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Henry War
3 août 2021

Réflexion sur le genre de fiction qu'il faut écrire

Autant, je trouve, le genre de l’article impose l’exposition de la vérité stricte et implique le ton de dureté froide qui sied à décrire objectivement la turpitude de notre siècle – siècle qu’il y a, selon moi, grande urgence à représenter –, autant la fiction n’induit pas cette obligation et peut se départir d’un semblable réalisme. Il est peut-être devenu inutile d’élaborer des intrigues rapportant les péripéties d’un Contemporain confronté aux déficiences du monde actuel, parce que le lecteur, s’il est déjà incapable de se figurer l’horreur où nous vivons, supposera toujours le livre une fiction divertissante – exagération ou parabole. Quittant un récit, il passe toujours automatiquement à autre chose, la fiction, à la différence de l’article, n’étant pas le lieu où un lecteur d’aujourd’hui s’attend à beaucoup réfléchir (ce triste Contemporain ne fait jamais rien que ce à quoi il s’attend longtemps à l’avance) ; je ne crois pas, par exemple, que La Délivrance de Malpenser laisse dans son esprit une impression de scandale ni une ferme résolution d’agir : il doit souvent rire et se moquer, plus rarement se troubler et se scandaliser, mais malgré cela, comme il admet que l’ensemble est une imagination, un fantasme ou une extrapolation, ce n’est pas cette œuvre qui pourra lui donner la tentation de s’interroger, d’examiner la réalité ou de se fonder une action concrète sur le monde, parce que justement ce lui est d’emblée une fiction, et il forme ses conclusions relativement à cette catégorie littéraire, à cet art de faussaire, à cette composition d’un mensonge partiel ou total, en somme à une pure distraction déconnectée, et rien ne l’incite ni ne l’oblige à se saisir de l’objet imaginaire comme s’il existait tout ou partie dans la réalité. Je n’ignore pourtant pas que c’est le propre du bon lecteur de ne pas prendre un écrit à la légère au prétexte qu’il s’agit d’une invention, et qu’il y a bien des leçons à tirer même des intrigues les plus originales et improbables, mais quoi ? nous savons qu’il n’y a plus de lecteurs, et la poignée qui reste ne vaut pas, je pense, que nous en parlions au sein du général : subsiste-t-il encore un doute de ce que notre siècle, même en lisant, veut surtout se divertir ? C’est pourquoi un lecteur contemporain de fiction ne se questionne jamais – ou, disons, jamais plus de cinq minutes consécutives – sur l’application réelle de tel fait décrit ou raconté dans un roman, c’est ainsi et il faut l’admettre pour axiome ou se leurrer sur la mentalité des gens – il est même rare, à ce que j’ai constaté, de rencontrer un lecteur qui s’intéresse à la vraisemblance d’une intrigue – : si vous aviez encore besoin d’une formule bien nette et imparable pour vous en convaincre, il suffirait d’affirmer qu’un contemporain est quelqu’un qui ne rend jamais, que ce soit à l’écrit ou mentalement, des synthèses de lecture ; il ne personnifie ni n’incarne ce qu’il lit ; il n’intègre pas ; il ne réalise pas ; il se distrait un moment, puis il oublie.

