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Henry War
18 août 2021

Pensées, Blaise Pascal, 1669

Pensées (Pascal)

Ce que c’est que d’avoir le « sens commun » ! Avoir « de l’esprit », en France ! Porter réputation d’être brillant ! Savoir manier traits et paradoxes, et dissimuler tous les mouvements sinueux de la pensée, les faussetés étroites, les paralogismes captieux, les absurdités éloquentes, sous des apparences de raison si subtile, si absconse et argutieuse, que la justesse s’y perd et que l’esprit de vérité s’y corrompt ainsi que l’insecte voit le soleil au lampadaire ! Voilà qui est typiquement français : la célébration de ces pavanes, de ces succès, de ces gloires-là ! Ah ! cette mentalité courtisane caractéristique du XVIIe siècle, qui constitua apparemment tout ce que la postérité nationale considéra qu’il fallait retenir de cette époque, avec Descartes notamment ! Tant de « précurseurs » vénérés d’automatisme, de « penseurs du patrimoine », dont la rareté synchronique surtout les accréditent comme autorités auprès des foules, aïeux à supérieure hérédité ! Mais qu’est-ce que le Français a tiré d’eux, individuellement, sinon une permission collective à un chauvinisme aveugle et désinhibé, décérébré, à une pâmoison de préjugés valorisants (« je suis le fruit des successions de générations intellectuelles dont mon sang porte nécessairement la trace » : peuh !) ? Il adore son pays non pour ce qu’il est vraiment et pour ce qu’il contient, mais pour des valeurs passées et inactuelles que des professeurs, eux-mêmes complaisants et fort orthodoxes, l’ont incité à célébrer : Descartes et Pascal, jamais lus qu’en université, ne sont au Français que des majuscules, que des socles gonflés d’air où appuyer une fierté insensée, bienheureuse et illusoire. Trop d’élégance attentive, trop de délicatesse ingénieuse sans doute, caractérisent ces « pères fondateurs » pour contenir l’éclat dur et tranchant de la vérité : trop de conservatisme aussi, et une confusion systématique, certes terriblement française, entre ce que je veux qui soit et ce qui est réellement. Des pères ? Par l’âge certainement : en France on « respecte les aînés ». Mais des enfants aussi, et ô combien mesquins par certains côtés, qui expérimentent des outils qu’ils ignorent et qu’aujourd’hui l’adulte maîtrise sans mal et sans grand besoin de références, à condition unique de vouloir comprendre. Une tournure intellectuelle de découvreurs, certes, de pionniers, mais, en quelque sorte, dans le strict giron d’un parc pour enfants ; un j’examine dans un il faut ; une ambition énorme au sein d’un cercle indiscerné et ignoré ; le grand souffle de l’aventure de l’Amérique observée depuis le vitrail d’une église : ah ! que de rudiments, en vérité ! Il s’est joint à leurs écrits trop de préventions récurrentes, trop de sytématiques bornes, dont, à chaque pas, la présence invalide le travail de dégagement que le projet initialement propose, et notamment l’admission du christianisme catholique, cette masse où gravite encore comme un faix toute réflexion ! Combien j’ai admiré Les Méditations métaphysiques et sa complète reconsidération du réel, ce doute superbe et démiurge, avant de tomber, en troisième partie, sur l’idée « probante » que, puisqu’on a une idée de Dieu et que cette idée de perfection ne se rencontre pas dans l’expérience, alors c’est que sa pensée nous préexiste ! Semblablement, je discutais récemment avec quelqu’un qui faisait référence à son allégorie de la forêt pour expliquer que le gouvernement ne se trompait pas sur la méthode contre le Covid, parce que, comme le disait l’auteur, quand on est forcé d’agir et qu’on ignore comment s’y prendre, il suffit, dans une forêt où l’on est perdu, de se résoudre à marcher dans n’importe quelle direction et de s’y tenir pour en sortir inévitablement (par conséquent, il faut poursuivre tous les décrets commencés) : c’est exactement le genre de comparaison abusive dont usaient et se contentaient nos « précurseurs » sans y mesurer leur imperfection pourtant flagrante ! C’est que dans une forêt, on n’ignore pas, justement, la méthode pour sortir (il suffit de marcher avec obstination en ligne droite), tandis que pour sortir d’un problème, marcher dans n’importe quel sens avec une obstination forcée est précisément le moyen de s’enfoncer davantage – mieux vaut donc ne pas trancher la question et rester sur place dans l’attente d’un indice que de se former n’importe quelle réponse peut-être erronée et de la soutenir coûte que coûte.

