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Henry War
6 août 2021

De la démocratie en Amérique, I, Alexis de Tocqueville, 1835

De la démocratie en Amérique I

Il n’existe plus véritablement d’étude politique, historique ou sociologique en quelque sens noble et impartial ; il n’existe que des thèses contemporaines. Même chez nos intellectuels les plus rigoureux, on devine toujours un parti-pris, une humeur, quelque volonté de paraître, toutes formes de préjugés antérieurs à l’analyse – c’est étonnamment devenu le même problème dans les sciences « dures » avec des articles de médecine désormais produits sur commande et servant en premier lieu des carrières (en certaines facultés, les professeurs sont tenus, sous peine de licenciement, de faire éditer leurs textes, et même tel nombre par semestre). Aussi, c’est laid, peu lisible, d’une objectivité fardée de faux style, souvent d’une certaine ampoule de jargon et de circonlocutions, avec références innombrables en annexe et grands renforts d’honorabilités notoires citées jusqu’à l’asphyxie pour se donner une respectabilité et l’illusion d’une sapience parce qu’on a beaucoup lu (personnellement, chaque fois que je lis dans ces listes des références comme Sartre, Deleuze ou Derrida, j’invalide la pertinence même de celui qui les cite) : c’est souvent faux et c’est à peine si la vérité y a de l’importance ; on aspire surtout à faire un travail, même si ce travail n’apporte aucun progrès. On ne distingue plus de véritable et profond examen d’une question ; on rencontre des volontés de preuves qui dissimule des preuves contraires. Il est dramatique, pour ce que l’humanité avait jusqu’à alors cru de la loi irrépressible du progrès et de l’évolution naturelle, que notre époque ne soit plus apte à former une seule intelligence autonome et dépassionnée qui ne quêterait pas tout d’abord une théorie populaire ou paradoxale. Le siècle de la vérité de l’individu est terminé. Notre temps exige des analyses utiles, rentables, aux conclusions préliminaires, des travaux pour le profit ou pour l’adhésion seuls. Il faut valider formellement un diplôme ou bien complaire à des confrères ou à des foules, notamment. On ne sait personne qui se livre à des efforts en-dehors de pareils profits. C’est au point que quelqu’un qui écrit aujourd’hui éveille le soupçon : dans quel but œuvre-t-il ? au nom de qui ? qui sert-il ? quel parti ? S’il est autodidacte, c’est louche, on ne peut y croire : c’est quelqu’un qui travaille au moins par désir de gloire sans l’avouer et qui est prêt à mentir comme les autres. C’est pourquoi on préfère souvent l’amateur. Fouché inspire plus confiance que Delfraissy. Quand on désire du vrai, on ne se procure pas un livre édité : on accourt plutôt sur les réseaux sociaux. Le caractère de la vérité, semble-t-il à présent, c’est l’obscurité de l’auteur qu’on assimile non sans raison au désintéressement : mal contemporain qui se défie des experts depuis que ceux-ci pérorent et n’ont qu’un égard très relatif pour le vrai. Dire quelque chose, c’est vouloir dire : on suppose un biais. C’est vrai qu’en général un littérateur, quel que soit le genre, est quelqu’un d’intéressé ou dont le propos stagne.