Ainsi, si la fiction n’est pas la forme appropriée à la considération d’un fait, si elle est devenue inadaptée à l’objectif d’une vraie prise de conscience du réel, comment l’écrivain doit-il faire, s’il veut écrire plus qu’inutilement pour le divertissement des foules, plus que par vanité personnelle en somme (car pour quel autre motif un artiste produirait-il la bluette inconséquente et insipide qui se vend de nos jours ?), pour produire un roman induisant quelque empreinte sur la vie, quelque métamorphose du moins partielle, de son lecteur ? J’y songe. Le Contemporain, pour bien des raisons qui touchent surtout à son absence personnelle d’histoire, veut être ému ; c’est, je pense, ce qui caractérise le mieux son penchant pour le divertissement, mais pour lui il est d’emblée exclu que la littérature se rapporte strictement et immédiatement à une émotion de la réalité : ces deux univers – réalité et fiction – sont trop disjoints en son esprit paresseux et péniblement capable de lien, le roman lui est instrument d’évasion, pas outil de compréhension. Il n’y va pas pour apprendre ou pour réfléchir, mais juste pour « passer du bon temps », raison pourquoi les récits les plus anodins sont ceux qui ont le plus de succès, en été principalement, c’est-à-dire durant des vacances. Le lecteur de fiction ne souhaite pas particulièrement qu’on lui révèle un phénomène ambiant, sa volonté ni son désir ne s’y trouve quand il élit un livre, il s’enfonce d’office dans l’imaginaire et il ne se croit pas supposé d’en sortir quand bien même il entendrait qu’on le pût ; il n’établit jamais, comme je l’ai déjà expliqué dans d’autres articles, de correspondances, de passerelles entre ces dimensions devenues imperméables entre elles ; davantage : la fiction lui est un moyen de fuite par lequel il espère plutôt ne jamais rencontrer d’indice du milieu où il vit. Rien que l’édifier sur la plage où il lit lui semblerait, là, disparate et déplacé : il n’est point dans un livre pour regarder autour, et, quand il prétendrait le contraire, on prouverait qu’il ne s’informe de ce que dit le livre sur la réalité qu’avec ce que j’appellerais l’esprit de l’imaginaire, c’est-à-dire avec la pensée purement théorique d’un diverti.

J’y songe. Nous aurions tort peut-être, nous, artistes, de nous débattre, et même avec la plus belle application, dans la peinture romancée du monde actuel : l’effort ne fait que répéter ce que nous n’ignorons pas et il n’enseigne rien à ceux qui l’ignorent ; nous y dépenserions notre fatigue en vain, je veux dire qu’en dépit du perfectionnement stylistique et spirituel acquis au cours de cette rédaction, le lecteur, lui, n’en serait nullement édifié, d’autant que les éditeurs savent que ces duretés n’inspirent pas leur clientèle, raison pourquoi ils nous les refuseraient. Que faire, alors ? Abandonner tout bonnement la fiction par défaut d’intelligences aptes à se la figurer concrète et éloquente ? Ah ! quel sacrifice, alors, de l’esprit de pénétration ! Car ce n’est pas tant qu’il faille ambitionner le succès – le succès, on voit trop sur quels hères complaisants il retombe de nos jours pour en jalouser le mérite ! –, mais renoncer à ce large pan de la création littéraire parce que le lecteur en a perdu le mode de compréhension et égaré le second degré, c’est abaisser l’offre d’art à ce dont il est piètrement capable, et aussi, par voie de conséquence psychologique, le conforter dans la croyance, par la raréfaction ambiante de ce qu’il n’entend pas, que ce qu’il sait faire est tout ce qui existe, et donc qu’il n’a plus aucun effort à entreprendre pour dépasser le champ, devenu si restreint par « égards » pour lui et pour ses limites mentales, du connu. Non, je ne crois pas souhaitable ce contentement qui donnerait au Contemporain le parfait prétexte, auquel il aspire peut-être, à continuer de végéter et de déchoir : il ne faut pas cesser de lui proposer ce qui le dépasse en quelque manière, de façon que cette offre au-delà ait au moins l’avantage d’exister comme quelque « plus haut plafond » de l’intelligence, et ainsi que la médiocrité plus ou moins relative ne se sente pas, à défaut d’altitude supérieure, avoir atteint outrageusement au sommet. Le roman doit se poursuivre, son abandon serait plus qu’un échec, une déroute de notre volonté persistante ou résiduelle d’édification, une débâcle de nos prétentions d’artistes : même s’il faut communiquer exclusivement pour l’avenir, même si nous devons nous adresser à des hommes qui n’existent pas encore et qui seront, gageons-le, revenus de notre langueur et plus doués de sagacité après quelque renaissance future, il nous importe – n’est-ce pas ? – qu’il subsiste dans les lointaines archives de notre époque quelque témoignage, à travers nous, d’une avancée et d’une valeur, d’une ambition pour l’homme, d’un îlot de grandeur au sein de notre siècle de misère, car c’est malgré nous que nous sommes intempestifs, nous ne l’avons jamais désiré. La difficulté extrême que nous avons de nous faire entendre par nos contemporains ne doit point anéantir en nous la volonté de poursuivre le labeur inlassable de notre art : c’est notre culte plus que justifié, n’importe s’il nous faut pour l’heure endurer les persécutions d’un peuple de philistins et de barbares ! Oui mais alors, que faire dire au roman pour le perpétuer mieux qu’en vain ? Qu’y raconter au juste qui puisse se communiquer ? Et par quel biais amènerons-nous des pensées tangibles à un lecteur lassé de la réflexion, qui n’en veut plus et peut-être même qui n’en est plus capable ?

