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Henry War
30 août 2021

Le Disciple, Paul Bourget, 1889

Le DiscipleEt voici un livre bâti comme un Stendhal ou Balzac, dont l’essentielle couleur est celle d’une relation amoureuse dans un milieu noble : le parallèle, à moi, saute aux yeux. C’est une histoire sentimentale, avec une dame de haute lignée, caractérisée telle, et suivant le récit de la formation d’un jeune homme. Évidemment, Bourget ne s’est pas contenté de reproduire cette recette dramatique, il y a introduit l’ingrédient de la modernité, en l’espèce d’une réflexion sociale, en laquelle il échoue à mon sens, pour des raisons que j’expliciterai et qui apparemment n’ont jamais été dites, au moyen de l’introduction d’un personnage de maître à penser, et en l’accompagnant d’un questionnement sur la responsabilité des auteurs : Adrien Sixte est un philosophe flegmatique qui dénie toute vertu du sentimentalisme dans l’exploration de l’âme humaine, et ses ouvrages s’efforcent à expliquer l’homme sans nulle transcendantalité, sans bien ni mal supérieur, uniquement comme une machine réactive et conditionnelle. Ses travaux, qui scandalisent les religions et la morale, fascinent en particulier un étudiant, Robert Greslou, d’un certain talent et prometteur, exalté par ces révélations dont il rédige des continuations, et qui, après avoir rencontré son mentor, part occuper un poste de précepteur au sein d’un château. Il décide alors à titre expérimental de séduire la fille du marquis, Charlotte, de façon à vérifier le conditionnement de son esprit et la manière plus ou moins systématique dont on réagit à certaines stimulations et dont on y répond par l’amour, ainsi que le prétendent les ouvrages qu’il adore. Expérience qui conduira à la mort de la femme et au procès du précepteur accusé de meurtre, ainsi qu’à la mise en cause de Sixte lui-même dont la littérature a peut-être indirectement conduit au drame.

