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Henry War
13 août 2021

Journal, Jean-René Huguenin, 1964

Journal (Huguenin)

Belle âme, que ce Huguenin. Un être profond d’instinct, une volonté d’indépendance, un homme de principes, le désir de se distinguer et de réaliser une œuvre qui soit la preuve même, l’unique preuve en totalité, d’une vie, le souhait surtout d’échapper à l’insignifiance que signale la paresse de tous à se plonger dans un travail vraiment personnel, dans une véritable étude en tant qu’individu. Tout est important, tout est sérieux pour ce jeune héros que son siècle consterne et afflige, tout est un atterrement et une frustration, tout parle en défi. Mais aussi, il faut évidemment un peu se plier au monde, particulièrement quand on suit des cours à Paris en Sciences Politiques et qu’on relève d’une sorte de lignée aux mœurs mondaines ou aristocrates, promise à la réussite rien qu’en suivant des conventions. Difficile alors d’assumer pleinement la solitude idéale et la rupture artiste, de la bâtir contre tous les plaisirs de l’existence et de la jeunesse, contre les recommandations raisonnables des aînés et, même en se cherchant des maîtres, de se départir de certains usages superficiels qui valident le plus facile penchant à se rassurer, à se conformer, à se conforter : soirées tardives, réunions de famille, vacances oisives et puis certaines poses sociales, toutes les ostentations d’un caractère qui veut régulièrement se prouver une existence plutôt que s’éprouver l’identité, par le contact de la vie banale. Huguenin est, par certains côtés, un être étonnamment défraîchi d’idéal en même temps qu’une créature démonstrative de tempérament : toutes ses contentions semblent un calcul, et tous ses abandons semblent spontanés. Bien sûr, les regrets s’ensuivent, puis les résolutions incessantes : la tenue rigoureuse d’un journal oblige à des introspections et à des corrections de soi : ne plus faire ça, ne plus gaspiller l’existence en feintes et en divertissements. Oui, mais les études ? Arranger un espace, peut-être, une « chambre à soi ». Et puis vaut-il tant de se disputer avec ses proches ? Trouver un statut intermédiaire : le maintien d’un pur idéal, avec toutes les intentions illusoires d’altière puissance, avant les retours réguliers de compromission ; et ainsi l’intégrité, avec le sentiment de propreté, sans cesse dissoute dans la tendance. Chaque fois : oui, c’est terminé, promis… jusqu’à une prochaine fois !

Qu’il me soit permis, malgré ces mots implacables, de juger admirables les résolutions de Huguenin, leur force précoce et leur préoccupation de dignité humaine, avec ses aphorismes cassants, supérieurement lucides par visions fugaces, et sans concession ni scrupules, où je me sens une telle affinité,…

- « Je me dis : Ne montre pas aux gens ce que tu as de grand. Ce qu’il y a de grand dans une âme leur paraît toujours monstrueux et les effraie. Ou alors, par envie, ils cherchent à le détruire. Ne le leur montre pas et traite-les comme ils le méritent, pour la plupart : en étant distant, lointain et ferme. » (page18)

 - « Il n’y a que le dialogue qui ne me laisse pas d’amertume. À trois, il est déjà difficile de s’entendre. Au-delà, cela devient impossible. Dans les rapports humains, le mal croît avec le nombre. » (page 70)

- « Je commence à être fatigué de me reposer. J’ai hâte de me remettre au travail, de dépenser, de brûler, de me battre. Trop de santé rend bête. » (page 91)

- « Le spectacle d’une douleur basse, obscène, humilie l’humanité tout entière. » (page 121)

- « Il faut que le héros fasse honte au lecteur. » (page 157)

- « Non pas le Bien et le Mal, mais le Grand et le Bas. » (page 158)

- « Un trait de la littérature moderne : l’écrivain ne parle plus au nom de ce qu’il refuse ; il est celui qui accepte tout, et qui s’accepte lui-même. Dans ses vices et son dégoût. Un Narcisse laid. » (page 184)

- « Ce qui caractérise les faibles, à vrai dire, c’est moins le goût de l’abdication, du laisser-aller, l’obéissance servile aux moindres désirs, qu’une espèce de penchant fataliste pour le recommencement, un désir d’éterniser, une tragique impuissance à rompre. Ils meurent de ne pas savoir tuer. » (page 190)

- « Raisonneurs sans être logiques, traditionnalistes sans être fidèles et sentimentaux sans passion, les Français d’aujourd’hui sont décidément un peuple d’une dégoûtante médiocrité. » (page 207)

- « On ne se méfie pas assez de l’attention avec laquelle j’écoute. Je cherche toujours dans les conversations un moyen de forcer les gens à aller jusqu’au bout, non pour les mettre dans leur tort, mais pour les mettre dans leur vide.