Lire Tocqueville, c’est se confronter à un étrange sentiment d’anachronie : par habitude, comme un réflexe, on cherche initialement la thèse de l’auteur, et on ne la trouve pas. Ce dernier semble tantôt admirer cette démocratie originale, les États-Unis, née seulement cinquante ans avant l’écriture de l’ouvrage, tantôt il s’interroge sur ses faiblesses qu’il identifie froidement et sans sympathie. Je suis pourtant bien certain que l’homme d’aujourd’hui, qui est lui-même peu capable de lire sans appliquer ses préjugés à ce qu’il croit avoir compris, estime en général que Tocqueville était un auteur à thèse, ou qu’il admirât sans limite le régime américain, ou qu’il le détestât sans frein, mais la façon probablement assez équilibrée dont ce lectorat se partage entre ces deux théories suffit à démontrer combien le livre est d’une neutralité peu critiquable. C’est écrit avec style, ouvragé, ciselé, sans complaisance, sans pavane, sans contemplations outrées, sans morceaux artificiels d’éloquence, sans étalage de Lettres ; c’est littéraire par aspiration et par goût, presque par naturel ou tempérament ; il est inutile après cela de se demander pourquoi la plupart des professeurs d’histoire n’en ont lu que des extraits : c’est trop élégant, trop soigné de formulation, il faut goûter la littérature en plus des faits bruts, en plus des données strictement universitaires et chiffrées, en plus d’un contenu objectif dont on peut sans doute trouver ailleurs des synthèses plus condensées, au même titre que le professeur de français n’a lu du De l’esprit des lois que le fameux passage ironique : « Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves… ». Tout le reste éprouverait trop leur faible patience, ce n’est qu’un héritage, qu’un grand nom nécessaire à la curiosité publique, qu’un « patrimoine » de l’École française. C’est surtout d’une justesse peu contestable, du moins d’une application indéniable à l’impartialité, sans nécessité pour le critique, par exemple, comme il le faut souvent ailleurs, de référer à la situation de la rédaction pour excuser quelque naïveté ou quelque insuffisance, sans désir de persuader, sans affects douteux, sans effets de romancier, sans volonté d’imposer par des émois grossiers ou par des raisons vides au plaisir des foules. L’auteur vit alors en un régime encore imprégné de monarchie, et il souhaite comprendre simplement quels sont les avantages et inconvénients d’un régime électoral tel qu’il le constate et mesure en Amérique : on y trouve la vaste et sincère soif de découvrir et de retranscrire des faits pure de toute intention et de tout dogmatisme, curieuse et modeste, cependant non sans force acuité intellectuelle. C’est exactement documenté, sans excès technique ou pédant, soucieux de ne pas alourdir, d’épargner les importunités qui, en matière de sciences, relèvent souvent de la chicane pour étourdir en faussetés factieuses – le premier volume compte déjà 550 pages. La matière, fort méthodique, en est pourtant toute personnelle, on y rencontre jugements nuancés et hypothèses, apophtegmes et suppositions, c’est la relation d’un voyageur consciencieux qui a pris plaisir à se renseigner sur les « codes » d’un pays surprenant et qui s’est donné pour but d’en dresser un compte-rendu complet et synthétique, à destination d’un lecteur intéressable et cosmopolite. Il ne s’adresse pas spécifiquement au « spécialiste », qui est la catégorie où l’on admet les ratiocinations et les vanités, dont le lectorat n’apporte aucun bénéfice quand on use d’un langage universel et qu’on suppose son contemporain apte à se livrer à un effort. Chacune de ses observations est classée, pertinente, essentielle à comprendre les règles d’une nation qui s’est alors formée récemment sur un territoire nouveau, après une indépendance originale, suivant un fonctionnement propre. C’est ainsi non seulement un ouvrage de référence pour l’analyse des fondements d’une nation, c’est aussi un ouvrage de référence pour la hauteur et l’exactitude du style et de l’esprit, c’est encore un ouvrage de référence pour la mesure d’un professionnalisme en matière de sciences politiques et sociales.

Et comme tout professionnalisme véritable, c’est un ouvrage saisissant de prédiction.

