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Henry War
23 septembre 2021

Hypothèse sur la générosité comme compensation

Un don : voilà qui semble toujours la traduction en acte d’une culpabilité. Il n’existe pas de générosité pure, on achète toujours quelque chose par « altruisme, » principalement la bonne conscience – la rigueur ou le sacrifice occasionné par le don est la contrepartie du soulagement qui en résulte. Ces prémices doivent être regardées comme rarement réfragables tant l’analyse de l’expérience, davantage que mon désir putatif de « saccager la pureté du Bien », les confirme toujours. Toute action dite « bonne » naît du sentiment d’être redevable, de l’impression d’un devoir de réparation ou d’une reconnaissance plus ou moins exacerbée de son infériorité, que confère par exemple la douce fortune, un confort privilégié, ou même le malheur d’autrui dont on pense qu’il faut se repentir pour équilibrer la quantité de bien et de mal de l’univers et pour compenser l’illégitime de sa tranquillité, selon la puérile doctrine de la compassion chrétienne et du secours aux miséreux – les moines croyaient, en se retirant et en priant, atténuer les vices du siècle entier. C’est sans parler du désir de s’attirer la quiète estime d’une bonne conscience qui vaut, pour soi comme pour le moine, une façon de béatitude détachée : je suis en paix parce que j’ai fait mon œuvre, et, ayant accompli ma part de bien humain, je suis donc bien en reste.

Or, s’il est un trait commun à tous les « généreux », c’est l’inappréciable, l’insensible, l’inexplicable de leur générosité : ils n’indiquent jamais la raison de leurs bontés, c’est-à-dire qu’ils n’argumentent jamais là-dessus, avec développements logiques et recherche des causes, particulièrement sur ce point – il est vrai qu’à peu près tout sujet les laisse également sans avis ferme, mais ils sont là incapables de seulement dire un mot sur leurs motivations au don sans recourir à des symboles, eux qui pourtant, en toute autre chose, sont des symboles évidents de paresse et d’étroitesse. Je prétends que tout ce qui est indicible comme ici est en réalité tabou, que ce qui est tabou réalise une dissimulation, et que ce qui dissimule est entaché d’insincérité ou de fausseté, même inconsciemment. Ne pas vouloir ou savoir dire est toujours l’indice d’une répugnance à révéler ou à chercher des explications, car même l’esprit simple parvient toujours à trouver des idées et des expressions simples pour se justifier, mais on pressent en l’occurrence que les mots ne seront pas favorables, et c’est alors qu’on fait valoir la « magie », le « mystère » ou « l’âme », ainsi que tous prétextes d’une nature insaisissable à autrui aussi bien qu’à ceux qui les avancent et s’en targuent. Je ne doute pas de l’explication selon laquelle le sentiment de faire le bien suffit à se sentir meilleur – ce bienfait qu’on s’octroie contre une moindre contrainte est en soi un immense réconfort, un marché très avantageux et fort profitable à la conscience –, mais j’en infère aussi une autre conclusion, des plus méthodiques et conséquentes :

Celui qui a besoin de faire le bien d’une façon spécifique, par telle action particulière et circonscrite, devine qu’il est insuffisant à le faire par des biais généraux, par d’autres moyens courants, notamment pas des œuvres quotidiennes : il lui faut de l’inhabituel et du ponctuel pour se sentir absout ou pour se croire contribuable du bien universel. C’est donc que son travail ordinaire de ne lui semble pas déjà un motif de bien, une action bonne, autrement cette personne n’œuvrerait pas à compléter ou à pallier ce manque en dispensant ailleurs ses bonnes actions, car elle aurait assez de son métier pour se constituer une bonne conscience. En somme, je pose comme une hypothèse extrêmement cohérente psychologiquement que celui qui « fait un acte généreux » sait intrinsèquement que son travail – c’est-à-dire que l’essentiel du temps de sa vie – ne propose aucun bienfait majeur, direct ou indirect, et que c’est pour cela précisément qu’il ressent le besoin de compenser son inaction et son absence d’influence positive par quelque fait « exceptionnel ». Ainsi, il faut admettre qu’un être généreux de manière bénévole a des raisons de se trouver inutile professionnellement, et il le sait tant qu’il s’en sent, en loin, coupable.

