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Henry War
2 mai 2021

Deux corollaires de l'incompétence

Un premier corollaire de l’incompétence, c’est la crainte des responsabilités : celui qui se sait amateur dans son travail ne risque jamais des initiatives dont la plupart comportent par définition un risque, particulièrement en ce que leur succès suppose un surplomb ; il se sent illégitime à oser, jamais il ne tente en-dehors des règles auxquelles il est habitué, car en loin c’est à peine s’il se devine déjà suffisant à obéir tout en étant efficace, du moins se console-t-il en se disant que ce n’est pas sa faute s’il est piètre professionnel puisque ce sont les procédures auxquelles on l’oblige qui manquent de conséquence – la pensée unique de son incompressible et bénigne obéissance lui épargne surtout de réfléchir à ses effets, le ramenant à la rassurante routine d’une action simple, normée et plutôt irréfléchie qu’il lui suffit de suivre. Mais toute incertitude qu’il ne peut résoudre en consultant immédiatement sa hiérarchie et ses protocoles écrits, il les tranche par la morale la plus mièvre et la plus répandue qui fait toujours figure d’autorité suprême à qui a renoncé à user de l’intelligence et qui tâche encore à se conformer et à imiter, répartissant ainsi sa possible faute sur un vaste ensemble d’hommes, plutôt qu’à penser comme un individu à son devoir : c’est une nouvelle fois à l’aune de l’estime anodine des foules qu’il se comporte et s’exécute, il s’efforce fébrilement de penser et d’agir en « semblable » au lieu d’avoir raison dans l’absolu, songeant que sa meilleure excuse en cas d’erreur consistera non en ce qu’il a eu raison d’agir avec performance et conformément à sa conviction, mais en ce qu’il a « bien fait » relativement à ce qu’il suppose qu’on attend de lui ; cela le dispense de se forger des idées propres et une intégrité de bel acier. Or, comme il ne sait pas ce qu’est le bien – il n’a jamais réfléchi jusque là –, c’est communément qu’on s’aperçoit que ce bien auquel il prétend « par solidarité » a produit une plus grande quantité de mal que s’il s’était bravement revêtu d’une autorité personnelle ; seulement, il est content parce que, même sans avoir eu raison, il croit sincèrement qu’il n’a « pas péché », ayant fait « comme il fallait » c’est-à-dire comme tout le monde aurait fait. Et justement, un incompétent est quelqu’un qui ne veut pas être responsable, qui prend la société bête à témoin de sa bonne foi pour couvrir son imposture, et qui semble lui dire : « Vois-tu ? j’ai fait exactement comme tu aurais fait ! » ; or, n’est-ce pas précisément la définition de l’incompétence que de faire ce que n’importe qui d’autre, et sans compétence, aurait fait à sa place ? C’est en soi une preuve que notre société, à tous échelons, ne vaut rien en termes de performance et de sentiment de mérite, une preuve qu’on ne peut se fier à personne, une preuve que la volonté des gens est gravement malade, quand l’automatisme est pris, par exemple au moindre soupçon de maladie contagieuse, de fermer une vaste structure parce qu’il faut surtout n’avoir rien à se reprocher, même si les arguments pour étayer cette mesure n’existent pas ou sont entièrement absurdes – on a empêché notamment l’ouverture de plusieurs établissements scolaires parce qu’avant la rentrée des classes un agent avait déclaré le Covid, et certes, on l’a détecté si tôt que cet agent en quarantaine n’aurait jamais été mis en contact avec des élèves ou du personnel, mais les autorités décisionnaires en l’occurrence, qui n’ont manifestement aucune rationalité, n’ont pas voulu avoir les apparences contre eux au cas où une épidémie se serait propagée par pure malchance dans leurs locaux, même si de toute évidence ce n’aurait pas pu être du fait de leur permission. Il faut chez nous avant tout une apparence de bonne conduite, rien de plus, quitte à jouer à l’excès le bon, le zélé, le samaritain, celui qui transmet des proverbes parmi lesquels figure en tête le « principe de précaution », quitte