J’y songe. L’idéal. L’idéal incarné.

L’idéal attire encore irrésistiblement. L’émotion que suscite un personnage infiniment noble et juste porte toujours sa pointe dans des cœurs même que ne soulève plus qu’une faible réflexion. L’idéal, c’est le transport de la passion, cette émotion que souhaite ressentir l’amateur d’évasion et de vivacité : puis donc qu’il faut de la passion, puisque c’est la passion qui attire le diverti contemporain, c’est par elle que nous gagnerons les esprits – réduction inévitable au moins temporairement. Il faut attiser le feu des envies et des admirations : donnons donc à lire des récits d’hommes excellents pour rebâtir le matériau humain arrêté, présentons des exemples déconnectés de la réalité pour ne point embarrasser le lecteur de vérifications et de critiques, indiquons des êtres n’ayant qu’une âme valeureuse et brave, mais haute, rare, superbe, et faisons agir ces héros conformément à leurs dispositions supérieures jusqu’à surprendre le public de leurs décisions qui, justement, le désarçonnent aux confins inexplorés de la plus rationnelle des puissances. Il faudra que le lecteur charmé soit pris au dépourvu par la force d’une étonnante et inoubliable justice, d’une beauté morale exemplaire, d’une grandeur noble et éprouvée, pour que son existence après cela lui paraisse terne en comparaison, insuffisante et piteuse, qu’il ne sente pas un jour, pas une minute, au terme de cet influent spectacle, que sa vie puisse encore se poursuivre dans sa même insignifiante torpeur. Nous devons le frapper d’admirative émotion jusqu’à ne lui laisser plus que cette alternative : l’abandon ou l’acte, le maintien conscient du déshonneur ou l’accès à la dignité de l’individu. Et je crois que moins l’écrivain appliquera au contexte les contours d’une réalité connue, plus il sera aisé d’atteindre à ce résultat fort, en ce qu’un lecteur tenté de prétextes cherche toujours les minuscules différences qui le retiennent d’agir dans son monde comme le personnage, il quête des invraisemblances et des disparités ridicules, relève toutes les nuances microscopiques pour intellectualiser l’impossibilité de lui correspondre, cela suffit pour renoncer à toute entreprise hardie d’imitation : les deux univers ne coïncident pas, tout bonnement, alors il n’est pas question pour lui d’essayer de ressembler au personnage. Certes, on prétendra que si les univers diffèrent du tout au tout, il est encore plus difficile pour le lecteur de s’y figurer, mais c’est de plus mauvaise psychologie qu’il paraît, parce qu’alors il ne s’attèle pas du tout à retenir les détails infimes qui serviront son sempiternel besoin d’excuses (ce besoin consiste au fond en un désir préexistant de ne pas agir, par confort et paresse), il réfute d’emblée toute recherche de la sorte, toute quête de prétexte, l’intrigue lui donnant à comprendre qu’il n’y a pas a priori avec la réalité de point de ressemblance par lequel on pût reprocher ses défaillances, cependant il en conserve la forte dimension symbolique, allégorique, sensationnelle, lyrique et admirable du personnage, et c’est précisément de cette dimension, de cette forme immatérielle et désincarnée, que sont faits les véritables idéaux qui portent des actes. Ce lecteur ne sera pas préparé, dès le début, à son immixtion dans l’intrigue, il croira d’abord comme d’habitude à l’innocuité d’un divertissement payé, puis il sera subjugué par un possesseur virtuel de toutes les grandeurs humaines, il sentira la beauté d’un combat qui évidemment ne le regarde pas et que sans nul doute il ne peut reproduire, puis il trouvera, non dans ce combat spécifique mais dans le fait même de combattre avec grandeur, l’émoi propre à motiver le sens de la bataille et à exacerber l’idéal. La liberté, par exemple, n’est qu’un mot à défaut d’idéal, et je prétends que partout où ce mot devient une situation qu’on représente et qu’on transpose, il perd de sa hauteur enthousiasmante dans les difficultés vétilleuses qu’on se fabrique à pouvoir l’appliquer : il faut que la liberté demeure une notion émotionnelle, que la