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Henry War
2 juillet 2021

Spectateur de talent

Ah ! comme il est bon de se sentir un talent – un vrai talent incontestable ! un art ! un art enfin ! – parmi une foule, et particulièrement une foule au spectacle, parce qu’il fait qu’elle juge, parce qu’elle examine des facultés dont chacun façonne l’estimation selon sa mesure et en se prenant pour repère ! Que je plains au contraire ceux qui n’ont pas la ressource de cette certitude lorsqu’ils assistent à un témoignage d’ordre et de beauté, n’en trouvant nul équivalent au fond d’eux-mêmes ! Combien de trouble et de gêne à se comparer ! combien d’humiliation et d’indignité ! combien d’écrasement de se savoir si piètre ! Quelle solitude alors et quel mépris ils doivent se dissimuler sous couvert de morale ou de normalité : n’être rien d’honorable face à la grandeur ! démuni ! misérable ! inférieur ! Cette impression impitoyable doit mordre bien cruellement le cœur et dévorer souterrainement la conscience : se savoir relégué, supplanté, inutile, cependant qu’au spectacle on vient pour admirer ce qui ne nous ressemble en rien ! Est-ce que la possession d’une maison, d’un métier ou d’enfants peut réellement compenser cette atteinte ? On doit bien deviner, alors, que le comédien ou le musicien qu’on contemple peut s’enorgueillir, en plus de cela, d’autre chose, fruit d’une volonté vers l’au-delà, qui le rend, là, plus admirable ? Est-ce que les gens ne se figurent pas, quand ils sont au parterre, ce qu’ils pourraient présenter eux-aussi, à des connaisseurs, de spectaculaire ? Je songe aux prétextes qu’une foule contemporaine doit se former décidément, quand elle compose une assistance, pour ne pas succomber à la honte, à ce bovin-là de l’oubli, à cet opportunisme du divertissement où, parce qu’on a payé, on se croit fondé à uniquement jouir un moment sans s’interroger sur sa hauteur, sur son égalité, sur sa légitimité à regarder : ne pas chercher à savoir ce qu’on vaut, unanimement, notoirement. Rien d’autre ne peut tant contribuer à rassurer le contemporain, à l’instant même où il se sert de l’ordre et de la beauté c’est-à-dire de la distinction individuelle pour son profit d’amusement, quant à son innocuité d’existence, quant à son indigence et à sa torpeur, quant à sa stupéfiante inconséquence ; il ne rivalise pas, se dit-il, pour la raison qu’il y a des gens rémunérés pour cela : c’est tout juste ainsi qu’on se forme une mentalité de « fans ». La passivité naît toujours du renoncement à son devoir humain : une variété de découragement est plus forte, incitée par la paresse, par la soif du confort ; on trouve des excuses à son absence de volonté qui scelle sa vacuité ordinaire. Ainsi, on n’est rien – mais on jouit quand même.

Au contraire, quelle réjouissance pour le partisan inlassable de l’effort et du progrès personnels, pour celui qui, en un soin particulier, a développé une faculté indéniable liée aux mêmes domaines de l’ordre et de la beauté ! Certes, il doute un moment de sa valeur, il se compare, il craint son ridicule au jugement dépassionné qu’il emprunte avec recul, il s’interroge avec angoisse et espérance : doit-il s’améliorer encore pour ne pas déchoir, pour rester « au niveau » de ce qu’il contemple, pour être digne d’assister au spectacle c’est-à-dire de tenir une place en face d’artistes ? Il ne veut pas, lui, être une pièce de foule, méprisé par des artistes, une bête de stupidité parmi des individus ! Ce retrait provisoire lui cause une angoisse temporaire tandis qu’il s’examine, s’inquiète, incertain, indécis ; et enfin, à force de réfléchir, lui vient la réponse : il se souvient de son vrai travail (non de sa profession, en général), de ce qui ne dépend pas d’une procédure figée, d’un apprentissage commun, d’une application facile de machine, il se rappelle l’œuvre, la sienne, unique, réelle et indubitable, qu’il a déjà bâtie – un soulagement en point, bien qu’il ne se sache pas quitte, non, jamais il ne se saura quitte du labeur véritable qui le maintient en éveil et le conserve intègre. Mais là, comme il sent qu’il peut penser « Je suis ici parmi mes semblables », une détente surgit, il s’apaise, il se trouve prêt à recevoir, il égale, il est chez lui, il est légitime pour cela, légitime à juger, à exprimer en artiste en quoi un artiste a réussi ou a échoué, et ce retour en lui-même, son assise reconstituée, il s’en sert pour redéployer son esprit, pour reconfigurer son être au discernement et à la critique, pour affiner de nouveau son intelligence ; il ne craint déjà plus de former des idées personnelles et dures sur ce qu’il voit et entend, il s’en estime de nouveau l’aptitude et le droit, car c’est en égal qu’il juge, non en animal de troupeau. Quand il inspecte son devoir et son droit, il estime que, dans cette balance, ce qu’il paye d’argent ne fait nulle différence, ne compense rien de ce qu’il va payer de son temps ni de ce qu’il a déjà payé de ses travaux : son droit et son devoir sont forgés de cette assurance, après une juste considération, qu’il mérite de pouvoir rendre des avis, qu’il n’entendrait pas mal qu’on le considérât, pour ses œuvres, exactement de la même subtile et intransigeante manière.

Oh ! et s’il est moindrement généreux, ce spectateur de talent, comme il aimerait que cette foule autour fût ainsi que lui de façon qu’il se sentît agréablement, radieusement, parmi ses pairs, entouré de pensées justes et nobles, pures comme des rayons, même silencieux et obscurs ! Qu’on devine, qu’on pressente, qu’on appréhende comme la sensation serait douce et pleine d’appétit, d’une adorable convoitise, d’un enthousiasme et d’une ferveur sans borne : pencher tout regard vers quelque assistance, et n’y rencontrer que des individus d’effort et de beauté, sûrs de leur distinction et capables sur-le-champ de la démontrer, autant d’artistes en leurs matières disparates, mais tous conséquents d’ouvrage ! Ah ! enfin un peuple d’émulation ! un peuple du respect légitime ! Oui ! la bonne orgie pour le cœur et pour les yeux !… ne pas avoir à se détourner pour galvaniser son âme !... Qu’une foule soit une réjouissance au lieu du perpétuel soupçon d’une déception !...

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