Roman à thèse, Le Disciple proclame la responsabilité des écrivains et exige que l’on soit redevable des incitations qu’on exerce sur autrui par l’intermédiaire de sa pensée écrite : en quelque sorte, c’est bien la faute du maître, conclut Bourget, si le disciple exécute (mal) sa volonté, et même le malentendu lui est imputable : le roman condamne la légèreté de l’écriture. Cet argument motive tout le récit, structuré un peu artificiellement comme la confession écrite que Greslou adresse à Sixte pour expliquer ses origines, sa discipline et ses actes, de façon à mettre en évidence à la fois le développement de l’esprit d’un être mais aussi le saisissement du philosophe à la lecture d’une application tout empirique de son propre travail. Cette lettre, qui constitue la majorité du roman, relate les mouvements d’âme d’un homme méthodique mais sentimental, peu sûr de ses effets, et que l’amour de Charlotte, je veux dire l’amour qu’il lui voue, vient surprendre dès le commencement de son expérimentation. C’est même en cela que le roman idéal est un échec, ce que nul n’a trouvé, semble-t-il, parmi ceux qui l’ont commenté : Greslou est bâti avec trop de vraisemblance instinctive ou éprouvée pour ne pas s’avouer que cette « expérimentation » qu’il mène est insincère, car il est sincèrement épris : dès le début, il est charmé par Charlotte, et il ne se fait de cette expérience qu’une excuse pour la poursuivre de ses assiduités, avec si peu de planification et de machiavélisme d’ailleurs qu’on se demande le plus souvent en quoi il sert les théories de Sixte, où se situent ses influences sur son cobaye et comment il pourrait conclure quoi que ce soit ! D’ailleurs, Greslou l’admet lui-même, quoique confusément, parce que Bourget ne sait pas nier la logique de la psychologie générale dont il préférerait, pour sa démonstration, des rouages plus systématiques, mais il est consciencieux et honnête et fait écrire à son personnage : « Si j’ai subi le charme de grâce et de délicatesse qui émanait de cette enfant de vingt ans, je l’ai subi en croyant que je raisonnais. Il y a des heures où je me demande s’il en a été ainsi, où toute mon histoire m’apparaît comme plus simple, où je me dis : “J’ai tout bonnement été amoureux de Charlotte, parce qu’elle était jolie, fine, tendre, et que j’étais jeune ; puis je me suis donné des prétextes de cerveau parce que j’étais un orgueilleux d’idées qui ne voulait pas voir aimé comme un autre.” » (page 192) Il est vrai que la suite de cet extrait contredit cette présomption favorable : « Je me rappelle ce que j’ai pensé alors, cette froide résolution caressée dans mon esprit, consignée dans mes cahiers, vérifiée, hélas ! dans les événements, la résolution de séduire cette enfant sans l’aimer, par pure curiosité de psychologue », mais je prétends que la raison véritable est ici trahie dans la première partie de la citation, en ce que Greslou, juste ensuite, ne se départit pas d’aimer tandis que la résolution froide dont il parle semble n’avoir duré que le temps de la consigner dans son carnet, ou bien pourquoi sera-t-il amené à être si affecté de son insuccès et à vouloir se suicider par désespoir ? D’ailleurs, s’agissant de l’extrait, pourquoi le terminer ainsi : « mordu, comme je le fus, par ce féroce esprit de rivalité envers cet insolent jeune homme [le frère de Charlotte], mon contraire » ? Est-ce par jalousie qu’on entreprend une « froide » expérimentation qui, dans son déroulement, manquera là toujours extrêmement de contrôle ? L’auteur mêle mal à propos dans cet extrait des motifs trop divers et inconciliables, préférant insister, pour la portée édificatrice de son œuvre, sur la dimension « calculatrice » du personnage, que, contrairement à l’assertion trop péremptoire qu’y s’y trouve, nul « événement » ultérieur ne viendra vérifier, à l’exception d’un mensonge initial qui, loin de constituer une « machination », n’est qu’une simulation assez innocente de mélancolie pour attirer la jeune femme et se donner de la profondeur (il prétend, pour appâter Charlotte, qu’il pense à une femme qui lui a mal rendu son amour, et même ce mensonge, si je ne m’abuse, est improvisé ; du reste, il n’est pas entièrement un mensonge si l’on admet que Greslou ne fait que transposer la situation qu’il pourrait vivre avec celle sur qui il ambitionne ses visées), et qui n’empêche nullement qu’il en fût sincèrement épris. Ainsi, toute la polémique qu’a fait naître l’ouvrage de Bourget est à peu près nulle : les critiques sont partis sans vouloir le contester du principe que Greslou était bel et bien un scientifique suborneur, un coupable affreux, un terrible criminel, ce qu’il n’est point ; c’est un être falot qui se fait une raison d’aimer une femme mais sans la manipuler davantage qu’en n’importe quelle séduction, et la preuve, c’est qu’il est le premier affligé de ce qu’elle puisse le refuser, qu’il en souffre non comme un philosophe mais comme un amant éconduit. Ce n’est donc pas un odieux comploteur ainsi que même Sixte l’exprime idiotement lorsqu’il paraît n’avoir pas compris lui non plus cette âme qui s’expose à lui. Sixte n’a rien à voir avec le drame de cette relation amoureuse qui se construit tout naturellement, avec, certes, ses petits mensonges opportuns et ses examens minutieux de la façon dont on produit certains effets d’opportunité pour se donner des chances : Greslou est d’une timidité piteuse, pas du tout audacieux comme l’apprenti d’une matière dont on aspire à la maîtrise, ce n’est point, par un exemple, un Casanova ou un Freud, il n’est aucun des hommes immoraux et modernes dont l’auteur parle dans son introduction. Et je m’étonne, dans le dossier de mon édition où figurent des critiques, que personne ne se soit aperçu de cela, que tous soient tombés dans le panneau de ce titre : Le Disciple, comme si la filiation était établie d’emblée entre Greslou et Sixte et qu’il ne restait plus qu’à analyser la part de culpabilité qui revient généralement à l’auteur sur les actions de son lecteur. Et je crois que les écrivains qui en ont parlé furent trop intéressés à disserter de leur influence, sujet épineux et digne d’une dissertation, peut-être nouveau à leur appréciation et que leur statut les incitait évidemment à développer pour se beinôt disculper, plutôt qu’à vérifier si cette influence, dans le roman, était indiscutablement à l’origine d’une mort, ce qui n’est manifestement pas le cas. D’où ce débat, entre les intentions nobles du savant de vérité dans une société qui n’est pas prête à recevoir et à appliquer ses doctrines, et le « pernicieux » effet de l’écrit en des esprits « influençables » et premier-degré qui estiment légitime d’expérimenter des théories y compris contre l’ordre établi quand il est vide ou mensonger : tous ont déclaré, apparemment, qu’il y a des vérités qui, trop avancées dans la progression lente des siècles, ne doivent pas être explicitées pour risquer de susciter des émules dangereuses, etc. propos de pontifiante et douceâtre éloquence, comme si l’on devait se faire un devoir de conforter la déraison du monde pour empêcher de commettre des crimes légitimes contre la stupidité des mœurs. C’était sans doute une façon de se protéger de la « déraisonnable impétuosité » dont tout auteur risquait alors l’accusation grave : il fallait assurer que son œuvre était toujours rédigée avec force conscience et dans la considération attentive du moindre effet sur son lecteur – comme c’était digne et grand ! On trouva alors tout naturellement qu’il fallait protéger la jeunesse quitte à lui cacher des choses, comme on trouva tout naturel d’interdire hautement aux jeunes hommes de séduire des femmes de dix-sept ans et demi, de dix-sept ans trois-quarts, de dix-huit ans moins un jour : c’est encore de bon ton, ça fait responsable, on découvre là des artistes qui se conduisent en bons pères de famille et qui ne permettront jamais que leur lectorat tombe en marginale dissidence, ça donne confiance en eux et ils croient savoir qu’après cela, eux qu’on soupçonne toujours un peu de corrompre les filles, on les lira d’autant plus : quel opportunisme mondain ! Ça ne valait certainement pas la peine d’un livre, si ce n’était que pour feindre de produire cette « controverse » prémâchée et fort convenablement et prévisiblement résolue par des artistes devenus si soudain des jésuites plus que convenables !