aussi à se tenir au garde-à-vous sur des positions d’enfant têtu qui refuse de se soumettre à la ferme logique des grands – un agent mis en quarantaine loin de son lieu de travail avant l’arrivée des usagers ne peut pas leur transmettre le virus, mais on n’a pas réussi à le faire entendre ! Plus encore, c’est signe de son égarement total, de sa vacuité ou de son renoncement à appréhender même sa fonction et son pouvoir c’est-à-dire sa sphère d’influence et d’action, signe de sa sidérante incapacité à mesurer par où sa décision est nécessaire et par où elle n’est que contingente, car ne dirait-on pas que ce professionnel ignore tout de sa nécessité, qu’il ne peut se résoudre à restreindre ou à étendre le domaine par lequel il serait utile, qu’il n’en a pas la moindre idée ? Le flou de son esprit est tel qu’il croit que ses actions ont de la valeur essentiellement lorsqu’elles se conforment à l’idée générale que tous se font de sa profession, et l’on sait combien cette idée, venue d’amateurs ayant encore moins de considération pour le métier d’autrui que pour le leur, est automatique et inconsistante, c’est une représentation qui vaut à peu près une caricature ! Oui, mais c’est à cette idée que se rattache un professionnel : il sait, en somme, qu’il n’est qu’une image ; il fera ce que des incompétents d’un autre métier lui recommandent selon la morale ordinaire ; c’est la démonstration qu’il n’a guère de sentiment plus élaboré de sa complexité professionnelle que ce que chacun dit et attend de lui, ou du moins il ignore tant ce que serait un véritable expert que sa conception de son devoir se résume à ce que chacun suppose a priori ; et il le devine tant que, loin de souhaiter prouver qu’il est plus profond qu’à première vue, il se rallie à l’opinion banale de son siècle et se règle sur cette superficialité à laquelle il adhère, ainsi croit-il avoir « fait son dû » en étant tel que chacun pense qu’il devrait être ! Mais un homme compétent, au contraire, supervise avec acuité le cadre même de son action, et, comme il en a justifié intérieurement les frontières, son recul aussi bien que sa minutie lui servent à franchir sans scrupules certaines de ces règles générales parce qu’il comprend qu’elles ne sont nécessaires comme garde-fous qu’à des sots qui ne travaillent que par procédures, et comme ainsi il suit l’esprit des lois de son métier et non la lettre vétilleuse de sa législation, c’est en conscience et avec parcimonie que tantôt il outrepasse ses attributions, qu’il transgresse un point de règlement ou qu’il contourne la morale vulgaire ; et s’il ne le craint pas, c’est parce qu’il sait, lui, pourquoi il le fait, avec hauteur et distance, et légitimité, de sorte que nul qui saurait ses raisons, y compris parmi ses dirigeants, ne pourrait lui en tenir rigueur : c’est quelqu’un qui peut s’expliquer et qui ne redoute point de le faire parce qu’il a l’esprit clair et la conscience pure ; il n’obéit que dans la limite de l’efficacité de ses instructions, et il n’hésite pas à y contrevenir quelquefois quand il sait que, dans les objectifs élevés que sa hiérarchie lui donnent, il sera meilleur à élargir un peu ses attributions et s’attirera plutôt ses félicitations que ses remontrances – il ne redoutera pas, pour empêcher une explosion, de déroger à la loi centrale, tandis que ses contemporains auront laissé sauter l’édifice en toute irréprochabilité légale. L’incompétent au contraire, fonctionnant avec stupidité suivant de bêtes mode d’emploi et check list, exige à n’être évalué que sur le respect scrupuleux des règles qui lui sont dévolues, et tout autre critère lui semble une injustice et un abus, une mauvaise foi, car il n’a jamais cru qu’il devrait avoir à improviser et à trouver ses propres règles pour être estimé, ou plutôt il a substitué au jugement de son efficacité le jugement de sa conformité morale : il n’exerce pas son métier en étant excellent mais « bon », autrement dit ce n’est peut-être pas un bon professionnel et il le sait, mais c’est du moins un professionnel bon.