Ce besoin de les connaître à fond pour me prouver qu’ils n’existent pas, que je suis seul à vivre, seul, seul au monde ! » (page 226)

- « Une des raisons pour lesquelles on aime un être, c’est que l’on est d’accord avec lui sur ce qu’il aime en nous. » (page 379)

- « Je suis las de ce journal. Vanité, complaisance, mollesse. Quand une vie avance vraiment, on n’éprouve pas sans cesse le besoin de faire le point. » (page 407)

… mais aussi de trouver méprisables ses sempiternels contredits et ses balancements lâches, sentimentaux et incohérents, comme il l’exprime lui-même dans cette dernière citation. Deux ans de journal, souvent entrecoupés de dix jours sans écrire un mot parce qu’il fallait, par exemple, aller faire du ski à Courchevel ou rendre une visite familiale en Bretagne, ou parce qu’une contrariété plutôt dérisoire l’a indisposé, ou parce qu’il manque de sommeil après une soirée inutile qu’il regrette, ou parce qu’il s’est écouté se construire plutôt qu’il ne s’est donné la volonté fouettante et périlleuse de créer vraiment en acte, et on arrive, vers la fin, à découvrir que l’auteur, juré ! s’abstiendra désormais de se lever du lit après… 9h30 ! Oui, il se réveillera fermement à cette heure désormais : 9h30… une pitié pour qui veut travailler ! Je lui passe sans mal ses difficultés à trouver le temps d’écrire parce que ses études lui demandaient un travail long et abrutissant, un travail d’élite aliénant et typiquement à la française comme notre pays se flatte d’en proposer depuis des siècles uniquement pour remplir et décorer des crânes plutôt que pour les rendre efficaces à juger, mais pour cette incapacité à la contrainte ! pour cet oubli perpétuel des conditions d’une œuvre ! pour ces exceptions continuelles qu’il s’accorde contre son propre credo ! Par élans seulement, Huguenin, qui diffère, qui atermoie, qui procrastine, élance toute sa personne vers l’Œuvre et avec une contention terrible, mais ça dure peu, quoique d’une intensité certainement surpuissante. Une longue préparation à être, une gestation d’une théorie de l’être, bien davantage qu’une démonstration, qu’un effort à être : autrement dit, pour l’essentiel, un apprêt au travail, des pages à recommencer, et cependant des productions rares, un écrit sans cesse en cours et fort scrupuleux sans nul doute, perfectionniste à l’extrême, mais aussi très peu réalisé, très absent, en somme. Il faudra pourtant lire La Côte sauvage, son roman, qui assurément doit valoir quelque chose ; n’empêche ! ces « affres » imbéciles ! Huguenin lui-même reconnaît ses similitudes avec Baudelaire, ce grand paresseux de non moins grand talent ! ce toujours-brave-au-conditionnel ! ce laborieux-quand-je-voudrais-enfin !

Ironie du sort, ou plutôt sanction comme fatidique de ce certain « vice » (pour autant qu’on admette, mais c’est puéril, qu’il existe des destinées symboliques), Huguenin, qui a tout, qui peut tout, qui est promis à tout et dispose d’un sérieux piston pour entrer chez Seuil avant même l’achèvement de son roman, Huguenin qui connaît un succès considérable grâce à son roman, de quoi lui laisser encore bien le temps de se constituer de ces « affres » qu’il poursuit et affectionne comme malgré lui, Huguenin, en route certainement pour une énième vacance ou mondanité, se tue en voiture : c’est fini, à 26 ans, ce « tout » se termine dans cette fracassante quoique logique absurdité (à ce sujet, postface absurde, idiote, ridicule, et intellectuellement navrante, presque déshonorante de François Mauriac qui prétend, en substance, que ce journal vaut surtout parce que Huguenin y avait prédit sa mort, laissant entendre, et c’est malheureux, que s’il était mort vieux le livre ne vaudrait rien.) Voilà un jeune homme qui décidément aurait mieux fait de rester chez lui à écrire, encore une fois ! Oh ! c’est méchant, ainsi dit ! je m’en aperçois… Sans doute faut-il, par ce genre de cruauté gratuite, se guérir ou se consoler de tous les bienfaits qui ne sont pas advenus, de tous les « arrêts » dans l’existence et dans la vitalité, qu’ils soient dus à la volonté des gens ou du sort.