Cette hypothèse se trouve confirmée par le fait souvent constaté que les individus qui se savent excellents dans leur travail et ainsi qui mesurent, objectivement ou par comparaison, les avantages qu’ils apportent à leur employeur ou procurent à leurs bénéficiaires, sont ceux qui éprouvent le moins de scrupule à ne pas donner, ou, pour le dire à l’inverse, qui se consacrent le moins à des œuvres « caritatives » et même qui ne craignent pas de les dénigrer : ils ont déjà accompli leur bonne action même rémunérée, ils se sentent quittes, fiers de leur apport, ils ont à leur conscience « prouvé leur générosité », et peu importe si c’est à tort ou à raison pourvu, quant à la motivation du bien, que ce sentiment existe et les dispense de se juger « incomplets en bonté ». Toute demande qu’on leur adresse alors pour réaliser encore une « bonté », comme ils se sont déjà efforcés pour la satisfaire au sein de leur travail, leur paraît illégitime et abusive : ils croient déjà donner plus que strictement ce pour quoi ils sont payés, et ils ne s’estiment nulle dette, aucune lacune éthique, ils sont sans culpabilité, quel que soit l’intérêt financier qu’ils ont à accomplir ce bien. Car on peut tout à fait estimer que l’argent qu’on reçoit pour une tâche ne signifie pas qu’elle soit dénuée de bienfaits pour autrui, y compris de bienfaits importants au-delà du salaire qu’on touche pour les réaliser ; et d’ailleurs, si l’on y regarde de près, on trouvera que toute profession exercée avec excellence implique de répandre quantité de satisfactions et de bienfaits. Seulement, qui croirait, à voir comme le Contemporain travaille, que son salaire compense ou absorbe cette vertu dispensée ? je veux dire qu’on voit bien de nos jours comme le salaire ne dépend presque jamais de l’efficacité au travail, de l’exigence ou du mérite, et que deux employés rémunérés à l’identique ne rendent presque jamais la même quantité d’effort ! Quelqu’un qui maintiendrait constamment le souci de sa performance au sein de son emploi, comment ne prodiguerait-il pas, au moins par comparaison avec ses collègues, une multitude de bienfaits supérieurs sur tous ceux qui reçoivent l’avantage de son action ? Et aussi, comment ne se jugerait-il pas au moins quelque peu méritant ? Ceci dit, il est vrai qu’on doit pouvoir être un excellent professionnel sans se savoir excellent, en ignorant notamment l’exceptionnel des bienfaits qu’on prodigue à défaut justement de se comparer, et c’est pourquoi toute doctrine de l’altruisme se fonde sur l’humilité : si vous ne vous sentez pas déjà dignes moralement, si vous n’estimez pas déjà dispenser votre dû, si vous ne vous croyez pas déjà distribuer des faveurs au quotidien et en cela vous distinguer par quelque supériorité, alors seulement vous serez tentés d’être généreux d’autre part. Si vous ne vous sentez pas bon, ni utile aux autres, ni vraiment actif dans l’épreuve de vos facultés – et comment ne serait-ce pas effectivement le cas si vous êtes un Contemporain, à savoir quelqu’un qui travaille sans recul, uniquement pour atteindre des objectifs irréfléchis et avec une grande économie d’efforts physiques et intellectuels –, alors vous chercherez par quelque autre action, extérieure au travail, à atténuer le sentiment de votre insuffisance, car votre bonté doit s’épancher d’une façon ou d’une autre afin que vous ayez pour vous-même de l’estime morale, je veux dire qu’il faut, pour votre propre contentement, que vous vous sentiez faire le bien pour ne pas vous mépriser, pour vous rassurer d’être bon en quelque petite chose à défaut de votre action majoritaire et principale. C’est alors que faire le bien « ailleurs » devient un besoin, votre besoin, parce que vous manquez cruellement à vous-même de preuves de moralité : le sentiment de votre devoir et de votre incomplétude normale – paresse, facilité, ennui – vous communique le désir d’une positivité. Alors, vous vous pressez d’agir dans telle association ou de dispenser des dons parce que vous soupçonnez que dans votre profession telle que vous l’exécutez, c’est-à-dire si mal, vous n’apportez presque aucun bien ou ne contribuez environ à personne.

Plus encore : il faut songer que toute véritable et sincère éthique, c’est-à-dire que toute loi intérieure relative au bien, n’est établie que par réflexion ou par pratique ; en somme, pour situer le bien (fût-ce même son bien, je veux dire le bien selon soi-même), on doit se servir ou de l’impulsion d’une idée profonde ou de l’inertie des expériences ; or, quant à la cogitation sur de tels ordres de grandeur le Contemporain en est évidemment dépourvu, et comme il ne fait couramment rien de juste par quoi il pourrait seulement songer à des variétés du bien, il continue d’ignorer tout critère d’action morale ; il entretient par là-même l’ignorance du sentiment le plus personnel du bien en faveur d’unanimités morales, se contentant des formes traditionnelles de l’action vertueuse. En ceci, plus une société adhère aux usages de la bonté, plus elle démontre que ses citoyens n’ont pas de principes, notamment au sein de leur profession puisque c’est à cet endroit où, disons, au moins, ils devraient penser à faire quelque chose de bien.

C’est pourquoi, en tout premier lieu, ces œuvres bonnes sont occupées par des inactifs, chômeurs ou retraités, puis en second lieu par ceux parmi les actifs qui se sentent équivalents moralement à des inactifs, c’est-à-dire, aujourd’hui, presque tout le monde. On est « généreux » ou parce qu’on ne travaille plus avec efficacité faute d’exercer une profession, ou parce qu’on travaille sans se reconnaître in petto de valeur c’est-à-dire sans souci de performance. Au fond, un généreux est toujours un inactif qui se reconnaît sans l’avouer – je ne saurais m’abstenir de l’écrire ainsi en dépit de l’apparente cruauté de la tournure parce que c’est, je crois, absolument logique, et inédit en quelque sorte. Je ne trouve pas le maillon faible à la chaîne de déduction qui me conduit à cette conclusion. C’est un raisonnement parfait, et je jure que ça me surprend moi-même.

En somme, plus il y a de générosité en-dehors du travail, de volonté de faire le bien par ailleurs, moins le travailleur se sait bon, c’est-à-dire moins il est simplement professionnel au sens strict puisque déjà il ne se sent pas assez utile lui-même, ne voyant pas quel bien il apporte ; il éprouve la nécessité de se démontrer qu’il peut faire autrement de bonnes actions.

Corollaire final : notre époque de si grande et universelle générosité, si déclarée toujours en-dehors du travail, est une ère d’inédite incompétence professionnelle inconsciemment sue – et, à présent, irréfutablement démontrée telle.

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