Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
17 mai 2021

Ce que la tradition pallie

L’attachement du contemporain pour toutes les formes variées de la tradition est un phénomène qui attend encore son explication. Si ce respect n’est pas justifié, il est irrationnel : on ne continue pas un rite si on ne l’approuve pas au moyen d’arguments ; à la rigueur, il peut être agréable, c’est alors déjà une façon de validation que de le juger bénéfique, mais on doit quand même évaluer ce sentiment avant que d’admettre l’avantage de la tradition. Or, je n’ai pas l’impression que cette adhésion soit bien plus qu’un goût, qu’un penchant, qu’un préjugé – le contemporain aime le sapin, il aime sa nation, il aime la tolérance et les usages dans les repas de famille, au même titre à peu près qu’il aime le masque sanitaire, je veux dire qu’il y consent activement. Mais le bienfait qu’il reçoit de tout cela n’est pas véritablement examiné, il n’envisage pas de substitution pour pouvoir, en y conservant l’agrément, en supprimer les contraintes, il suit d’une manière automatique ou plutôt se conforme à des us et coutumes, et jamais il ne lui viendrait à l’esprit par exemple de ne pas souhaiter un anniversaire. Toute fête instituée est pour lui enviable, il paraît moins s’y résoudre que se l’approprier comme une part de lui-même alors que c’est précisément le contraire de l’individualité de faire comme tout le monde. C’est presque toujours de bon gré qu’il se soumet. Pourquoi ? Une tradition se définit également par la part d’empêchement, de restrictions de liberté, que son déroulement impose : on s’embête toujours en partie à organiser des repas, à acheter tel équipement pour l’occasion, et même à se sentir obligé de se rendre à tel événement ; une culpabilité pourrait, rien qu’un instant, envahir l’individu à faire ce qu’il ne désire pas ne serait-ce qu’en totalité, mais non, en général il s’est persuadé qu’il faut qu’il participe quand même à ce qui l’importune de façon plus ou moins relative. C’est, rationnellement parlant, assez étrange issu d’un peuple qu’on considère, je ne sais pourquoi, « rétif et frondeur » comme des Gaulois (que sait-on au juste des mœurs gauloises ?).

Seulement, sous quelle forme apparaît la tradition ? D’abord, sous la forme d’une loi, écrite ou tacite, à laquelle la désobéissance suppose des sanctions pécuniaires ou sociales : or, le contemporain n’a pas le courage d’affronter des sanctions seul ; il se sentirait ou trop brave ou trop coupable, il n’a jamais vraiment pensé à l’absoluité du bien et à la vertu de l’exemple, ses désobéissances sont infimes et symboliques, tout au plus il est en retard, il n’a pas mis de cravate, il ne boira pas d’alcool… Mais plus que cela, je crois que le plaisir qu’il rencontre à appliquer la tradition se rapporte intrinsèquement à l’image qu’il s’en fait, image rapportée aussitôt à ce qu’il sait intimement de son insuffisance : la tradition est un ersatz de vitalité, un ersatz de conviction, un ersatz d’humanité, particulièrement comme substitut d’un événement, et il lui suffit de s’y soumettre pour se donner l’illusion d’appartenir à un courant de grandeur, de faire corps avec un grand événement de houle – mais c’est un courant d’air, l’écume d’une vaguelette. Pour la plupart des gens, la tradition ne saurait être mauvaise car elle s’inscrit dans la « sagesse des nations », parce qu’elle est le fruit d’un passé considérable, et l’individu doit s’y plier non seulement parce que sa réflexion ne peut égaler celle des siècles mais aussi parce qu’en imitant ses prédécesseurs il revêt les insignes de ce qu’il estime, parce qu’il suppose encore, mais à tort, que l’histoire de son pays, d’où émanent ces traditions, est pertinente et profonde : le contemporain, par l’adhésion si manifestement aveugle à ce vestige, en exige sa part. Dans cette communauté de rites, il sent disparaître ses turpitudes particulières et croit se fondre dans ce qu’il admet d’office comme un progrès collectif séculaire ; il se rassure ainsi d’être si misérable et si sot, oublie que la multitude qu’il singe ne vaut rien et fait ainsi que lui ; la bienheureuse enveloppe des foules, comme dans le récit célèbre de Poe, le réchauffe de son pouvoir protecteur et consolant, et c’est tout ce qu’il cherche à s’attirer, il prétend ainsi « rendre son devoir d’humanité », il se plaît, en se flattant, à être ce rouage de « progrès ». En abaissant son esprit à l’imitation – ce qu’il fait chaque fois qu’il vérifie que son attitude est conforme à son environnement –, il s’épargne la peine de penser qui est de tous les efforts celui qui l’embarrasse le plus, il remet ses comportements entre les mains d’autres gens qui n’ont pas davantage réfléchi que lui, cela le rend content, le dispense de larges remises en causes, de questionnements inquiétants qu’il n’est pas mentalement formé à affronter sans trouble, il se contente d’entretenir son « esprit de fête » avec une ferveur qui est une variété de la foi, il fait confiance à autrui en une solidarité pleine de légèreté où il faut qu’autrui soit un être positif, et tout le reste est rabat-joie et grincheux, intello et récalcitrant, nuit à son bonheur et à sa tranquillité qui ne sont qu’un mode de vide, tandis qu’il se sent imprégné par contact d’une joie pleine de sérénité, quoique fébrile, qui constitue la caractéristique essentielle des imbéciles heureux encore vaguement conscients, en loin, de leur manque de valeur. À quoi bon résister ? cela attriste, en effet, et il faudrait toujours réfléchir avant d’agir, s’interroger, hésiter, puis se diriger difficilement…  – il y en a pourtant qui le font !

Et songer, après cela, que c’est toute sa vie qui, pour le contemporain, n’est qu’une somme d’usages et de traditions.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité