Le génie d'à présent est la lapalissade de demain

C’est sincèrement que je déclare ne pas croire en mon génie : tout ce qui se présente à mon esprit et que je recopie sur le papier, à quelques exceptions près, me paraît d’une grande évidence, à l’exclusion peut-être de mon style dont j’estime les grands soin et clarté. La seule raison pour laquelle je rapporte ces pensées, et notamment mes réflexions sur le contemporain, c’est que je constate qu’elles ne sont jamais appliquées autour de moi, et par conséquent je me figure tout logiquement, non sans effarement, qu’elles ne sont conçues par personne. C’est aussi ce qui paralyse le progrès des hommes : ils se croient tenus à certaines insistances, faute d’être suivis, parce qu’ils savent leurs propos incompris, et ils ne peuvent passer à d’autres réflexions sans croire qu’un lecteur trop laborieux trouvera une lacune dans le cheminement et l’accompli de leurs raisons. L’auteur alors, sans se répéter, peut fort bien se cantonner à une explicitation d’effets minutieux au lieu d’aborder un tout autre domaine plus vaste et plus ambitieux : quand par exemples j’émets l’hypothèse que le monde n’est tangiblement bâti que des certitudes que nous lui imposons et qui elles-mêmes se modifient au fil des siècles, quand je tâche à deviner la forme que prendra notre avenir en considérant le matériau humain où nous sommes et ses évolutions, quand que je redéfinis l’idée de la nature sous un angle totalement révolutionnaire de façon à induire des pistes radicalement novatrices quant à la médecine et au paradigme des sciences, j’ai le sentiment de réaliser des innovations bien plus considérables que mes évidentes précisions sur le caractère de l’homme d’aujourd’hui – sentiment qui se traduit chez moi en une impression que je ne saurais mieux définir qu’incontestable embarras – ; je m’aventure en des terres qui me sont difficilement sensibles et où je tâtonne avec la peine de qui ignore le sol même où il marche, cependant que ma description du citoyen ordinaire est un simple constat de réalité qui ne me réclame que de recopier proprement ce que je remarque alentour. Si j’avais beaucoup étudié Emerson, peut-être ne me serais-je pas efforcé d’insister sur ce qu’après lui on ne considérerait qu’une répétition ; et même, si ces vérités – d’Emerson ou les miennes – étaient enfin admises par tous pour ce qu’elles sont, à savoir de frappantes évidences, il n’y aurait pas lieu d’y tant revenir, et nous aurions alors à franchir d’autres frontières de la pensée pour nous sentir dignes d’existence et de reconnaissance. Tant que l’humanité résiste à un constat objectif, l’au-delà de ce constat n’est guère envisageable, y compris pour le penseur ; tant qu’on n’a pas reconnu à un génie le caractère banal d’un rapport de vérité, on ne l’incite qu’en explicitations de ce qu’on n’appelle encore qu’une théorie. En quoi il y a fort à gagner au progrès collectif, à l’évolution des idées et des perceptions par une vaste communauté d’individus, et même à la sévérité des siècles à se représenter une nouveauté comme évidente et par là même indigne de gratitude : là se situe la clef d’une intelligence humaine exponentielle, car le penseur n’aspire à rien tant qu’au dépassement du connu, et tant qu’il ne voit pas que son contemporain en est bien imprégné, il ne saurait porter son esprit fort au-delà de ce qui ne lui est pas déjà reconnu comme vérité, et donc il veut insister sur sa précédente démonstration de façon à l’asseoir, quitte à la reprendre sempiternellement et à y trouver d’autres exemples, au lieu d’en former d’inédite qui, par son caractère d’inadmissible, sera de toute façon balayée et niée. Tout l’effort de l’homme passif devrait consister à ne pas dissuader par ses stupides résistances le génie à penser encore « au-delà », car la meilleure incitation qu’on puisse faire à quelqu’un à se supplanter ne se trouve point à réfuter sa pensée quand elle est juste, mais au contraire à la reconnaître trop simple et fort répandue.