Ce premier volume renseigne en effet, en 1835, sur le caractère essentiel d’un ensemble d’États réunis sous la forme d’une Confédération, nation ainsi dite (un peu à tort et en manière de raccourci) « fédérale », caractère qui ne s’est pas démenti depuis lors, qui s’est globalement perpétué et dont la définition initiale offre encore à comprendre les états-uniens d’aujourd’hui : il explique sans caricature ni simplification abusive, plus subtilement que Montesquieu quand celui-ci explique le caractère des peuples selon la latitude où ils vivent, comment les conditions de la formation d’un pays prêtent à sa population, de façon durable, une identité et une tournure mentale, autrement dit : des mœurs. Alors, il considère ces mœurs, leurs particularités en raison de la structure historique et constitutionnelle qui les a établis, et il les définit en indiquant leurs causes – où un Contemporain qui serait encore surpris des mœurs états-uniennes, comme il y en a tant à s’offusquer de ce capitalisme puritain qui les épate et qui s’en étonnent plutôt parce qu’ils refusent de le comprendre que parce qu’ils ne parviennent pas à l’assimiler, trouverait à se familiariser avec leur origine, leur teneur et leur expression. On n’a peut-être jamais autant compris l’essence d’un peuple qu’en le dépeignant systématiquement comme le fit Tocqueville dès ses fondements, avec finesse et précision. Or, la richesse de son génie s’identifie à ce que tout ce qui était vrai du temps de la rédaction de cet essai demeure vrai de nos jours, et il n’y a que la différence des régimes politiques entre Europe et États-Unis qui doive être replacée dans le contexte de l’écriture. Même, l’ouvrage est vrai quand il extrapole, quand il tâche à produire des vérités applicables à toute autre nation que les seuls États d’Amérique, quand il exprime, notamment, les diverses influences qui s’exercent sur les individus constitutifs des peuples et la façon dont ils se sentent ou non impliqués dans l’exercice de leurs devoirs humains et politiques ; en cela, ce n’est pas seulement un traité sur un pays, c’est un exemple efficace de psychologie appliquée à l’humanité, qui, retombant à l’endroit des peuples démocratiques, nous désigne et nous représente encore, ce qui constitue, deux cents ans après la publication, une démonstration de jugement d’extrême altitude. Vraiment, on y devine, dès 1835, vers quel état d’esprit se dirige la société française et européenne destinée au confort des mœurs électoraux, languide, dénervée, impassible, sans grandeur ni volonté… ce n’est même pas, en l’occurrence, le résultat de quelque pamphlet, car le ton diffère fondamentalement par exemple d’un Péguy ou d’un Bernanos, simplement Tocqueville détaille nos états d’esprit en les comparant et en leur instillant un contexte, et il est proche de conclure que nous n’avons en effet plus « d’âme », que la démocratie centralisée, qui est aussi une merveille presque inéluctable d’organisation, instruit malgré tout inévitablement un affaiblissement et une effémination des peuples – c’est plus précisément, je crois, ce dont traite le second volume de Tocqueville que j’entamerai avec la grande confiance qu’on voue à un ami de respectueuse affinité.

            Et je voudrais enfin expliciter ce que j’entends par la suprême faculté de prédiction qui signale un véritable professionnel, et qui ne s’entend pas du tout, comme chacun le prétend à la télévision, ainsi qu’un pari d’opportunité présentant autant chances de succès que de risques d’échec : une telle faculté n’est pas une aventure ou une outrecuidance, elle ne s’appuie pas sur un pari hasardeux ou sur quelque intuition déraisonnable, mais elle se réalise d’elle-même à partir d’une somme de constats ordonnés qu’il suffit d’extrapoler logiquement, lorsque celui qui les détient dispose d’un esprit capable d’en effectuer une addition et de la mener un peu au-delà de la réalité présente : alors, cette prédiction se produit nécessairement dans l’esprit de qui la synthétise, s’impose à lui comme une évidence de cohérence, comme une pure conséquence à quelque terme. Et je ne veux pas parler, chez Tocqueville, de la façon dont il annonça très explicitement la fatidique disparition des Indiens d’Amérique : c’est une prévision peut-être trop facile, déjà en 1835, pour donner beaucoup matière à admiration ; et je ne ferai aussi que mentionner comme il admit d’office que le Texas deviendrait états-unien un peu avant que le conflit n’y fût déclaré ; mais j’aimerais plutôt faire entendre, à travers une suite d’extraits, et bien que l’auteur lui-même n’en formula jamais nettement la conclusion, ce qu’il augura bien avant l’heure et par pure extrapolation de constats à conséquences. Je prie mon lecteur de croire que je ne compose pas cette collection avec force contournements et coupes favorables, et la meilleure preuve de mon honnêteté c’est que j’en tire les extraits parmi une trentaine de pages seulement, au sein d’une partie intitulée : « Quelles sont les chances de durée de l’Union américaine ? Quels dangers la menacent ? », partie sise elle-même – et c’est d’une coïncidence significative pour ceux qui, instruits de l’histoire des États-Unis, voient venir la prédiction – dans la partie : « Les trois races aux États-Unis ». Lisons cette courte collection, et voyons si vous convenez avec moi de ce qu’elle implique et signifie – je rappelle que nous sommes en 1835 lorsque Tocqueville écrivit ces mots :