Chez Pascal, c’est similaire : « Il n'y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison » : propos de pur caprice, aussi puéril que : « C’est celui qui le dit qui l’est », au même titre que son fameux pari, qui l’a tant fait admirer parmi les sots pour ce qu’il renferme d’astuce, apanage de ce détestable « esprit français » dont le XVIIIe siècle fera une joute déconnectée de toute réalité et dont le mérite consistera en un jeu de méchancetés où la vérité n’est pour rien, ce pari selon lequel la raison même suppose qu’il vaut mieux croire en Dieu que ne pas croire puisqu’on a tout à y gagner et rien à y perdre (on suppose que Pascal compte pour « rien » le fait de s’adonner une vie entière à des mensonges, doctrine et rite, parce qu’il ne soupçonne pas, tant il est certain du contraire, qu’on ne puisse bénéficier que d’une seule vie ; au même titre, Descartes a écarté qu’en fait de représentation d’un Dieu parfait, personne ne s’accorde, pas même les croyants, de sorte qu’on ne peut pas dire que Son idée nous préexiste puisqu’elle n’existe tout simplement pas). Ça veut toujours avoir raison, alors ça déraisonne pour forcer le passage aux thèses préétablies : la pétition de principe précède toujours la démonstration, où l’axiome improuvé est ce qui compte le plus. Vraiment, son soutien de la religion catholique est un entêtement d’enfant gâté, c’est manifeste, quitte à écrire n’importe quoi, à proposer des idées bizarres, contradictoires, absurdes, inentendables… et bientôt tout ce qui est inentendable et obscur est vrai, parce que le propre de la vérité est d’être obscur et absurde, etc. Tout aboutit à cette passivité, à cette soumission, à cette humiliation, à cette renonciation et à cette irréflexion qui symbolisent le mode de relation traditionnelle à Dieu : mais pourquoi, en ce cas, s’efforcer par intermittences d’expliquer de façon rationnelle tant de paradoxes et d’apories si l’on est persuadé qu’il suffit de s’abandonner à des lumières supérieures pour être le meilleur croyant ? Du reste, cet ergotage, je crois, ne convainc personne, ou, précisément, ne convainc que des Catholiques ; son discours de religion n’est qu’une philosophie de converti, même le Catholique ne sera pas persuadé de la moitié de ces « arguments » qu’il passera le plus souvent avec dédain jusqu’à rencontrer enfin quelque chose de plus substantiel : Pascal est une liste de mauvaise foi où, tôt ou tard, se retrouve un croyant. Or, je ne présume pas, moi, qu’il y a quatre cents ans la conformation de l’esprit humain empêchait l’individu de deviner en quoi consistait une raison bien ferme et irrécusable – mais j’ai peut-être tort, je l’ignore au juste, c’est un champ d’étude extraordinaire et auquel je ne me suis pas livré que de se figurer ce que pouvait être un conditionnement psychologique médiéval. Pascal est l’incessante et agaçante contradiction qui se vante ou qui s’ignore, parce que perpétuellement il ne regarde qu’au but, jamais aux moyens intègres et réguliers d’y parvenir : il a sa conclusion, il lui faut fabriquer après coup des logiques pour les atteindre (c’est la même erreur de facticité chez Descartes, on sent bien qu’il lui fallait son existence de Dieu pour poursuivre), et il n’est jamais aussi pertinent que quand il parle du monde réel, en moraliste concret plutôt qu’en spiritualiste des Écritures, c’est bien cette brève partie de lui qu’on retient de lui quand on prétend l’aimer en entier – et dois-je dire encore que ces pensées sont en très grand nombre des emprunts à Montaigne sur qui, par ailleurs, il se sent encore légitime et habile à médire ? Il exprime alors de ces intuitions étonnantes et fécondes mais malheureusement courtes, inapprofondies, proprement fulgurantes c’est-à-dire lumineuses et passées comme l’éclair, sans description utile à amener à une révolution réflexive, au point qu’on s’interroge si Pascal n’est pas plus intéressant quand il reçoit des visions que lorsqu’il raisonne, si spirituellement il ne vaut pas mieux quand il entrevoit fugacement la réalité plutôt que lorsqu’il s’appesantit de spiritualité, s’il n’est pas plus juste quand il évoque et soupçonne que lorsqu’il disserte et pérore. Son « divertissement » par exemple n’est pas trop mal, l’idée essentielle que l’homme ne s’adonne à toutes sortes d’activité que pour mieux oublier son ennui qui l’accablerait d’indignité s’il s’attardait à réfléchir sur soi, et qu’il ne cherche ainsi pas tant à obtenir le bénéfice de son action qu’à perdre son temps en purs projets, mais c’est encore peu, de quantité et de matière, dans l’ensemble des Pensées, quatre ou cinq pages à l’avoir rendu célèbre, et encore insuffisantes à expliciter de quelle indignité il s’agit et notamment quel est le caractère foncier de l’être qui le rend si impropre à se sentir une existence légitime et glorieuse : mais il est vrai que, sans doute, les lourdes préconceptions du christianisme embarrasserait ce substrat véridique s’il fallait à Pascal pour le développer. Ce christianisme forcené qui s’attache à se trouver une méthode occupe déjà plus de la moitié de l’ouvrage, avec toute la faconde procédurière et étriquée d’un janséniste qui ne s’empêche pas de dénoncer ses voisins qu’il désapprouve, et la logique rigoureuse qui intéresse Pascal dément si fort toutes les basses et souterraines « raisons » de la religion qu’on ne croirait pas que cette défense du catholicisme soit du même homme, ou, pour le dire plus justement, qu’on ne croirait pas qu’elle ait été rédigée avec un esprit qui ne fût pas conduit par une thèse qu’il s’obstine à défendre à n’importe quel prix, par contraste avec le reste qui lui vient plus naturellement de l’observation des mœurs humaines et d’un simple effort de déduction ; on trouve là le caractère d’un homme « qui veut faire de l’esprit », comme il explique par exemple que tous les costumes ne sont qu’un décorum pour s’attribuer de fausses compétences, puis prétend qu’il faut quand même s’y soumettre à cause de la puissance qu’ils représentent, incohérence qui ne sert qu’une apparence de virtuosité éloquente – j’en livre les extraits, pour honnête comparaison :

« Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines, dont ils s’emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lis, tout cet appareil auguste était fort nécessaire ; et si les médecins n’avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n’eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n’auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique. S’ils avaient la véritable justice et si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n’auraient que faire de bonnets carrés ; la majesté de ces sciences serait assez vénérable d’elle-même. Mais n’ayant que des sciences imaginaires, il faut qu’ils prennent ces vains instruments qui frappent l’imagination à laquelle ils ont affaire ; et par là, en effet, ils s’attirent le respect. Les seuls gens de guerre ne sont pas déguisés de la sorte, parce qu’en effet leur part est plus essentielle, ils s’établissent par la force, les autres par grimace. » (page 78)

(Étrange, notamment, que Pascal à travers ce morceau qu’on sent conçu en pleine et audacieuse conscience des sociétés d’apparat, n’ait pas songé à en appliquer la teneur au seul costume dont il ne parle pas, quoiqu’évoquant la soutane, celui du prêtre.)

« Cela est admirable : on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept ou huit laquais ! Eh quoi ! il me fera donner les étrivières si je ne le salue. Cet habit, c’est une force. C’est bien de même qu’un bien cheval harnaché à l’égard d’un autre ! Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle différence il y a, et d’admirer qu’on y en trouve, et d’en demander la raison. » (pages 158-159)

Le premier texte propose une observation à la Montaigne suivant la raison impartiale et suppose que le costume est un déguisement auquel il ne faut pas se laisser attraper, et le second parle de la peur qu’inspire la puissance costumée à laquelle il faut donc se résoudre : Pascal est un homme qui finit par se plier à ses passions où figurent tous ses intérêts sociaux au détriment de philosophiques, et cette contradiction en lui explique pourquoi, au fur-et-à-mesure que sa carrière le fait connaître, il se range à des obéissances dont il sent qu’elles lui vaudront plus de profit – cette transaction de conscience est ainsi résolue, et ainsi toute sa doctrine en définitive se limitera, en substance, à : « Il ne faut pas résister », doctrine aussi piètre qu’avantageuse, un opportunisme médiocre, le contraire d’une philosophie de bravoure. Il y a d’ailleurs, si l’on y songe, dans cette insistance à convertir par l’écrit publié, non tant de disposition sincère parce que le croyant ne doit logiquement point tirer de satisfaction à ne pas être seul, mais un étalage sophistiqué par lequel Pascal proclame son effort d’évangélisme et sa conformité religieuse, attributs courtisans dont l’ostentatoire sert uniquement la reconnaissance mondaine.