Quant au style, Bourget est remarquable, représentatif de cet effort méticuleux et fin-de-siècle qui ne se lit plus : c’est patient, précis, psychologique, beau d’une manière même un peu maniérée, encore légèrement anachronique pour son époque légèrement plus brave et plus hardie ; ça respire fort l’admiration pour Stendhal, Balzac, et peut-être pour Châteaubriand, à défaut de cette vigueur un peu virile, de ces audaces neuves et surprenantes, que j’aime trouver dans la littérature de cette époque, et qui, là, sont rares, dont la rareté « lisse » le roman en une tonalité d’apprentissage qui, pour exagérer un peu, tourne aux contemplations atermoyées d’un Goethe ; admirer tout de même, par exemple : « Et je continuai de garder ma physionomie songeuse, tout en contemplant la neige qui fouettait les vitres. Elle tombait maintenant, du matin jusqu’au soir, par larges étoiles tourbillonnantes, avec un enveloppement, un endormement de tout le paysage, et, dans les pièces tièdes du château, c’était un charme silencieux d’intimité, une lointaine mort des moindres bruits de la montagne, tandis que les carreaux des fenêtres, revêtus de givre au-dehors et de vapeur au-dedans, tamisaient une lumière plus adoucie, comme malade. » (pages 205-206) ; ou encore : « Je sortais du château dans ce demi crépuscule froid qui précède le lever de l’aurore. J’allais droit devant moi, frénétiquement, choisissant les pires coursières, m’attaquant dans mes ascensions des puys les plus rapprochés aux côtés abrupts, presque inaccessibles. Je risquais de me casser les reins en dévalant le long des sables fuyants des cratères, ou sur les escaliers des crêtes de basalte. N’importe. J’allais dans la nuit finissante. La ligne orangée de l’aurore gagnait le bord du ciel. Le vent du jour nouveau fouettait ma face. Les étoiles se fondaient comme des pierreries noyées dans le flot d’un azur d’abord tout pâle, puis tout foncé. Le soleil allumait sur les fleurs, les arbres, les herbes, un étincellement de rosée brillante. J’essayais de me procurer la sauvage griserie animale que j’avais connue jadis dans des courses semblables. Persuadé, comme je le suis, des lois de l’atavisme préhistorique, je m’efforçais, pas cette sensation de la marche forcée et celle des hauteurs, d’éveiller en moi l’esprit rudimentaire de la brute ancestrale, de l’homme des cavernes dont je descends, moi comme les autres. » (pages 251) L’histoire d’amour, inspirée de cas judiciaires, manque en soi de vertus mâles, et ce Greslou dispose d’un caractère tendre et valétudinaire qui ne lui permet pas la savoureuse effraction dont on l’accuse : ceci, aussi, l’aplatit en conséquence, il reste noble de cœur et, suivant des usages de noblesse, il demeure assez abstrait et éteint. Quant à Sixte, il figure un savant dont le retrait de toute vie sociale aurait de quoi impressionner ou faire rire si le personnage ne confinait pas à ce qu’il faudrait appeler une naïveté responsable en laquelle il est assez difficile de croire : déconnecté et comme évaporé de toute contingence terrestre, de toute connaissance du monde, cet athée résolu ne finira-il pas par réciter l’unique puérile prière qu’il sait ? Et certes, il n’avait rien prévu : c’est un benêt docte qui manque de ressources pour improviser face aux réalités actives de l’existence qu’il avait pourtant exactement augurées, incapable même de se défendre en définitive, trop éthéré pour descendre bien efficacement de ses méditations pourtant lucides au domaine de la société et donc de la vérité qui la contient ; Sixte, en somme, n’est pas un modèle crédible de philosophe, de vrai philosophe à la Nietzsche auquel Bourget voulait peut-être l’assimiler, il n’est qu’une allégorie de penseur qui ne saurait exister, d’autant moins crédible et plus impossible que, sa philosophie proposant d’explorer les tréfonds concrets de l’âme et y parvenant, il ne devrait pas être étonné, après tant de révélations qu’il fait sur sa cohérence, de la découvrir telle qu’il la dépeint, c’est-à-dire qu’il ne devrait pas se trouver tant déconcerté de se confronter avec la réalité telle qu’il la sait et qu’il la représente dans ses livres : si elle se trouve dans ses ouvrages, cette réalité, alors elle se trouve aussi déjà en son esprit, et il ne devrait pas tant la redouter ou s’en stupéfaire, puisqu’elle le confirme.