« Mais, avant tout, il est bon de se fixer sur un point : si la confédération actuelle venait à se briser, il me paraît incontestable que les États qui en font partie ne retourneraient pas à leur individualité première. À la place d’une Union, il s’en formerait plusieurs. » (pages 531)

« Ce qui maintient un grand nombre de citoyens sous le même gouvernement, c’est bien moins la volonté raisonnée de demeurer unis que l’accord instinctif et en quelque sorte involontaire qui résulte de la similitude des sentiments et de la ressemblance des opinions. » (page 543)

« Les hommes qui habitent l’immense territoire des États-Unis sont presque tous issus d’une souche commune ; mais à la longue le climat et surtout l’esclavage ont introduit des différences marquées entre le caractère des Anglais du Sud des États-Unis et le caractère des Anglais du Nord. » (page 545)

« Les hommes du Sud sont, de tous les Américains, ceux qui devraient tenir le plus à l’Union, car ce sont eux surtout qui souffriraient d’être abandonnés à eux-mêmes ; cependant ils sont les seuls qui menacent de briser le faisceau de la confédération. D’où vient cela ? Il est facile de le dire : le Sud, qui a fourni quatre présidents à la confédération ; qui sait aujourd’hui que la puissance fédérale lui échappe […] s’indigne et menace de se retirer d’une société dont il a la charge sans avoir les profits. « (pages 555-556)

« Les nullificateurs du Sud prétendent au contraire que les Américains, en s’unissant, n’ont point entendu se fondre dans un seul et même peuple, mais qu’ils ont seulement voulu former une ligne de peuples indépendants ; d’où il suit que chaque État ayant conservé sa souveraineté complète, sinon en action du moins en principe, a le droit d’interpréter les lois du congrès, et de suspendre dans son sein l’exécution de celles qui lui semblent opposées à la constitution ou à la justice. » (page 567)

« La civilisation du Nord semble donc destinée à devenir la mesure commune sur laquelle tout le reste doit se régler un jour. » (page 560)

Et j’ignore si mon lecteur est assez versé dans l’histoire américaine pour comprendre du premier coup que, dans le bref espace de ces pages, figurent à la fois les causes et le déroulement de ce qui constituera en 1861 l’événement le plus traumatisant des États-Unis, à savoir la guerre de Sécession. J’ignore si ces prédictions étaient alors aisées à réaliser ; j’en doute, à vrai dire, mais elles prouvent assez qu’avec une connaissance étendue des règles d’un domaine, on peut avec efficacité en déterminer l’évolution, au même titre qu’un bon médecin doit savoir quelles seront les conséquences de telle maladie ou de tel traitement, ou qu’un boulanger sagace doit anticiper l’effet de telle cuisson sur telle pâte ; or, qu’on mesure avec quelle sorte de modestie, c’est-à-dire en véracité avec quel amateurisme, nos experts contemporains ou prétendent qu’il ne faut jamais essayer de prédire, ou lorsqu’ils s’y essaient se trompent systématiquement sans s’en repentir ni cesser de professer sur tous les médias qu’ils ont raison malgré tout et pour la prochaine fois.