Un autre corollaire de cette vérité générale, c’est que l’incompétence prétend toujours poursuivre le contemporain sur le fondement exclusif d’un critère protocolaire ou moral : ainsi j’apprends que le Dr Raoult – j’écris le 3 septembre 2020 – devra répondre devant l’Ordre des médecins des prescriptions qu’il a faites pour guérir du coronavirus et des déclarations variées qu’il a produites dans ses interviews et ses publications ; or, qu’adviendra-t-il de ce procès comme tant d’autres de la sorte quand on s’en prend à un vrai professionnel ? Celui-ci ne sera pas, comme ses accusateurs le supposent parce qu’ils réfléchissent justement en amateurs, le moins du monde embarrassé des questions qu’on lui fera, il en sera même très satisfait car cela lui permettra d’expliquer, comme il en a rarement l’occasion, ses démarches à des confrères qui devraient les connaître mieux que lui. Il indiquera ses méthodes, trouvera là une valorisation de son fonctionnement qu’il pourra s’exercer à expliciter et dont il fera la publicité, et quand on croira le piéger avec une question technique qui restera pour lui d’une naïveté élémentaire, comme il est lui-même un grand technicien qui avait, il y a longtemps, déjà songé à de telles objections avant d’agir, il s’étonnera que ces interrogations basiques ne lui arrivent que maintenant comme s’il ignorait (et beaucoup l’ignorent en effet) qu’il avait environ un demi-siècle d’avance sur tous ses collègues qui ne font que pesamment suivre des procédures sans beaucoup de résultats : il y répondra sans inquiétude, apportera des innovations et des démonstrations que tous, sourds jusqu’alors à ses publications qui les désintéressent, avaient obstinément oblitérées faute même de curiosité et de volonté pour s’y pencher, et il confondra redoutablement ses juges, pourtant prévenus en sa défaveur, par sa tranquille assurance et son irréfragable honnêteté. Ce tribunal ensuite lui adressera des variétés de morale qu’il balaiera d’arguments implacables que, faute de savoir réfléchir vite et avec profondeur, ses détracteurs seront impuissants à contredire, et comme ses actes prouveront que son éthique va exactement à l’exercice des valeurs du métier telles qu’elles sont depuis toujours mises en exergue par ses pairs y compris par ses détracteurs, on lui rétorquera enfin que, du moins, il n’aurait pas dû agir sans autorisation officielle : il sera alors le premier étonné de cette remarque, parce qu’il a effectivement demandé de telles autorisations, rapporté ses résultats, averti d’emblée tout le monde, et son administration, qui semble n’avoir pas même la compétence de rassembler des papiers, paraîtra incapable de s’en souvenir et ne fera plus que bredouiller d’embarras devant des documents cachetés qui le lui rappelleront. De tels procès sont intéressants à l’observateur pour deux raisons : d’abord, ils traduisent l’état de naïveté de ces juges qui supposent qu’un professionnel, parce qu’ils n’en sont pas eux-mêmes, peut redouter des reproches superficiels – en somme, ces procès trahissent toujours en premier lieu l’incompétence des juges ; ensuite, ils se retournent toujours contre ces juges en y faisant un apport considérable de science, les écrasant de sapience extérieure et de honte intérieure, au point qu’ils hésiteront à l’avenir à les renouveler, parce qu’on découvre au cours de l’instruction que l’accusé, qui a abondamment réfléchi à toutes les questions qu’on lui pose, exprime des suggestions heureuses et cohérentes qui éviteraient qu’on vienne déranger de bons praticiens sincères et scrupuleux durant leur utile travail, et qu’en somme on ne met en accusation, au sein d’une administration contemporaine, que les meilleurs professionnels ; et même parfois, sans que le public en soit informé, l’accusé obtient des dédommagements : alors ces procès ridiculisent-ils même l’intention qui en est à l’origine et deviennent-ils une véritable correction pour les défenseurs de la morale stupide qui se révèlent comme jamais, et parfois  alors publiquement, des incompétents et des sots.

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