Non, Pascal n’est pas grand mais servile, et sa pensée bien souvent est une ratiocination et un sermon, un sophisme et une argutie, une élégance en vogue, factice comme les oraisons funèbres de Bossuet qui n’ont jamais tant servi à célébrer des morts qu’à se célébrer lui-même et sa faculté de discourir, et qu’il exhibe infantilement pour satisfaire des maîtres qui le peuvent promouvoir, sans risque ni avancée majeure pour la réflexion de son siècle, dans le sens même des intérêts contemporains, enfonçant le savoir dans ses usages, confortant des positions et des modes de pensée, distillant l’influence de la stagnation et des pompes. C’est même d’ailleurs à peu près en ces termes qu’il le confesse, puisque chez lui tout se résume aux plus ou moins d’avantages qu’on tire de ses pensées et de ses comportements, et qu’il ne faut que s’adapter au monde où l’on vit afin d’être heureux et ne déranger personne. C’est là, sans doute, qu’il faut chercher l’origine de sa contestation de Montaigne : outre que ce dernier ne faisait pas grande démonstration de foi, il était malgré cela fort célébré dans les cercles littéraires du XVIIe siècle pour son us d’une raison sage et pratique, et l’on sait que, de tous temps en ce monde déplorable et politique, partout où l’on aspire à se faire valoir, il ne s’agit pas d’avoir raison avec équilibre et subtilité mais, en se servant de références unanimes propres à susciter sa connaissance, de se porter en leur plus grands défenseur ou en leur opposant outré, comme cela se réalise encore dans toutes nos assemblées.

 

À suivre : Le Disciple, Bourget.

 

 ***

 

« D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas, et qu’un esprit boiteux nous irrite ? À cause qu’un boiteux reconnaît que nous allons droit, et qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons ; sans cela, nous en aurions pitié et non colère. » (page 75)

 

« Il y a différents degrés dans cette aversion pour la vérité́. Mais on peut dire qu’elle est dans tous en quelque degré́ parce qu’elle est inséparable de l’amour-propre. C’est cette mauvaise délicatesse qui oblige ceux qui sont dans la nécessité de reprendre les autres, à choisir tant de détours et de tempéraments pour éviter de les choquer. Il faut qu’ils diminuent nos défauts, qu’ils fassent semblant de les excuser, qu’ils y mêlent des louanges et des témoignages d’estime et d’affection. Avec tout cela, cette médecine ne cesse pas d’être amère à l’amour-propre. Il en prend le moins qu’il peut, et toujours avec dégout, et souvent même avec un secret dépit envers ceux qui la lui présentent. 

Il arrive de là que, si on a quelque intérêt à être aimé de nous, on s’éloigne de nous rendre un office qu’on sait nous être désagréable ; on nous traite comme nous voulons être traités : nous haïssons la vérité, on nous la cache ; nous voulons être flattés, on nous flatte ; nous aimons à être trompés, on nous trompe. 

C’est ce qui fait que chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne davantage de la vérité parce que l’on appréhende plus de blesser ceux dont l’affection est plus utile et l’aversion plus dangereuse. Un prince sera la fable de toute l’Europe et lui seul n’en saura rien. Je ne m’en étonne pas : dire la vérité est utile à celui à qui on la dit mais désavantageux à ceux qui la disent parce qu’ils se font haïr. Or, ceux qui vivent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du prince qu’ils servent ; et ainsi ils n’ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant à eux-mêmes. 

Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plus grandes fortunes ; mais les moindres n’en sont pas exemptes parce qu’il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entretromper et s’entreflatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L’union qui est entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d’amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu’il n’y est pas, quoiqu’il en parle alors sincèrement et sans passion. 

L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres. Il ne veut pas qu’on lui dise la vérité, il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur.

Je mets en fait que si tous les hommes savaient ce qu’ils disent les uns des autres, il n’y aurait pas quatre amis dans le monde. Cela paraît par les querelles que causent les rapports indiscrets qu’on en fait quelquefois. (pages 87-88)

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