Enfin, pour ne pas démentir combien Tocqueville a su deviner l’avenir, et non seulement la guerre de Sécession mais les mœurs françaises d’aujourd’hui, et peut-être même les mœurs majoritaires de la planète au XXIe siècle, je ne m’abstiendrai pas de citer abondamment, tant il me serait difficile de choisir parmi tant d’éloquences, les témoignages de sa faculté saisissante, où l’on trouvera que, rien que dans ce premier volume, l’auteur, manifestement sans volonté de médire ou de nuire et sans préjugé sur un régime qu’il n’a expérimenté qu’en touriste éclairé et qu’en ferme scientifique, indique avec perspicacité, dans une actualité aujourd’hui troublante, le caractère moral de la société mondialisée contemporaine.

 

            À suivre : Journal, Huguenin.

            

***

 

« La société est tranquille, non point parce qu’elle a la conscience de sa force et de son bien-être, mais au contraire parce qu’elle se croit faible et infirme ; elle craint de mourir en faisant un effort : chacun sent le mal, mais nul n’a le courage et l’énergie nécessaires pour chercher le mieux ; on a des désirs, des regrets, des chagrins et des joies qui ne produisent rien de visible, ni de durable, semblables à des passions de vieillards qui n’aboutissent qu’à l’impuissance. » (page 47)

« Que m’importe, après tout, qu’il y ait une autorité toujours sur pied, qui veille à ce que mes plaisirs soient tranquilles, qui vole au-devant de mes pas pour détourner tous les dangers, sans que j’aie même le besoin d’y songer ; si cette autorité, en même temps qu’elle ôte ainsi les moindres épines sur mon passage, est maîtresse absolue de ma liberté et de ma vie ; si elle monopolise le mouvement et l’existence à tel point qu’il faille que tout languisse autour d’elle quand elle languit, que tout dorme quand elle dort, que tout périsse si elle meurt ?

Il y a telles nations de l’Europe où l’habitant se considère comme une espèce de colon indifférent à la destinée du lieu qu’il habite. Les plus grands changements surviennent dans son pays sans son concours ; il ne sait même pas précisément ce qui s’est passé ; il s’en doute, il a entendu raconter l’événement par hasard. Bien plus, la fortune de son village, la police de sa rue, le sort de son église et de son presbytère ne le touchent point ; il pense que toutes ces choses ne le regardent en aucune façon, et qu’elles appartiennent à un étranger puissant qu’on appelle le gouvernement. Ce désintéressement de soi-même va si loin que si sa propre sûreté ou celle de ses enfants est enfin compromise, au lieu de s’occuper d’éloigner le danger, il croise les bras pour attendre que la nation tout entière vienne à son aide. » (pages 157-158)

« Il est impossible de considérer la marche ordinaire des affaires aux États-Unis, sans s’apercevoir que le désir d’être réélu domine les pensées du président ; que toute la politique de son administration tend vers ce point ; que ses moindres démarches sont subordonnées à cet objet ; qu’à mesure surtout que le moment de la crise approche, l’intérêt individuel se substitue dans son esprit à l’intérêt général. » (page 215)

« Tant que les instincts naturels de la démocratie portent le peuple à écarter les hommes distingués du pouvoir, un instinct non moins fort porte ceux-ci à s’éloigner de la carrière politique, où il leur est si difficile de rester complètement eux-mêmes et de marcher sans s’avilir. C’est cette pensée qui est fort naïvement exprimée par le chancelier Kent. L’auteur célèbre dont je parle, après avoir donné de grands éloges à cette portion de la constitution qui accorde au pouvoir exécutif la nomination des juges, ajoute : “Il est probable, en effet, que les hommes les plus propres à remplir ces places auraient trop de réserve dans les manières, et trop de sévérité dans les principes, pour pouvoir jamais réunir la majorité des suffrages à une élection qui reposerait sur le vote universel.” » (page 301)