 

À suivre : Pensées, Pascal.

 

***

 

« Toutes mes erreurs sont autant de coups de fouet. Toutes mes banalités, mes facilités, mes corruptions de charme et de prostitution me giflent et me donnent cette fièvre que je ressens, ces frissons d’amertume et cet écœurement physique désespérant, cette fadeur tout autour de moi et cette impuissance à me regarder en face, à me voir, même ; comme si chaque laideur était un rideau qui recouvrait mon âme et qu’après chaque chute mon âme disparaissait, inerte, ensevelie et morte.

Ah, je ne suis pas de ceux que leur faiblesse enchante !

Je me sens défaillir et j’erre, je tourne dans mon bureau, misérable et percé, traînant partout après moi, dans chaque angle de la pièce, sur chaque partie du mur où mon regard nauséeux se pose, sur chaque objet, chaque pensée, sur ce papier même, mon cœur brisé.

Que disais-je ! Pas de désespoir ! Ne m’aimerais-je pas encore un tout petit peu ? N’y a-t-il pas au fond de moi-même une puissance épaisse et durable qui finira par vaincre mes mauvais penchant ? Je hais mes mauvais penchants. Ils me le rendent bien, du reste. Ils ne pourraient pas me faire plus de mal. N’importe, je vais, je veux gagner !

Plus de banalités. Je veux devenir terrifiant, monstrueux, je ne veux plus avoir de semblables. Et tant pis si je me trompe. Tant pis pour le désespoir et la vieillesse malheureuse, le tourment des regrets obsédants. Tant pis ! Une vie ne vaut rien. Une vie n’a pas d’importance. Je méprise ma vie. Je me moque de ma vie comme d’un drapeau que l’on m’aurait donné à porter, pâle et flottant au vent ainsi qu’un chiffon bien taillé au bout d’une trique, mais le principal, la grande affaire, est que ce drapeau devienne le plus glorieux, le plus déchiré, le plus coloré et le plus inoubliable de tous. Que chacun de ses trous soit ma blessure, chaque lambeau une partie de mon cœur déchiré, que sa tête jaillisse au soleil sans peur des coups, de la solitude et de la douleur, sans peur de la mort, et moi écrasé sous son poids mais triomphant, impitoyable pour ma propre souffrance, dédaigneux de ma vie, de mon plaisir et de mon bonheur.

Ceux qui méprisent leur vie en ce monde la conserve pour le monde éternel. Ceux qui méprisent leur vie en ce monde sont les seuls à avoir jamais vécu. N’y a-t-il rien de plus honteux et dégoûtant que ces existences molles et feutrées, poursuivies par la terreur du risque, ces gens perpétuellement entourés de leur propre sollicitude, de leur propre dévouement comme d’une sueur où ils se baignent complaisamment, avec parfois un frisson de répugnance, un recul de dégoût, que la grâce leur envoie l’espace d’un instant, mais qu’ils ne savent reconnaître ni conserver.

Je ne suis pas sur terre pour me ménager afin de mourir plus confortablement. Ma mission d’écrivain et d’homme m’interdit de participer à ces rires qui, sitôt nés, s’évanouissent et laissent la place à d’autres rires éphémères. Le goût des choses périssables est sacrilège. Je veux agrandir mon âme de tout ce que je refuserai, consacrer ma vie à affirmer que je suis libre, et mourir dans l’amour des choses qui demeurent. » (pages 57-59)

 

« Dessinateur d’un seul portrait, je rôde depuis des années autour de l’homme que je voudrais être, mais trop souvent ma main obstinée et lasse tremble, je rate une ligne capitale, je corrige, j’efface, je reprends tout – mais mon inspiration ne reste jamais assez longue, ma volonté assez ferme, pour aller jusqu’au bout. Ma destinée reste une succession d’ébauches. » (page 393)

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