit de lire ce début en songeant comment un homme qui escompte développer une réflexion sur la parole peut si longtemps atermoyer un-dixième de son ouvrage sur la différence entre voir et entendre, avec moult catégorisations mièvres et sans progrès (comme, lorsqu’il s’agit bel et bien de la parole : la Parole « implique », la Parole est temps, la Parole est paradoxe, la Parole est mystère…), différence qui fait admettre à Ellul, en somme et en une révélation d’importance, que la vue est une succession d’images instantanées (tout comme la pellicule est une suite de photographies sur un film) tandis que l’audition induit davantage la pensée du temps parce qu’on s’attend à ce qu’un son succède à un autre : mais c’est stupide ! Voilà donc de ces messieurs qui, quand ils se forment une image en pensée, sont incapables de se la figurer en mouvement et qui, quand ils écoutent un son, supposent que ce son sans un autre ne veut rien dire ! « Je sais bien tout cela, mais je garde ma simplification abusive » : l’important, c’est que vous le sachiez, et que vous vous gardiez bien, par confort, de revenir de vos erreurs ! Et tout le reste est à l’avenant ; par exemple, une autre idée essentielle : « La parole n’est pas caractérisée par la transmission d’informations », et ce serait, dit l’auteur, à cause de ses multiples « évocations » : ah ? En quoi une évocation n’est-elle pas aussi une information ? « Ainsi pour moi le langage parlé de l’homme ne peut être ramené à n’importe quel assemblage cohérent de signes compréhensibles à l’aide d’un code », et pourquoi ? Parce que « c’est le parti pris de cette réflexion, où je n’ignore pas les autres choix possibles […] je ne les méprise pas, je ne les élude pas, ils sont tout simplement autres. » Merci : encore donc ! Ellul sait qu’il a tort, il le dit lui-même, et il récidive et s’obstine ! Mais que cherche donc ce penseur ? Consentira-t-il à la fin à exprimer une seule chose qui soit indubitable et vraie ? Ah ! justement, l’y voici : « La Parole est seule relative à la vérité. L’image est seulement relative à la réalité » : voilà une distinction à faire, et des plus délicates ! Lisons : « Le vrai, c’est ce que contient la réalité, ce qu’elle exprime ». Ah ! mince ! c’est que l’inverse fonctionne aussi très bien, il me semble (la réalité, pourrait-on dire, c’est ce que contient la vérité, ce qu’elle exprime… en tous cas ça ne me révolte pas davantage) ; je continue : « Qu’est-ce que la Vérité » (nous y sommes en plein, c’est là ce qu’il faut dire) : « Je ne répondrai certainement pas en donnant un contenu [mais il faut] la distinguer clairement de la réalité » Quoi ? Sans contenu ? Mais pourquoi ? Parce que « ceci serait aussitôt contesté, ceci demanderait un immense détour, ceci excéderait mes forces. » : ce n’est que maintenant que vous vous plaignez de pouvoir être réfuté, et aussi que vous manquez de force ? Enfin, une tentative : « Nous pourrons donc admettre qu’est du domaine de la Vérité tout ce qui se réfère à la destination dernière de l’homme. […] C’est encore tout ce qui se réfère à l’établissement d’une échelle de valeurs qui permette à l’homme de prendre une décision personnelle et significative. C’est encore tout ce qui se rapporte au débat de la Justice et de l’Amour, et de leur détermination. » Eh… oui ; la « Vérité », donc. On se représente après cela pourquoi Ellul risque fort peu d’être contesté, car il fait ce qu’on fait de pire : il prend un mot capital, et pour s’épargner la peine d’une contradiction, il donne à ce mot un sens qui n’a manifestement rien à voir avec sa signification usuelle. C’est vraiment très pratique ! Si par exemple vous tenez à parler du langage, et qu’il y a face à vous des gens qui s’y connaissent un peu, des linguistes et des phoniatres par exemple, il ne vous suffit que de dire, par exemple, que le langage est une coloration humaine de l’inanimé divin, ou que la parole est une signification de vie à travers la métaphysique, et, c’est sûr, vous l’emporterez contre tous, personne ne vous contredira, et tous les corollaires que vous établirez sur cette épate échapperont à l’appréhension de vos auditeurs ! Enfin, passons : les quarante minutes que j’ai passées à lire ces quarante pages ne valent peut-être même pas les deux heures qu’il me faut pour en dresser cette synthèse, quand cinq mots suffisent pour dire et retenir le conseil suivant : « Ne lisez pas ce livre ! »

 

À suivre : Absalon, Absalon ! Faulkner.

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Commentaires
A
Comme universitaire n'est pas Serge Gruzinski qui veut. Si le mal sort de la Sorbonne, le voyage en rabat des caquets. L'histoire connectée et ses miscellanées démonstratrices sont un plus bel appareil pour convaincre. Dans la foulée de Sanjay Subrahmanyam, Gruzinski est simple et fluide, d'une connivence avec le terrain. C'est la plus naïve démonstration de l'historien, de l'anthropologue, celui qui découvre et narre. Mais voilà, la philologie, comme la philosophie, échappe trop souvent au terrain et à l'incarnation, au principe d'une scientificité se définissant elle même dans un bouclage rétroactif permanent générant des inductions saturées fort éloignées des buts et des observations initialement projetés. . Il y a de la lumière et des grouillements audacieux même dans les révélations de Singaravelou et Venayre, au-delà d'une intentionnalité inscrite dans cette pénible prétendue post-modernité. Mais la péroraison est telle le fumier, d'un pouvoir enrichissant pour le sillon qui puisse le digérer. Aujourd'hui, à contrario des cuistreries du dernier quart du XXème siècle, il faut être plat, d'une expression d'où rien ne dépasse pour ne pas paraître "pédant"! On conçoit bien donc où va se nicher l'autorité des médiocres. Les élites managériale avec des mots-latex, incités à la platitude définitive, dans le commerce de l'action, du résultat et finalement cette cagoterie conforme à modeler la personne de qualité en agent malveillant. Toute similitude avec des hautes écoles alignées ne pouvant être fortuite selon mon intention.
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