« Dans la démocratie, les simples citoyens voient un homme qui sort de leurs rangs et qui parvient en peu d’années à la richesse et à la puissance ; ce spectacle excite leur surprise et leur envie ; ils recherchent comment celui qui était hier leur égal est aujourd’hui revêtu du droit de les diriger. Attribuer son élévation à ses talents ou à ses vertus est incommode, car c’est avouer qu’eux-mêmes sont moins vertueux et moins habiles que lui. Ils en placent donc la principale cause dans quelques-uns de ses vices, et souvent ils ont raison de le faire. Il s’opère ainsi je ne sais quel odieux mélange entre les idées de bassesse et de pouvoir, d’indignité et de succès, d’utilité et de déshonneur. » (page 333)

« S’il vous semble utile de détourner l’activité intellectuelle et morale de l’homme sur les nécessités de la vie matérielle, et de l’employer à produire le bien-être ; si la raison vous paraît plus profitable aux hommes que le génie ; si votre objet n’est point de créer des vertus héroïques mais des habitudes paisibles ; si vous aimez mieux voir des vices que des crimes, et préférez trouver moins de grandes actions, à la condition de rencontrer moins de forfaits ; si, au lieu d’agir dans le sein d’une société brillante, il vous suffit de vivre au milieu d’une société prospère ; si, enfin, l’objet principal d’un gouvernement n’est point, suivant vous, de donner au corps entier de la nation le plus de force ou le plus de gloire possible mais de procurer à chacun des individus qui le composent le plus de bien-être et de lui éviter le plus de misère ; alors égalisez les conditions et constituez le gouvernement de la démocratie. » (page 368)

« En Amérique, la majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au-dedans de ces limites, l’écrivain est libre ; mais malheur à lui s’il ose en sortir. Ce n’est pas qu’il ait à craindre un autodafé, mais il est en butte à des dégoûts de tous genres et à des persécutions de tous les jours. La carrière politique lui est fermée : il a offensé la seule puissance qui ait la faculté de l’ouvrir. On lui refuse tout, jusqu’à la gloire. Avant de publier ses opinions, il croyait avoir des partisans ; il lui semble qu’il n’en a plus, maintenant qu’il s’est découvert à tous ; car ceux qui le blâment s’expriment hautement, et ceux qui pensent comme lui, sans avoir son courage, se taisent et s’éloignent. Il cède, il plie enfin sous l’effort de chaque jour, et rentre dans le silence, comme s’il éprouvait des remords d’avoir dit vrai. » (pages 382-383)

« Mais nous avons fait en Europe d’étrange découvertes.

La république, suivant quelques-uns d’entre nous, ce n’est pas le règne de la majorité, comme on l’a cru jusqu’ici, c’est le règne de ceux qui se portent fort pour la majorité. Ce n’est pas le peuple qui dirige dans ces sortes de gouvernements, mais ceux qui savent le plus grand bien du peuple : distinction heureuse, qui permet d’agir au nom des nations sans les consulter, et de réclamer leur reconnaissance en les foulant aux pieds. Le gouvernement républicain est, du reste, le seul auquel il faille reconnaître le droit de tout faire, et qui puisse mépriser ce qu’ont jusqu’à présent respecté les hommes, depuis les plus hautes lois de la morale jusqu’aux règles vulgaires du sens commun.

On avait pensé, jusqu’à nous, que le despotisme était odieux, quelles que fussent ses formes. Mais on a découvert de nos jours qu’il y avait dans le monde des tyrannies légitimes et de saintes injustices, pourvu qu’on les exerçât au nom du peuple. » (pages 574-575)

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