liberté narrée ne soit pas relative par exemple strictement à l’indépendance des États-Unis, au sort des Indiens opprimés, à la brutalité insoutenable de la Shoah ou au respect de telle mesure historique ou sanitaire, mais que son essence indiscutée, transportée par le roman d’un être profondément et universellement admirable, d’un être d’extraordinaire compassion, d’un être sublime en comparaison duquel le Contemporain a honte d’exister, passe directement au lecteur sans l’intermédiaire d’un contexte réaliste qui ne peut qu’objecter à l’intention de la reproduire – car l’idéal est une intention abstraite avant que d’être un projet instruit. Or, c’est l’idéal que le Contemporain a oublié, autrement il n’hésiterait pas à agir, il garderait l’impression de la valeur et réfuterait les chicanes sur les moyens de la mettre en œuvre. Un roman moderne, un roman artiste contemporain, ne se contenterait plus de présenter des situations de gens à peu près banaux confrontés à quelque énième variété d’inattendu, ce concept et ce système ne créent qu’un artisanat logique, un assemblage mécanique impropre à toute relation au monde, à toute implication psychologique et morale dans le vrai, au point même que plus on feint d’approcher un personnage de la personne normale, plus on atteint au fantasme, à la bêtise, à l’irrationalité et à l’illusion de ce à quoi individu doit ressembler : tous les récits qui mettent en scène un tel héros de médiocrité, même s’il s’améliore, ne débouchent finalement environ que sur le citoyen tel qu’il se croit et figure, avec toutes ses qualités et ses vertus naturellement inexplorées « faute d’occasion et de péripéties extraordinaires ». Et voilà pourquoi, depuis des décennies que les peuples lisent les best-sellers, ils n’apprennent rien et n’évoluent pas, se contentent « d’adhérer » – c’est ce qu’ils disent – : un écrivain leur propose des imaginations encadrées par une manière de réalité, et ces lecteurs commencent par assumer en quoi ils ne sont pas des policiers virils, des colocataires naïves ou des vampires sentimentaux, et ce fait étant admis parce que le contexte qu’on propose à ces simulacres sont censées être plausibles et induisent provisoirement une vérification, on devient et on reste pur spectateur, on n’assimile plus qu’une chronologie d’événements à retenir, les émotions qu’on ressent ne s’appliqueront point au monde où l’on vit, c’est bien déterminé dès les premières pages : en quoi la proximité des mondes, je crois, ne favorise pas du tout leur mélange, au contraire. On devrait donc plutôt essayer de représenter des types d’une extrême humanité et d’une cohérence théorique absolue, d’une exacte et minutieuse vraisemblance, jusqu’aux conséquences surprenantes de l’héroïsme intègre, ce que même le romantisme n’a jamais fait, se contentant de confiner des souffrances à un degré de sacrifice absurde et essentiellement chrétien. Mieux : se saisir d’un personnage qui ne soit pas un homme, en un cadre qui ne soit pas le monde, et développer la geste de cet être d’une façon qui rejoigne le plus haut degré d’humanité, le summum d’un accomplissement, dans une progression logique conservant intacte la compassion et exacerbant l’idéal humain, de quoi inciter à l’émule après l’émoi… voilà sans doute le rare, le seul projet véritablement artiste et profondément humaniste auquel un individu concerné par notre sort puisse prétendre au sein de la fiction et à notre époque : me livrerai-je à un tel projet ? Sans doute, tôt ou tard. Mais je me sens pour l’heure encore bien des vérités à exposer froidement avant de revenir à la chaleur du roman, et j’aime autant, pour le moment, retentir de duretés édifiantes plutôt que de risquer des images bouleversantes. Mais enfin, comme on sait, je ne présume jamais, et il se peut que je revienne à l’imagination, surtout quand j’en aurai assez de dire le réel, effort qui ne réalise, chez le Contemporain, jamais la moindre gratitude, et conséquemment ni chez l’éditeur la plus petite tentation d’une publication.

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