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Henry War
4 septembre 2021

Le scholar américain, Ralph Waldo Emerson, 1837

Le scholar américain

J’aime la raison rassise, distanciée, patiente et amicale d’Emerson, son sens profond, sa lucidité, son style net et recherché de métaphores éloquentes, à la fois intime et solennel, intègre et doux ; j’aime la façon dont ses textes signalent toujours une façon de discrétion et de rareté, de pragmatisme et de justesse généralisante, de vérité calme, d’étude et de littérature ; j’aime son sens des grands enjeux, sa considération pour la vitalité et pour le devoir humain d’être accompli et dense, sa conception simple et aéré de la solitude comme condition de l’élévation, son détachement des préceptes purement livresques, sa vision d’une individualité de référence et de hauteur, son appréciation de la vie comme nécessité d’un profit intérieur et supérieur, d’un perpétuel gain de soi, de cette digne exigence ; j’aime qu’il ait été le père spirituel de Nietzsche au point que certains de ses articles semblent des canevas théoriques du philosophe allemand. On le connaît mal en France, mais le Français ne connaît pas grand monde en dehors de ses patrimoines rabâchés et de ses vedettes contemporaines, voilà pourquoi ni Emerson ni Thoreau ne sont fort publiés ici et pourquoi il faut chercher leur traduction chez des éditeurs canadiens, comme Triptyque, où leur parole résonne d’une autre manière, plus prochaine, en quelque sorte.

Le scholar américain est la transcription d’un discours prononcé en 1837 à l’université Harvard de Cambridge, qui vise à sagement réveiller les consciences états-uniennes en fixant le devoir d’une intelligence saine et complète. « Il faut être une nation d’individus nouvellement indépendants et créatifs, et pas juste une nation nouvellement créée et indépendante mais sans contenu d’individus » : c’est, ainsi résumée, la thèse d’Emerson, qui engage le citoyen à une discipline assidue de travail, à une identité et à une distinction mentale et morale, sans quoi la révolution américaine demeurerait incomplète faute de produire un vrai type, actif et novateur, d’esprit national. À peu près en même temps, Tocqueville prétendait que les États-Unis étaient incapables de réaliser de l’art parce que l’uniformité des mentalités, imposée par une démocratie au caractère tyrannique, ne permettait pas de sortir du convenu, et que c’est justement cette échappée des pensées majoritaires qui caractérise l’essence de la littérature. Emerson galvanise et mobilise contre cette tendance au conformisme, distillant ensemble quelque nationalisme et non moins d’universalisme, et sollicitant des alliés vigilants de l’intellect ; aussi fournit-il un guide général de la personnalité et de l’excellence.

Certes, je n’ai guère appris, à lire ce programme, depuis mes lectures antérieures ; mais j’y ai retrouvé condensée l’exigence avec laquelle Emerson conjuguait supérieurement le verbe « être », et je déplore qu’un ouvrage comptant 209 page ne contienne que 30 pages du discours éponyme, non sans fautes – le reste consiste en une introduction simple et sincère, agréable quand elle est personnelle mais souvent inutilement allongée de références explicitant le terme et l’enjeu de ce Scholar, plus 20 pages d’extraits des journaux d’Emerson dont l’auteur reprit les passages pour son discours, plus une postface intéressante mais un peu déplacée interrogeant l’identité de la population francophone en Amérique, étude où les citations de maints pédants du siècle dernier, comme des Sartre ou des Deleuze, tendent à créer chez moi une prévention défavorable, et c’est vrai que ce travail méritait, pour être efficace et direct, une réduction au moins de moitié –, néanmoins c’est un air d’altitude et vivifiant que cet Emerson, un texte fondamental de l’esprit de clarté et de distance, un supérieur ouvrage d’appréciations élégantes et de pertinences judicieuses, une sorte d’indispensable de bibliothèque saine que l’on peut et qu’on doit pouvoir aller retrouver par moments pour se remettre la tête en bel et bon ordre après les imbécillités contemporaines obsédantes et contagieuses qu’on débite dans nos assemblées et dans nos livres, manière ainsi, dans un réflexe salutaire de solitude et de recul, de recouvrer la proximité de la grandeur dans l’espérance que son contact nous imprègne et reconditionne. Emerson est en cela une boussole et une pierre de touche : tout ce qui est réfléchi devrait avoir au moins la vague saveur d’un ouvrage d’Emerson.

 

À venir : Le Seigneur de Katmandou, Chazot.

 

***

 

« Longtemps [le scholar] doit-il ravaler ses paroles ; souvent doit-il renoncer à la compagnie des vivants et n’avoir celle que des morts. Pire encore, il doit accepter – ô combien souvent ! – la pauvreté et la solitude. Au lieu de s’abandonner à la facilité et à la jouissance de marcher dans les sentiers battus, de suivre les modes, d’agir comme l’exigent l’éducation et la religion de la société, il s’impose le chemin de croix qui consiste à définir soi-même sa propre route, sur laquelle il croise évidemment le doute de soi, la langueur, les fréquentes incertitudes et les pertes de temps qui embroussaillent de ronces et de chardons le chemin de sa confiance en soi et de l’autonomie, pour se voir entouré par l’hostilité virtuelle du milieu où il se trouve, particulièrement lorsque ce milieu est celui de gens instruits. Que reçoit-il en retour de ses privations et de ce mépris ? Sa consolation sera de pouvoir exercer les plus hautes fonctions de la nature humaine. Il est celui qui s’élève au-dessus des considérations personnelles pour respirer et vivre de pensées illustres et générales. Il est l’œil du monde. Il est le cœur du monde. Il doit résister à la vulgaire prospérité par laquelle tout retourne toujours à la barbarie, cela en œuvrant à la préservation et à la communication de sentiments héroïques, de nobles biographies, de vers mélodieux et des conclusions de l’histoire. Quels que soient les oracles par lesquels, dans l’urgence comme aux heures les plus solennelles, le cœur humain a commenté la valeur du monde des actions – il sera à leur écoute et il s’en fera l’écho. Et quel que soit le nouveau verdict que, depuis son inviolable siège, la Raison prononce à l’égard des hommes et des événements éphémères de l’actualité, il l’entendra et le mettra en vigueur.

Telles étant ses fonctions, il se doit d’avoir pleine confiance en lui-même et de ne jamais céder face à la rumeur populaire. » (pages 82-83)

 

« Je crois que l’homme a été trompé ; il s’est trompé lui-même. Il a presque éteint la lumière qui peut lui permettre de renouer avec ce qui constitue ses prérogatives. On ne tient plus compte des hommes. Dans l’histoire comme dans le monde contemporain, les hommes font figures d’insectes, d’un menu fretin qu’on appelle “la masse” et “le troupeau”. Par siècle, par millénaire, on compte un ou deux hommes – c’est-à-dire une ou deux approximations de ce que chaque homme devrait être. » (page 87)

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