 

À suivre : Le scholar américain, Emerson.

 

***

 

« Un silence régnait dans cette pièce, coupé par le bruit des papiers froissés et par le craquement de la plume du greffier. Ce dernier se préparait à noter l’interrogatoire avec l’impersonnelle indifférence qui distingue les hommes habitués à jouer le rôle de machines dans les drames de la cour d’assises. Un procès pour eux ne se distingue pas plus d’un autre que pour un employé des pompes funèbres un mort ne se différencie d’un mort, ou pour un garçon d’hôpital un malade d’un malade.

— “Je vous épargnerai, monsieur”, dit enfin le juge, “les questions habituelles… Il y a des noms et des hommes qu’il n’est pas permis d’ignorer…” Le philosophe ne s’inclina même pas sous le compliment. — “pas d’usage du monde, pensa le magistrat ; “ce sera un de ces hommes de lettres qui croient devoir nous mépriser. ” Et tout haut : “J’arrive au fait qui a motivé la citation que j’ai dû vous adresser… Vous connaissez le crime dont est accusé le jeune Robert Greslou.

— “Pardon, monsieur”, interrompit le philosophe en quittant la position qu’il avait prise instinctivement pour écouter le juge, le coude sur le fauteuil, le menton sur la main et l’index sur la joue, comme dans les minutes de ses grandes méditations solitaires, “je n’en ai pas la moindre notion.”

— “Tous les journaux l’ont cependant rapporté, avec une exactitude à laquelle ces messieurs de la presse ne nous ont guère habitués…” répondit le juge, qui crut devoir répondre au dédain de la littérature pour la robe diagnostiqué chez le témoin par un peu de persiflage ; et à part lui : “Il dissimule… Pourquoi ?... Pour jouer au plus fin ?...  Comme c’est bête !”

 — “Pardon, monsieur”, dit encore le philosophe, “je ne lis jamais aucun journal.”

Le juge regarda son interlocuteur en faisant un “Ah !” où il entrait plus d’ironie que d’étonnement. “Bon”, pensa-t-il, “tu veux me faire poser, toi ; attends un peu…” Ce fut avec une certaine irritation dans la voix qu’il reprit :

— “Hé bien, monsieur, je vous résumerai donc l’accusation en quelques mots, tout en regrettant que vous ne soyez pas plus au courant d’une affaire qui peut intéresser gravement, très gravement, sinon votre responsabilité légale, au moins votre responsabilité morale…” Ici le philosophe dressa la tête avec une inquiétude qui réjouit le cœur du juge : “Attrape, mon bonhomme”, se dit-il. » (pages 88-89)

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